Sur la pierre blanche/VI

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Calmann-Lévy (p. 317-320).










VI





Quand Hippolyte Dufresne eut achevé sa lecture, ses amis lui adressèrent les félicitations convenables.

Nicole Langelier, lui appliquant les paroles de Critias à Triéphon :

— Tu sembles, lui dit-il, avoir dormi sur la pierre blanche, au milieu du peuple des songes, puisque tu as fait un si long rêve durant une nuit si courte.

— Il n’est pas probable, dit Joséphin Leclerc, que l’avenir soit tel que vous l’avez vu. Je ne souhaite pas l’avènement du socialisme, mais je ne le crains pas. Le collectivisme au pouvoir serait tout autre chose qu’on ne s’imagine. Qui donc a dit, reportant sa pensée au temps de Constantin et des premières victoires de l’Église : « Le christianisme triomphe. Mais il triomphe aux conditions imposées par la vie à tous les partis politiques et religieux. Tous, quels qu’ils soient, ils se transforment si complètement dans la lutte, qu’après la victoire, il ne leur reste d’eux-mêmes que leur nom et quelques symboles de leur pensée perdue. »

— Faut-il donc renoncer à connaître l’avenir ? demanda M. Goubin.

Mais Giacomo Boni, qui en creusant quelques pieds de terre était descendu de l’époque actuelle à l’âge de la pierre :

— En somme l’humanité change peu, dit-il. Ce qui sera c’est ce qui fut.

— Sans doute, répliqua Jean Boilly, l’homme, ou ce que nous appelons l’homme, change peu. Nous appartenons à une espèce définie. L’évolution de l’espèce est forcément comprise dans la définition de l’espèce. Elle ne comporte pas d’infinies metamorphoses. On ne peut concevoir l’humanité après sa transformation. Une espèce transformée est une espèce disparue. Mais quelle raison avons-nous de croire que l’homme est le terme de l’évolution de la vie sur la terre ? Pourquoi supposer que sa naissance a épuisé les forces créatrices de la nature, et que la mère universelle des flores et des faunes, après l’avoir formé, devint à jamais stérile ? Un philosophe naturaliste, qui ne s’effraie point de sa propre pensée, H.-G. Wells, a dit : « L’homme n’est pas final. » Non, l’homme n’est ni le principe ni la fin de la vie terrestre. Avant lui, sur le globe, des formes animées se multiplièrent au fond des mers, dans le limon des plages, dans les forêts, les lacs, les prairies et sur les montagnes chevelues. Après lui des formes nouvelles se développeront encore. Une race future sortie, peut-être, de la nôtre, n’ayant, peut-être, avec nous aucun lien d’origine, nous succédera dans l’empire de la planète. Ces nouveaux génies de la terre nous ignoreront ou nous mépriseront. Les monuments de nos arts, s’ils en découvrent des vestiges, n’auront point de sens pour eux. Dominateurs futurs, dont nous ne pouvons pas plus deviner l’esprit, que le palæopithèque des monts Siwalik n’a pu pressentir la pensée d’Aristote, de Newton et de Poincaré.

FIN