Sur la pierre blanche/V. Par la porte de corne ou par la porte d’ivoire

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V



PAR LA PORTE DE CORNE


OU PAR LA PORTE D'IVOIRE




Il était environ une heure du matin. Avant de me coucher, j’ouvris ma fenêtre et j’allumai une cigarette. Le bourdonnement d’un auto qui passait sur l’avenue du Bois de Boulogne traversa le silence. Les arbres rafraîchissaient l’air en secouant leurs têtes sombres. Nul bruit d’insecte, nulle rumeur vivante ne montait du sol stérile de la ville. La nuit était illustrée d’étoiles. Leurs feux, dans la transparence de l’air, mieux que par les autres nuits, apparaissaient diversement colorés. Le plus grand nombre brû lait à blanc. Mais il y en avait de jaunes et d’orangées, comme les flammes des lampes mourantes. Plusieurs étaient bleues et j’en vis une d’un bleu si pâle, si limpide et si doux, que je n’en pouvais détourner ma vue. Je regrette de ne pas savoir comment on l’appelle, mais je m’en console en pensant que les hommes ne donnent pas aux étoiles leur vrai nom.

Songeant que chacune de ces gouttes de lumière éclaire des mondes, je me demande si, comme notre soleil, elles n’éclairent pas aussi d’innombrables souffrances et si la douleur ne remplit pas les abîmes du ciel. Nous ne pouvons juger les mondes que par le nôtre. Nous ne connaissons la vie que dans les formes qu’elle revêt sur la terre et, à supposer même que notre planète soit des moins bonnes, nous n’avons guère de raisons de croire que tout aille bien dans les autres, ni que ce soit un bonheur de naître sous les rayons d’Altaïr, de Betelgeuse ou de l’ardent Sirius, quand nous savons quelle fâcheuse affaire c’est que d’ouvrir les yeux sur la terre à la clarté de notre vieux soleil. Ce n’est pas que je trouve mon sort mauvais, comparé au sort des autres hommes. Je n’ai ni femme ni enfant. Je n’ai ni amour ni maladie. Je ne suis pas très riche, je ne vais pas dans le monde. Je suis donc parmi les heureux. Mais les heureux ont peu de joie. Quel est donc le sort des autres ! Les hommes sont vraiment à plaindre. Je n’en fais pas de reproches à la nature : on ne peut pas causer avec elle ; elle n’est pas intelligente. Je ne m’en prendrai pas non plus à la société. Il n’y a pas de bon sens à opposer la société à la nature. Il est aussi absurde d’opposer la nature des hommes à la société des hommes que d’opposer la nature des fourmis à la société des fourmis, la nature des harengs à la société des harengs. Les sociétés animales résultent nécessairement de la nature animale. La terre est la planè te où l’on mange, la planète de la faim. Les animaux y sont naturellement avides et féroces. Seul, le plus intelligent de tous, l’homme, est avare. L’avarice est jusqu’ici la première vertu des sociétés humaines et le chef-d’œuvre moral de la nature. Si je savais écrire, j’écrirais un éloge de l’avarice. A la vérité, ce ne serait pas un livre très nouveau. Les moralistes et les économistes l’ont fait cent fois. Les sociétés humaines ont pour fondement auguste l’avarice et la cruauté.

Dans les autres univers, dans ces mondes innombrables de l’éther, en est-il ainsi ? Toutes les étoiles que je vois éclairent-elles des hommes ? Est-ce qu’on mange, est-ce qu’on s’entre-dévore par l’infini ? Ce doute me trouble et je ne puis regarder sans effroi cette rosée de feu suspendue dans le ciel.

Mes pensées peu à peu se font plus douces et plus claires, et l’idée de la vie, dans sa sensualité tour à tour violente et suave, me redevient aimable. Je me dis que parfois la vie est belle. Car sans cette beauté, comment verrions-nous ses laideurs et comment croire que la nature est mauvaise sans croire en même temps qu’elle est bonne ?

Depuis quelques instants, les phrases d’une sonate de Mozart suspendent dans l’air leurs colonnes blanches et leurs guirlandes de roses. J’ai pour voisin un pianiste qui joue la nuit du Mozart et du Gluck. Je referme ma fenêtre et tout en faisant ma toilette je réfléchis aux incertains plaisirs que je pourrai me donner demain ; et tout à coup je songe que je suis invité, depuis une semaine déjà, à déjeuner au Bois ; je crois vaguement me rappeler que c’est pour le jour qui vient. Afin de m’en assurer, je cherche la lettre d’invitation qui est restée ouverte sur ma table. La voici :

16 septembre 1903.
« Mon vieux Dufresne,
Fais-moi le plaisir de venir déjeuner avec… etc., etc., samedi
prochain, 23 septembre 1903, etc., etc. »

C’est demain.

Je sonnai mon valet de chambre :

— Jean, vous me réveillerez demain à neuf heures.

Et précisément demain, 23 septembre 1903, j’aurai trente-neuf ans accomplis. D’après ce que j’ai déjà vu en ce monde, je puis me figurer à peu près ce que j’y verrai encore. Ce sera probablement un médiocre spectacle. Je puis prédire à coup sûr les propos de table qui seront tenus demain au restaurant du Bois. Il y sera dit certainement : « Moi je fais du soixante à l’heure.— Blanche a un sale caractère ; mais elle ne me trompe pas, ça j’en suis sûr.— Le ministère prend le mot d’ordre des socialistes.— Les petits chevaux, à la longue, c’est rasant. Il n’y a encore que le bac.— Les ouvriers auraient bien tort de se gêner : le gouvernement leur donne toujours raison.— Je te parie qu’Êpingle-d’Or battra Ranavalo. — Moi, ce qui me passe, c’est qu’il ne se trouve pas un général pour balayer toute cette fripouille.— Qu’est-ce que vous voulez ? La France est vendue par les Juifs à l’Angleterre et à l’Allemagne. » Voilà ce que j’entendrai demain ! Voilà les idées politiques et sociales de mes amis, les arrière-petits-fils de ces bourgeois de Juillet, princes de l’usine et de la forge, rois de la mine, qui surent maîtriser et asservir les forces de la Révolution. Mes amis ne me paraissent pas capables de conserver longtemps l’empire industriel et la puissance politique que leur ont laissés leurs aïeux. Ils ne sont pas très intelligents, mes amis. Ils n’ont pas beaucoup travaillé de la tête. Moi non plus. Jusqu’ici je n’ai pas fait grand’chose dans la vie. Je suis comme eux un oisif et un ignorant. Je ne me sens capable de rien et si je n’ai pas leur vanité, si ma cervelle n’est pas garnie de toutes les sottises qui encombrent la leur, si je n’ai pas, comme eux, la haine et la peur des idées, cela tient à une circonstance particulière de ma vie. Mon père, gros industriel et député conservateur, m’a donné, quand j’avais dix-sept ans, un jeune répétiteur timide et silencieux, qui avait l’air d’une fille. En me préparant au baccalauréat, il organisait la Révolution sociale en Europe. Il était d’une douceur charmante. On l’a beaucoup mis en prison. Il est maintenant député. Je lui copiais ses appels au prolétariat international. Il me fit lire toute la bibliothèque socialiste. Il m’enseigna des choses qui toutes n’étaient pas croyables ; mais il me fit ouvrir les yeux sur ce qui se passait autour de moi ; il me démontra que tout ce que notre société honore est méprisable et que tout ce qu’elle méprise est estimable. Il me poussait à la révolte. Je conclus au contraire de ses démonstrations qu’il faut respecter le mensonge et vénérer l’hypocrisie, comme les deux plus sûrs appuis de l’ordre public. Je restai conservateur. Mais mon âme s’emplit de dégoût.

Tandis que je m’endors, presque imperceptibles, ça et là, quelques phrases de Mozart me parviennent encore et me font songer à des temples de marbre dans des feuillages bleus.

Il faisait grand jour quand je me réveillai. Je m’habillai beaucoup plus vite qu’à l’ordinaire. Ignorant moi-même la cause de cette hâte, je me trouvai dehors sans trop savoir comment. Ce que je vis alors autour de moi me causa une surprise qui suspendit toutes mes facultés de réflexion ; et c’est grâce à cette impossibilité de réfléchir que ma surprise ne s’accrut point, mais demeura fixe et tranquille. Sans aucun doute elle serait devenue bientôt démesurée et se serait changée en stupeur et en épouvante, si j’avais gardé l’usage de mon esprit, tant le spectacle que j’avais sous les yeux était différent de ce qu’il devait être. Tout ce qui m’entourait m’était nouveau, inconnu, étranger. Les arbres, les pelouses que je voyais tous les jours, avaient disparu. Où, la veille, s’élevaient les hautes bâtisses grises de l’avenue, maintenant s’étendait une ligne capricieuse de maisonnettes de brique, entourées de jardins. Je n’osai me retourner pour voir si ma maison existait encore et j’allai droit vers la porte Dauphine. Je ne la trouvai plus. A cet endroit le Bois était changé en village. Je pris une rue qui était, à ce qu’il me parut, l’ancienne route de Suresnes. Les maisons qui la bordaient, d’un style étrange et d’une forme nouvelle, trop petites pour être habitées par des gens riches, étaient pourtant ornées de peintures, de sculptures et de faïences éclatantes. Elles étaient surmontées d’une terrasse couverte. Je suivais cette voie agreste dont les courbes produisaient des perspectives charmantes. Elle était coupée obliquement par d’autres voies sinueuses. Il ne passait ni trains, ni autos, ni voitures d’aucune sorte. Des ombres couraient sur le sol. Je levai la tête et vis de vastes oiseaux et des poissons énormes glisser rapidement en foule dans l’air, qui semblait à la fois un ciel et un océan. Près de la Seine, dont le cours était changé, je rencontrai une compagnie d’hommes vêtus de blouses courtes nouées à la ceinture et chaussés de hautes guêtres. Vraisemblablement, ils étaient en habits de travail. Mais leur allure était plus légère et plus élégante que celle de nos ouvriers. Je m’aperçus qu’il y avait des femmes parmi eux. Ce qui m’avait empêché de les distinguer tout d’abord, c’est qu’elles étaient vêtues comme les hommes et qu’elles avaient les jambes droites et longues et, à ce qu’il me sembla, les hanches étroites de nos Américaines. Bien que ces gens n’eussent pas du tout l’air farouche, je les regardai avec effroi. Ils me paraissaient plus étrangers qu’aucun des innombrables inconnus que j’avais jusque-là rencontrés sur la terre. Pour ne plus voir un visage humain, je m’engageai dans une ruelle déserte. Et bientôt j’atteignis un rond-point planté de mâts où flottaient des oriflammes rouges, portant ces mots en lettres d’or : FÉDÉRATION EUROPÉENNE. Des affiches étaient suspendues au pied de ces mâts dans de grands cadres ornés d’emblèmes pacifiques. C’était des avis relatifs à des fêtes populaires, à des prescriptions légales, à des travaux d’intérêt public.

Il y avait aussi des horaires de ballons et une carte des courants atmosphériques dressée le 28 juin de l’an 220 de la fédération des peuples. Tous ces textes étaient imprimés en caractères nouveaux et dans un langage dont je ne comprenais pas tous les mots. Tandis que j’essayais de les déchiffrer, les ombres des innombrables machines qui traversaient l’air passaient sur mes yeux. Une fois encore je levai la tête et dans ce ciel méconnaissable, plus peuplé que la terre, que fendaient les gouvernails et que battaient les hélices, vers qui montait de l’horizon un cercle de fumée, je vis le soleil. J’eus envie de pleurer en le voyant. C’était la seule figure connue que j’eusse encore rencontrée depuis le matin. A sa hauteur je jugeai qu’il était environ dix heures avant midi. Tout à coup je fus enveloppé par une seconde troupe d’hommes et de femmes, qui avait la contenance et le costume de la première. Je me confirmai dans cette impression que les femmes, bien qu’il s’en trouvât de fort épaisses et de très sèches et aussi beaucoup dont on ne pouvait rien dire, offraient en grand nombre un aspect d’androgynes. Le flot passa. La place redevint subitement déserte, comme nos quartiers suburbains qu’animé seule la sortie des ateliers. Resté devant les affiches, je relus cette date : 28 juin de l’an 220 de la fédération européenne. Qu’est-ce que cela signifiait ? Une proclamation du Comité fédéral, à l’occasion de la fête de la terre, me fournit à propos des données utiles pour l’intelligence de cette date. Il y était dit : « Camarades, vous savez comment, en la dernière année du XXe siècle, le vieux monde s’abîma dans un cataclysme formidable et comment, après cinquante ans d’anarchie, s’organisa la fédération des peuples de l’Europe… » L’an 220 de la fédération des peuples, c’était donc l’an 2270 de l’ère chrétienne, le fait était certain. Il restait à l’expliquer. Comment me trouvais-je tout à coup en l’an 2270 ?

J’y songeais en marchant au hasard.

— Je n’ai pas, que je sache, me disais-je, été conservé durant tant d’années à l’état de momie, comme le colonel Fougas. Je n’ai pas conduit la machine par laquelle M. H.-G. Wells explore le temps. Et si c’est en dormant, à l’exemple de William Morris, que j’ai sauté trois siècles et demi, je ne puis le savoir, puisqu’en rêvant on ignore qu’on rêve. Je crois, de très bonne foi, que je ne dors pas.

Tout en faisant ces réflexions et d’autres qu’il est inutile de rapporter, je suivais une longue rue bordée de grilles derrière lesquelles souriaient, dans le feuillage, des maisons roses, de formes variées, mais toutes également petites. Je voyais parfois s’élever dans la campagne de vastes cirques d’acier, couronnés de flammes et de fumée. Une épouvante planait sur ces régions innommables et l’air vibrant du vol rapide des machines retentissait douloureusement dans ma tête. La rue conduisait à une prairie semée de bouquets d’arbres et coupée de ruisseaux. Des vaches y paissaient. Tandis que mes yeux goûtaient cette fraîcheur, je crus voir devant moi, sur une route lisse et droite, courir des ombres. Leur vent, en passant, me frappa le visage. Je m’aperçus que c’étaient des trams et des autos transparents de vitesse.

Je traversai la route sur une passerelle et cheminai longtemps par les prés et les bois. Je me croyais en pleine campagne quand je découvris un vaste front de maisons brillantes qui bordaient le parc. Bientôt je me trouvai devant un palais d’une architecture légère. Une frise sculptée et peinte, représentant un festin nombreux, s’étendait sur la vaste façade. J’aperçus, à travers les baies vitrées, des hommes et des femmes assis dans une grande salle claire, autour de longues tables de marbre, chargées de jolies faïences peintes. J’entrai, pensant que c’était un restaurant. Je n’avais pas faim, mais j’étais las, et la fraîcheur de cette salle, ornée de guirlandes de fruits, me semblait délicieuse. Un homme qui se tenait à la porte me réclama mon bon, et comme j’avais l’air embarrassé :

— Je vois, compagnon, que tu n’es pas d’ici. Comment voyages-tu sans bons ? J’en suis fâché, mais il m’est impossible de te recevoir. Va trouver le délégué à l’embauchage ; ou, si tu es infirme, adresse-toi au délégué à l’assistance.

Je déclarai que je n’étais nullement infirme et je m’éloignai. Un gros homme, qui dans le même moment sortait le cure-dents aux lèvres, me dit avec obligeance :

— Camarade, tu n’as pas besoin de t’adresser au délégué à l’embauchage. Je suis délégué à la boulangerie de la section. Il manque un camarade. Viens avec moi. Tu travailleras tout de suite.

Je remerciai le gros compagnon, l’assurai de ma bonne volonté, objectant toutefois que je n’étais pas boulanger.

Il me regarda avec un peu de surprise et me dit qu’il voyait que j’aimais la plaisanterie.

Je le suivis. Nous nous arrêtâmes devant un immense bâtiment de fonte, précédé d’une porte monumentale, sur le fronton de laquelle deux géants de bronze étaient accoudés, le Semeur et le Moissonneur. Leurs corps exprimaient la force sans l’effort. Sur leurs visages brillait une fierté tranquille, et ils portaient haut la tête, bien différents en cela des sauvages travailleurs du flamand Constantin Meunier. Nous pénétrâmes dans une salle haute de plus de quarante mètres, où, parmi de légères poussières blanches, avec un bruit vaste et tranquille, des machines travaillaient. Sous le dôme métallique, des sacs s’offraient d’eux-mêmes au couteau qui les éventrait ; la farine qu’ils perdaient tombait dans des cuves où de larges mains d’acier la pétrissaient, et la pâte coulait dans des moules qui, dès qu’ils étaient pleins, couraient s’enfourner sans aide dans un four vaste et profond comme un tunnel. Cinq ou six hommes au plus, immobiles dans ce mouvement, surveillaient le travail des choses.

— C’est une vieille boulangerie, me dit mon compagnon. Elle produit à peine quatrevingt mille pains par jour, et ses machines trop faibles occupent trop de monde. Ça ne fait rien. Monte à l’arrivage.

Je n’eus pas le temps de demander des ordres plus explicites. Un ascenseur m’avait porté sur la plate-forme. J’y étais à peine arrivé qu’une sorte de baleine volante vint se poser près de moi et déchargea des sacs. Cette machine n’était montée par aucun être vivant. J’y fis grande attention. Je suis sûr qu’il n’y avait pas de mécanicien dans cette machine. D’autres baleines volantes vinrent avec d’autres sacs, qu’elles déchargeaient et qui se livraient l’un après l’autre au couteau qui les ouvrait. Les hélices tournaient, le gouvernail fonctionnait. Il n’y avait personne au timon, personne dans la machine. J’entendais au loin le léger bruit d’un vol de guêpe, puis la chose grossissait avec une rapidité surprenante. Elle avait l’air bien sûre d’elle, mais mon ignorance de ce qu’il y aurait à faire, si pourtant elle se trompait, me donnait le frisson. Je fus plusieurs fois tenté de demander à descendre. Une honte humaine m’en empêcha. Je demeurai à mon poste. Le soleil baissait à l’horizon et il était environ cinq heures quand on m’envoya l’ascenseur. La journée était finie. Je reçus un bon de vivres et de logement.

Le gros camarade me dit :

— Tu dois avoir faim. Si tu veux souper à la table publique, tu le peux. Si tu veux manger seul dans ta chambre, tu le peux également. Si tu préfères manger chez moi avec quelques camarades, dis-le tout de suite. Et je vais téléphoner à l’atelier culinaire pour qu’on t’envoie ta part. Ce que je t’en dis est pour te mettre à l’aise. Car tu sembles désorienté. Tu viens de loin sans doute. Tu n’as pas l’air débrouillard. Aujourd’hui tu as eu un travail facile. Mais ne crois pas qu’on gagne ici tous les jours sa vie à si bon compte. Si les rayons Z qui gouvernaient les ballons avaient mal fonctionné, comme il arrive parfois, tu aurais eu plus de peine. Quel est ton métier ? Et d’où viens-tu ?

Ces questions m’embarrassèrent beaucoup. Je ne pouvais pas lui dire la vérité. Je ne pouvais pas lui dire que j’étais un bourgeois et que je venais du XXe siècle. Il m’aurait cru fou. Je répondis d’une manière vague et embarrassée que je n’avais point d’état et que je venais de loin, de très loin.

Il sourit :

— Je comprends, me répondit-il. Tu n’oses pas l’avouer. Tu viens des États-Unis d’Afrique. Tu n’es pas le seul Européen qui nous soit ainsi échappé. Mais ces déserteurs nous reviennent presque tous.

Je ne répondis rien et mon silence lui fit croire qu’il avait deviné juste. Il me renouvela son invitation à souper, et me demanda comment je m’appelais. Je lui répondis qu’on me nommait Hippolyte Dufresne. Il parut surpris que j’eusse deux noms.

— Moi, dit-il, je m’appelle Michel.

Puis, ayant examiné avec attention mon chapeau de paille, mon veston, mes souliers et tout mon costume, sans doute un peu poudreux, mais d’une bonne coupe, car enfin je ne m’habille pas chez un tailleur concierge de la rue des Acacias :

— Hippolyte, me dit-il, je vois d’où tu viens. Tu as vécu dans les provinces noires. Il n’y a plus aujourd’hui que les Zoulous et les Bassoutos pour tisser aussi mal le drap, donner à un habit une forme à ce point grotesque, pour faire de si vilaines chaussures et pour durcir le linge avec de l’amidon. Il n’y a que chez eux que tu as pu apprendre à te raser la barbe en ménageant sur ton visage des moustaches et deux petits favoris. Cet usage de découper les poils de la face de manière à former des figures et des ornements est une dernière forme du tatouage, encore usitée seulement chez les Bassoutos et les Zoulous. Ces provinces noires des États-Unis d’Afrique croupissent dans une barbarie qui ressemble beaucoup à l’état de la France il y a trois ou quatre cents ans.

J’acceptai l’invitation de Michel.

— Je demeure tout près, en Sologne, me dit-il. Mon aéroplane file assez bien. Nous serons bientôt rendus.

Il me fit asseoir sous le ventre d’un grand oiseau mécanique et aussitôt nous traversâmes l’air d’une telle vitesse que j’en perdis le souffle. L’aspect de la campagne était bien différent de celui que je connaissais. Toutes les routes étaient bordées de maisons ; d’innombrables canaux croisaient sur les champs leurs lignes argentées. Comme j’admirais :

— La terre, me dit Michel, est assez bien mise an valeur, et la culture est intense, comme on dit, depuis que les chimistes sont eux-mêmes des cultivateurs. On s’est beaucoup ingénié et l’on a beaucoup travaillé depuis trois cents ans. C’est que pour réaliser le collectivisme il a fallu faire rendre à la terre quatre et cinq fois plus qu’elle ne rendait aux époques d’anarchie capitaliste. Toi qui as vécu chez les Zoulous et les Bassoutos, tu sais que chez eux les biens nécessaires à la vie sont si peu abondants que, les partager également entre tous, ce serait partager la misère et non pas la richesse. La production surabondante que nous avons obtenue, nous la devons surtout au progrès des sciences. La suppression presque totale des classes urbaines fut aussi très avantageuse à l’agriculture. Les gens de boutique et de bureau se répartirent à peu près également entre l’usine et la campagne.

— Comment ? m’écriai-je, vous avez supprimé les villes. Qu’est devenu Paris ?

— Personne n’y habite plus guère, me répondit Michel. La plupart de ces maisons à cinq étages, hideuses et malsaines, où logeaient les citadins de l’ère close, sont tombées en ruines et n’ont pas été relevées. On bâtissait bien mal au XXe siècle de cette ère malheureuse. Nous avons conservé des constructions plus anciennes et meilleures et nous en avons fait des musées. Nous avons beaucoup de musées et de bibliothèques : c’est là que nous nous instruisons. On a gardé aussi quelques débris de l’Hôtel de Ville. C’était une bâtisse laide et fragile, mais où s’accomplirent de grandes choses. N’ayant plus ni tribunaux, ni commerce, ni armées, nous n’avons plus à proprement parler de villes. Toutefois la population est beaucoup plus dense sur certains points que sur d’autres, et malgré la rapidité des communications, les centres métallurgiques et miniers sont extrêmement peuplés.

— Que me dites-vous ? lui demandai-je. Vous avez supprimé les tribunaux ? Avez-vous donc supprimé les crimes et les délits ?

— Les crimes dureront autant que la vieille et sombre humanité : Mais le nombre des criminels a diminué avec le nombre de malheureux. Les faubourgs des grandes villes étaient sol nourricier des crimes ; nous n’avons plus de grandes villes. Le téléphone sans fil rend les routes sûres à toute heure. Nous sommes tous munis de défenses électriques. Quant aux délits, ils dépendaient moins de la perversité des prévenus que des scrupules des juges. Maintenant que nous n’avons plus de légistes ni de juges, et que la justice est rendue par les citoyens requis à tour de rôle, beaucoup de délits ont disparu, sans doute parce qu’on ne sait plus les reconnaître.

Ainsi me parlait Michel, en manœuvrant son aéroplane. Je rapporte le sens de ses paroles aussi exactement qu’il m’est possible. Je regrette de ne pouvoir, par défaut de mémoire, et aussi de peur de ne pas me faire comprendre, reproduire toutes les expressions et surtout le mouvement même de son langage. Le boulanger et ses contemporains parlaient une langue qui me surprit d’abord par la nouveauté du vocabulaire et de la syntaxe et surtout par un tour abréviatif et rapide.

Michel aborda la terrasse d’une maison modique, très agréable.

— Nous sommes arrivés, me dit-il, c’est ici que j’habite. Tu souperas avec des compagnons qui, comme moi, s’occupent de statistique.

— Comment ? vous êtes statisticien. Je vous croyais boulanger.

— Je suis boulanger pendant six heures. C’est la durée de la journée, telle qu’elle est fixée depuis près d’un siècle par le Comité fédéral. Le reste du temps, je fais de la statistique. C’est la science qui a remplacé l’histoire. Les anciens historiens contaient les actions éclatantes d’un petit nombre d’hommes. Les nôtres enregistrent tout ce qui se produit et tout ce qui se consomme.

Après m’avoir fait passer dans un cabinet d’hydrothérapie établi sur le toit, Michel me fit descendre dans la salle à manger, éclairée à la lumière électrique, toute blanche, ornée seulement d’une frise sculptée de fraisiers en fleurs. La table de faïence colorée était couverte d’une vaisselle à reflets métalliques. Trois personnes s’y tenaient, que Michel me nomma :

— Morin, Perceval, Chéron.

Ces trois personnes étaient vêtues pareillement d’une cotte écrue, d’une culotte de velours et de bas gris. Morin portait une longue barbe blanche, Chéron et Perceval avaient le visage clair. Leurs cheveux courts et plus encore la franchise de leur regard leur donnaient l’air de jeunes garçons. Mais je ne doutai pas que ce ne fussent des femmes. Perceval me parut assez belle, bien qu’elle ne fût plus très jeune. Je trouvais Chéron tout à fait charmante. Michel me présenta :

— Je vous amène le camarade Hippolyte, nommé aussi Dufresne, qui a vécu parmi les métis, dans les provinces noires des ÉtatsUnis d’Afrique. Il n’a pu dîner à onze heures. Aussi doit-il avoir faim.

J’avais faim. On me servit de petits morceaux découpés en carrés, qui n’étaient pas mauvais, mais dont je ne reconnus pas le goût. Il y avait sur la table toutes sortes de fromages. Morin me versa d’une bière légère, et m’avertit que j’en pouvais boire à ma soif, qu’elle ne contenait pas d’alcool.

— A la bonne heure, dis-je. Je vois que vous vous préoccupez des dangers de l’alcool.

— Ils n’existent plus guère, me répondit Morin. Oa a réussi à supprimer l’alcoolisme avant la fin de l’ère close. Sans cela, il aurait été impossible d’établir le nouveau régime. Un prolétariat alcoolique est incapable de s’émanciper.

— N’avez-vous pas aussi, demandai-je en goûtant un morceau bizarrement découpé, n’avez-vous pas perfectionné l’alimentation ?

— Camarade, répondit Perceval, tu veux parler sans doute de l’alimentation chimique. Elle n’a pas fait encore de grands progrès. Nous avons beau déléguer nos chimistes aux cuisines… Leurs pilules ne valent rien. A cela près que nous savons doser convenablement les aliments caloriques et les aliments nutritifs, nous mangeons presque aussi grossièrement que les hommes de l’ère close, et nous y prenons autant de plaisir.

— Nos savants, dit Michel, essayent d’instituer une alimentation rationnelle.

— Ça, c’est de l’enfantillage, reprit la jeune Chéron. On ne fera rien de bon tant qu’on n’aura pas supprimé le gros intestin, organe inutile et nuisible, foyer d’infection microbienne… On y arrivera.

— Comment cela ? demandai-je.

— Mais tout simplement par ablation. Et cette suppression, obtenue d’abord chirurgicalement sur un nombre suffisant d’individus, tendra à s’établir par l’hérédité et sera plus tard acquise à la race entière.

Ces gens me traitaient avec humanité, me parlaient avec obligeance. Mais je n’entrais pas facilement dans leurs mœurs ni dans leurs idées et je m’apercevais que je ne les intéressais en aucune manière et qu’ils éprouvaient pour mes façons de penser une entière indifférence. Plus je leur faisais de politesses, plus je décourageais leur sympathie. Quand j’eus adressé à Chéron quelques compliments pourtant discrets et sincères, elle ne me regarda même plus.

Après le repas, me tournant vers Morin, qui me semblait intelligent et doux, je lui dis avec une sincérité qui m’émut moi-même :

— Monsieur Morin, je ne sais rien et je souffre cruellement de ne rien savoir. Je vous le répète : je viens de loin, de très loin. Dites-moi, je vous prie, comment fut instituée la fédération européenne, et donnez-moi une idée de l’ordre social actuel.

Le vieux Morin se récria :

— C’est l’histoire de trois siècles que tu me demandes. Nous en aurions pour des semaines et des mois. Et il y a bien des choses que je ne pourrais t’apprendre, parce que je ne les sais pas moi-même.

Je le suppliai de me donner au moins un aperçu très sommaire, comme aux enfants des écoles.

Alors Morin se renversa dans son fauteuil et dit :

— Pour savoir comment la société actuelle se constitua, il faut remonter très avant dans le passé.

L’œuvre capitale du XXe siècle de l’ère close fut l’extinction de la guerre.

Le Congrès arbitral de la Haye, institué en pleine barbarie, ne contribua guère au maintien de la paix. Mais une autre institution plus efficace fut créée à cette époque. Dans les parlements des divers États il se forma des groupes de députés qui se mirent en rapport les uns avec les autres et prirent l’habitude de délibérer en commun sur les questions internationales. Exprimant la volonté pacifique d’une foule croissante d’électeurs, leurs résolutions avaient une grande autorité et donnaient à réfléchir aux gouvernements, dont les plus absolus, si l’on excepte la Russie, avaient, dès cette époque, appris à compter avec le sentiment populaire. Ce qui nous surprend aujourd’hui, c’est que personne alors ne reconnut, dans ces réunions de députés venus de tous les pays, le premier essai d’un parlement international.

Au reste, le parti de la violence était encore puissant dans les empires et même dans la République française. Et, si le danger des guerres dynastiques et de ces guerres diplomatiques, décidées autour d’une table verte pour maintenir ce qu’on appelait l’équilibre européen, était conjuré pour toujours, on pouvait encore, dans le mauvais état industriel où se trouvait l’Europe, redouter que le conflit des intérêts commerciaux ne produisit quelque terrible conflagration.

Le prolétariat, insuffisamment organisé, et n’ayant pas encore conscience de sa force, n’empêcha pas les luttes à main armée entre les nations, mais il en diminua la fréquence et la durée.

Les dernières guerres furent causées par cette folie furieuse du vieux monde qu’on appelait la politique coloniale. Anglais, Russes, Allemands, Français, Américains se disputaient âprement, en Asie et en Afrique, des zones d’influence, comme ils disaient, où ils pussent établir avec les indigènes, sur le pillage et le massacre, des relations économiques. Ils détruisirent, en Afrique et en Asie, tout ce qu’il était possible de détruire. Puis il arriva ce qu’il devait arriver. Ils gardèrent les colonies pauvres qui leur coûtaient cher et perdirent les colonies prospères. Sans compter qu’en Asie, un petit peuple héroïque, instruit par l’Europe, sut se rendre respectable à l’Europe. C’est un grand service que, dans les temps barbares, le Japon rendit à l’humanité.

Quand cette période abominable de la colonisation prit fin, on ne fit plus de guerre. Mais les États entretenaient encore des armées.

Cela dit, je vais t’exposer, selon ton désir, les origines de la société actuelle. Elle est sortie de la société précédente. Dans la vie morale comme dans la vie individuelle les formes s’engendrent les unes les autres. La société capitaliste produisit naturellement la société collectiviste. Au commencement du XIXe siècle de l’ère close il se fit dans l’industrie une évolution mémorable. A la mince production des petits artisans propriétaires de leurs outils se substitua la grande production actionnée par un agent nouveau, d’une merveilleuse puissance, le capital. Ce fut un grand progrès social.

— Qu’est-ce qui fut un grand progrès social ? demandai-je.

— Le régime capitaliste, me répondit Morin. Il apporta à l’humanité une source incalculable de richesse. En rassemblant les ouvriers par grandes masses, et en multipliant leur nombre, il créa le prolétariat. En faisant des travailleurs un immense État dans l’État, il prépara leur émancipation et leur fournit les moyens de conquérir le pouvoir.

Pourtant ce régime qui devait produire à l’avenir de si heureux effets était justement exécré des travailleurs, parmi lesquels il fit d’innombrables victimes.

I1 n’est pas de bien social qui n’ait coûté du sang et des larmes. Au reste, ce régime, qui avait enrichi la terre entière, faillit la ruiner. Après avoir grandement augmenté la production, il se trouva incapable de la régler, et se débattit éperdument dans des difficultés inextricables.

Tu n’ignores pas entièrement, camarade, les troubles économiques qui remplirent le XXe siècle. Durant les cent dernières années de la domination capitaliste, le désordre de la production et le délire de la concurrence accumulèrent les désastres. Les capitalistes et les patrons essayèrent vainement, par des groupements gigantesques, de régler la production et d’anéantir la concurrence. Leurs entreprises mal conçues s’abîmèrent dans d’immenses catastrophes. Durant cette période d’anarchie la lutte des classes fut aveugle et terrible. Le prolétariat, accablé par ses victoires autant que par ses défaites, écrasé par les débris de l’édifice qu’il renversait sur sa tête, déchiré par d’effroyables luttes intestines, rejetant avec une violence aveugle ses chefs les meilleurs et ses amis les plus sûrs, combattait sans ordre, dans les ténèbres. Cependant il gagnait sans cesse quelque avantage : augmentation des salaires, diminution des heures de travail, liberté croissante d’organisation et de propagande, conquête des pouvoirs publics, progrès dans l’opinion étonnée. On le croyait perdu par ses divisions et ses erreurs. Mais tous les grands partis sont divisés et ils commettent tous des fautes. Le prolétariat avait pour lui la force des choses. Il atteignit vers la fin du siècle ce point de bien-être qui permet d’arriver à mieux. Camarade, il faut qu’un parti soit déjà fort pour faire une révolution à son profit. A la fin du XXe siècle de l’ère close la situation générale était devenue très favorable aux développements du socialisme. De plus en plus réduites dans le cours du siècle, les armées permanentes furent abolies après une résistance désespérée des pouvoirs publics et de la bourgeoisie possédante, par les Chambres issues du suffrage universel, sous l’ardente pression du peuple des villes et des campagnes. Depuis longtemps déjà les chefs d’État gardaient leurs armées, moins en vue d’une guerre qu’ils ne craignaient ou n’espé raient plus, que pour contenir à l’intérieur la multitude des prolétaires. Ils cédèrent enfin. Les armées régulières furent remplacées par des milices imbues d’idées socialistes. Ce n’était pas sans raison qu’ils avaient résisté. N’étant plus défendues par des canons et des fusils, les monarchies tombèrent les unes après les autres et à leur place s’établit le gouvernement républicain. Seules, l’Angleterre qui avait préalablement établi un régime que les ouvriers trouvaient supportable, et la Russie demeurée impériale et théocratique, restèrent en dehors de ce grand mouvement. On craignait que le tsar, éprouvant pour l’Europe républicaine les sentiments que la Révolution française avait inspirés à la grande Catherine, ne levât des armées pour la combattre. Mais son gouvernement était tombe à ce degré de faiblesse et d’imbécillité qu’une monarchie absolue peut seule atteindre. Le prolétariat russe, uni aux intellectuels, se souleva et, après une succession effroyable d’attentats et de massacres, le pouvoir passa aux révolutionnaires, qui établirent le régime représentatif.

La télégraphie et la téléphonie sans fil étaient alors en usage d’une extrémité de l’Europe à l’autre et d’un emploi si facile que l’homme le plus pauvre pouvait parler, quand il voulait et comme il voulait, à un homme placé sur un point quelconque du globe. Il pleuvait à Moscou des paroles collectivistes. Les paysans russes entendaient dans leur lit les discours des camarades de Marseille et de Berlin. En même temps la direction approximative des ballons et la direction précise des machines à voler entrèrent dans la pratique. Ce fut la suppression des frontières. Heure critique entre toutes ! Aux cœurs des peuples, si près de s’unir et de se fondre en une vaste humanité, l’instinct patriotique se réveilla. Dans tous les pays en même temps la foi nationaliste, rallumée, jeta des éclairs. Comme il n’y avait plus ni rois, ni armées, ni aristocratie, ce grand mouvement prit un caractère tumultueux et populaire. La République française, la République allemande, la République hongroise, la République roumaine, la République italienne, la suisse même et la belge, exprimèrent chacune, par un vote unanime de leur parlement et dans d’immenses meetings, la résolution solennelle de défendre contre toute agression étrangère le territoire national et l’industrie nationale. Des lois énergiques furent promulguées, réprimant la contrebande des machines à voler et réglementant avec sévérité l’usage du télégraphe sans fil. Partout les milices furent réorganisées, ramenées au type ancien des armées permanentes. On vit reparaître les vieux uniformes, les bottes, les dolmans, les plumes des généraux. A Paris, les bonnets à poil furent applaudis. Tous les boutiquiers et une partie des ouvriers prirent la cocarde tricolore. Dans tous les centres métallurgiques on fondait des canons et des plaques de blindage. On s’attendait à des guerres terribles. Ce furieux élan se prolongea trois ans, sans choc, puis se ralentit insensiblement. Les milices reprirent peu à peu un aspect et des sentiments bourgeois. L’union des peuples, qui semblait reculée dans un lointain fabuleux, était proche. Les énergies pacifiques se développaient de jour en jour ; les collectivistes faisaient peu à peu la conquête de la société. Et le jour vint où les capitalistes vaincus leur abandonnèrent le pouvoir.

— Quel changement ! m’écriai-je. Il n’y a pas d’exemple dans l’Histoire d’une telle révolution.

— Tu penses bien, camarade, reprit Morin, que le collectivisme ne vint qu’à son heure. Les socialistes n’auraient pu supprimer le capital et la propriété individuelle si ces deux formes de la richesse n’avaient é té déjà à peu près détruites en fait par l’effort du prolétariat et plus encore par les développements nouveaux de la science et de l’industrie.

On avait bien cru que le premier État collectiviste serait l’Allemagne ; le parti ouvrier y était organisé depuis près de cent ans et l’on disait partout : « Le socialisme est chose allemande. » La France, moins bien préparée, la devança pourtant. La révolution sociale se fit d’abord à Lyon, à Lille et à Marseille, au chant de l’Internationale. Paris résista quinze jours, puis arbora le drapeau rouge. Le lendemain seulement Berlin proclamait l’état collectiviste. Le triomphe du socialisme eut pour conséquence la réunion des peuples.

Les délégués de toutes les Républiques européennes, siégeant à Bruxelles, proclamèrent la constitution des États-Unis d’Europe.

L’Angleterre refusa d’en faire partie. Mais elle s’en déclara l’alliée. Devenue socialiste, elle avait gardé son roi, ses lords et jusqu’aux perruques de ses juges. Le socialisme dominait alors en Océanie, en Chine, au Japon et dans une partie de la vaste République russe. L’Afrique noire, entrée dans la phase capitaliste, formait une confédération peu homogène. L’Union américaine avait renoncé depuis peu au militarisme mercantile. L’état du monde se trouvait donc favorable, en somme, aux libres développements des États-Unis d’Europe. Pourtant cette union, accueillie par un délire de joie, fut suivie d’un demi-siècle de troubles économiques et de misères sociales. Il n’y avait plus d’armées et presque plus de milices ; n’étant pas comprimés, les mouvements populaires n’éclataient pas avec violence. Mais l’inexpérience ou le mauvais vouloir des gouvernements locaux entretenait un désordre ruineux.

Cinquante ans après la constitution des É tats, les mécomptes étaient si cruels, les difficultés semblaient à ce point insurmontables, que les esprits les plus optimistes commençaient à désespérer. De sourds craquements annonçaient partout la rupture de l’Union. C’est alors que la dictature d’un comité composé de quatorze ouvriers mit fin à l’anarchie et organisa la Fédération des peuples européens, telle qu’elle existe aujourd’hui. Les uns disent que les Quatorze déployèrent un génie divinateur et une énergie terrible ; d’autres prétendent que c’était des gens médiocres, terrifiés et broyés eux-mêmes par la nécessité, et qu’ils présidèrent comme malgré eux à l’organisation spontanée des nouvelles forces sociales. Il est certain du moins qu’ils n’allèrent pas contre le cours des choses. L’organisation qu’ils établirent ou virent établir subsiste encore presque tout entière. La production et la consommation des biens s’opèrent aujourd’hui, peu s’en faut, comme elles furent alors réglées. C’est avec justice qu’on a fait partir d’eux l’ère nouvelle.

Morin m’exposa ensuite très sommairement les principes de la société moderne.

— Elle repose, dit-il, sur la suppression totale de la propriété individuelle.

— Cela, demandai-je, ne vous est-il pas intolérable ?

— Pourquoi, Hippolyte, cela nous serait-il intolérable ? Autrefois, en Europe, l’État percevait l’impôt. Il disposait de ressources qui lui étaient propres. Maintenant il est également juste de dire qu’il possède tout et qu’il ne possède rien. Il est plus juste encore de dire que c’est nous qui possédons tout puisque l’État n’est pas distinct de nous et qu’il n’est que l’expression de la collectivité.

— Mais, demandai-je, vous n’avez rien en propre, rien ; pas même ces assiettes dans lesquelles vous mangez, pas même votre lit, vos draps, vos habits ?

A cette question, Morin sourit.

— Tu es encore plus simple que je ne croyais, Hippolyte. Comment ? Tu t’imagines que nous n’avons pas la propriété de nos meubles ? Quelle idée te fais-tu donc de nos goûts, de nos instincts, de nos besoins et de notre genre de vie ? Nous prends-tu pour des moines, comme on disait autrefois, pour des gens dépourvus de tout caractère individuel et incapables de donner une empreinte personnelle à ce qui les entoure ? Tu erres, mon ami, tu erres. Nous possédons en propre les objets destinés à notre usage et à notre agrément et nous y sommes plus attachés que les bourgeois de l’ère close n’étaient attachés à leurs bibelots, parce que nous avons le goût plus aigu et un sentiment plus vif des formes. Tous nos camarades un peu affinés possèdent des objets d’art et en sont très jaloux. Chéron a chez elle des tableaux qui font sa joie et elle trouverait mauvais que le Comité fédéral lui en contestât la possession. Je garde là dans cette armoire des dessins anciens, l’œuvre presque complet de Steinlen, un des artistes les plus estimés de l’ère close. Je ne les donnerais ni pour or ni pour argent.

D’où sors-tu, Hippolyte ? On te dit que notre société est fondée sur la suppression totale de la propriété individuelle et tu te figures que cette suppression s’étend aux biens meubles et aux objets usuels. Mais, homme simple, la propriété individuelle que nous avons totalement supprimée, c’est la propriété des moyens de productions, sol, canaux, chemins, mines, matériel, outillage, etc. Ce n’est pas la propriété d’une lampe ou d’un fauteuil. Ce que nous avons détruit, c’est la possibilité de détourner au profit d’un individu ou d’un groupe d’individus les fruits du travail ; ce n’est pas la naturelle et innocente possession des choses amies qui nous entourent.

Morin m’exposa ensuite la répartition des travaux intellectuels et manuels sur tous les membres de la communauté, selon leurs aptitudes.

— La société collectiviste, ajouta-t-il, ne diffère pas seulement de la société capitaliste en ce que, dans la première, tout le monde travaille. Durant l’ère close les gens qui ne travaillaient pas étaient nombreux ; pourtant c’était la minorité. Notre société diffère surtout de la précédente en ce que, dans celle-ci, le travail n’était pas coordonné et qu’il s’y faisait beaucoup de choses inutiles. Les ouvriers produisaient sans ordre, sans méthode, sans concert. Il y avait dans les villes une multitude de fonctionnaires, de magistrats, de marchands, d’employés qui travaillaient sans produire. Il y avait des soldats. Le fruit du travail n’était pas bien réparti. Les douanes et les tarifs qu’on établissait pour remédier au mal, l’aggravaient. Tout le monde souffrait. La production et la consommation sont maintenant exactement réglées. Enfin notre société diffère de l’ancienne en ce que nous jouissons tous des bienfaits de la machine dont l’usage dans l’âge capitaliste était souvent désastreux pour les travailleurs.

Je demandai comment il avait été possible de constituer une société composée tout entière d’ouvriers.

Morin me fit remarquer que l’aptitude de l’homme au travail est générale et que c’est un des caractères essentiels de la race.

— Dans les temps barbares, et jusqu’à la fin de l’ère close, les aristocrates et les riches ont toujours montré leur préférence pour le travail manuel. Ils ont peu exercé leur intelligence, et seulement par exception. Leur goût s’est porté constamment sur des occupations telles que la chasse et la guerre, où le corps a plus de part que l’esprit. Ils montaient à cheval, conduisaient des voitures, faisaient de l’escrime, tiraient au pistolet. On peut donc dire qu’ils travaillaient de leurs mains. Leur travail était stérile ou nuisible, parce qu’un préjugé leur interdisait tout travail utile ou bienfaisant et aussi parce que, de leur temps, le travail utile se faisait le plus souvent dans des conditions ignobles et dégoûtantes. Il n’a pas été trop difficile, en remettant le travail en honneur, d’en donner le goût à tout le monde. Les hommes des âges barbares étaient fiers de porter un sabre ou un fusil. Les hommes d’aujourd’hui sont fiers de manier une bêche ou un marteau. Il y a dans l’humanité un fond qui ne change guère.

Morin m’ayant dit qu’on avait perdu jusqu’au souvenir de toute circulation monétaire :

— Comment, lui demandai-je, à défaut de numéraire, opérez-vous les transactions ?

— Nous échangeons les produits au moyen de bons semblables à celui que tu as reçu, camarade, et qui correspondent aux heures de travail que nous faisons. La valeur des produits est mesurée sur la durée du travail qu’ils ont coûté. Le pain, la viande, la bière, les habits, un aéroplane, valent x heures, x jours de travail. Sur chacun de ces bons, qui nous sont délivrés, la collectivité, ou, comme on disait autrefois, l’État, retient un certain nombre de minutes pour les affecter aux ouvrages improductifs, aux réserves alimentaires et métallurgiques, aux maisons de retraite et de santé, etc., etc.

— Et ces minutes, interrompit Michel, vont toujours croissant. Le Comité fédéral ordonne beaucoup trop de grands travaux dont nous avons ainsi la charge. Les réserves sont trop considérables. Les magasins publics regorgent de richesses de toutes sortes. Ce sont nos minutes de travail qui dorment là. Il y a encore bien des abus.

— Sans doute, répliqua Morin. On pourrait mieux faire. La richesse de l’Europe, accrue par le travail général et méthodique, est immense.

J’étais curieux de savoir si ces gens-là n’avaient pour mesure du travail que le temps de l’accomplir et si pour eux la journée du terrassier ou du gâcheur de plâtre, valait celle du chimiste ou du chirurgien. Je le demandai ingénument.

— Voilà une sotte question, s’écria Perceval.

Mais le vieux Morin consentit à m’éclairer.

— Toutes les études, toutes les recherches, tous les travaux qui concourent à rendre la vie meilleure et plus belle sont encouragés dans nos ateliers et dans nos laboratoires. L’État collectiviste favorise les hautes études. Étudier c’est produire, puisqu’on ne produit pas sans étude. L’étude, comme le travail, donne droit à l’existence. Ceux qui se vouent à de longues et difficiles recherches s’assurent par cela même une existence paisible et respectée. Un sculpteur fait en quinze jours la maquette d’une figure : mais il a travaillé cinq ans pour apprendre à modeler. Et depuis cinq ans l’État paye sa maquette. Un chimiste découvre en quelques heures les propriétés singulières d’un corps. Mais il a dépensé des mois à isoler ce corps et des années à se rendre capable d’une telle œuvre. Durant tout ce temps il a vécu aux frais de l’État. Un chirurgien enlève une tumeur en dix minutes. Mais c’est après quinze ans d’étude et de pratique. Et voilà quinze ans qu’il reçoit en conséquence des bons de l’État. Tout homme qui donne en un mois, en une heure, en quelques minutes le produit du travail de sa vie entière ne fait que rendre d’un coup à la collectivité ce qu’il en avait reçu chaque jour.

— Sans compter que nos grands intellectuels, dit Perceval, nos chirurgiens, nos doctoresses, nos chimistes, savent très bien profiter de leurs travaux et de leurs découvertes pour accroître démesurément leurs jouissances. Ils se font attribuer des machines aériennes de soixante chevaux, des palais, des jardins, des parcs immenses. Ce sont des gens, pour la plupart très âpres à s’emparer des biens de la vie et qui mènent une existence plus splendide et plus abondante que les bourgeois de l’ère close. Et le pis est que beaucoup d’entre eux sont des imbéciles qu’on devrait embaucher dans les moulins, comme Hippolyte.

Je saluai. Michel approuva Perceval et se plaignit amèrement de la complaisance de l’État à engraisser les chimistes aux dépens des autres travailleurs.

Je demandai si le trafic des bons n’en amenait pas la hausse ou la baisse.

— Le trafic des bons, me répondit Morin, est interdit. En fait on ne peut pas l’empècher absolument. Il y a chez nous, comme autrefois, des avares et des prodigues, des laborieux et des paresseux, des riches et des pauvres, des heureux et des malheureux, des satisfaits et des mécontents. Mais tout le monde vit, et c’est bien quelque chose.

Je demeurai un moment songeur ; puis :

— Monsieur Morin, à vous entendre, il me semble que vous avez réalisé, autant qu’il était possible, l’égalité et la fraternité. Mais je crains que ce ne soit aux dépens de la liberté, que j’ai appris à chérir comme le premier des biens.

Morin haussa les épaules.

— Nous n’avons pas établi l’égalité. Nous ne savons ce que c’est. Nous avons assuré la vie à tout le monde. Nous avons mis le travail en honneur. Après cela, si le maçon se croit supérieur au poète et le poète au maçon, c’est leur affaire. Tous nos travailleurs s’imaginent que leur genre de travail est le premier du monde. Il y a plus d’avantages à cela que d’inconvénients.

Camarade Hippolyte, tu sembles avoir beaucoup lu les livres du XIXe siècle de l’ère close, que l’on n’ouvre plus guère : tu parles leur langage, qui nous est devenu étranger. Nous ne concevons pas facilement aujourd’hui que les anciens amis du peuple aient pu prendre pour devise : Liberté, Égalité, Fraternité. La liberté ne peut pas être dans la société, puisqu’elle n’est pas dans la nature. Il n’y a pas d’animal libre. On disait autrefois d’un homme qu’il était libre quand il n’obéissait qu’aux lois. C’était puéril. On a fait d’ailleurs un si étrange usage du mot de liberté dans les derniers temps de l’anarchie capitaliste, que ce mot a fini par exprimer uniquement la revendication des privilèges. L’idée d’égalité est moins raisonnable encore, et elle est fâcheuse en ce qu’elle suppose un faux idéal. Nous n’avons pas à rechercher si les hommes sont égaux entre eux. Nous devous veiller à ce que chacun fournisse tout ce qu’il peut donner et reçoive tout ce dont il a besoin. Quant à la fraternité, nous savons trop comment les frères ont traité les frères pendant des siècles. Nous ne disons pas que les hommes sont mauvais. Nous ne disons pas qu’ils sont bons. Ils sont ce qu’ils sont. Mais ils vivent en paix quand ils n’ont plus de causes de se battre. Nous n’avons qu’un mot pour exprimer notre ordre social. Nous disons que nous sommes en harmonie. Et il est certain qu’aujourd’hui toutes les forces humaines agissent de concert.

— Aux siècles, lui dis-je, de ce que vous appelez l’ère close, on aimait mieux posséder que jouir. Et je conçois qu’au rebours vous aimiez mieux jouir que posséder. Mais ne vous est-il pas pénible de n’avoir pas de biens à laisser à vos enfants ?

— Dans les temps capitalistes, répliqua vivement Morin, combien d’hommes laissaient un héritage ? Un sur mille, un sur dix mille. Sans compter que de nombreuses générations ne connurent point la liberté de tester. Quoi qu’il en soit, la transmission de la fortune par voie d’héritage était parfaitement concevable quand la famille existait. Mais maintenant…

— Quoi ! m’écriai-je, vous ne vivez pas en famille ?

Ma surprise, que j’avais laissé voir, parut comique à la camarade Chéron.

— Nous savons en effet, me dit-elle, que le mariage subsiste chez les Cafres. Nous, les Européennes, nous ne faisons point de promesses ; ou si nous en faisons, la loi l’ignore. Nous estimons que la destinée entière d’un être humain ne saurait dépendre d’un mot. Il subsiste pourtant un reste des coutumes de l’ère close. Quand une femme se donne, elle jure fidélité sur les cornes de la lune. En réalité, ni l’homme ni la femme ne prennent d’engagement. Et il n’est pas rare que leur union dure autant que la vie. Ils ne voudraient ni l’un ni l’autre être l’objet d’une fidélité gardée au serment et non pas assurée par des convenances physiques et morales. Nous ne devons rien à personne. Un homme autrefois persuadait à une femme qu’elle lui appartenait. Nous sommes moins simples. Nous croyons qu’un être humain n’appartient qu’à lui seul. Nous nous donnons quand nous voulons et à qui nous voulons.

D’ailleurs nous n’avons pas honte de céder au désir. Nous ne sommes pas hypocrites. Il y a seulement quatre cents ans, les hommes n’entendaient rien à la physiologie, et cette ignorance était cause de grandes illusions et de cruelles surprises. Hippolyte, quoi qu’en disent les Cafres, il faut subordonner la société à la nature et non, comme on l’a fait trop longtemps, la nature à la société.

Perceval appuya les paroles de sa camarade :

— Pour te montrer, ajouta-t-elle, comment la question des sexes est réglée dans notre société, je t’apprendrai, Hippolyte, que, dans beaucoup d’usines, le délégué à l’embauchage ne demande pas même si l’on est homme ou femme. Le sexe d’une personne n’intéresse pas la collectivité.

— Mais les enfants ?

— Quoi ? les enfants ?

— Ne sont-ils point abandonnés, n’ayant pas de famille ?

— D’où te peut venir une semblable idée ? L’amour maternel est un instinct très fort chez la femme. Dans l’affreuse société passée, on voyait des mères braver la misère et la honte pour élever leurs enfants naturels. Pourquoi les nôtres, exemptes de honte et de misère, abandonneraient-elles leurs petits ? Il y a parmi nous beaucoup de bonnes compagnes et beaucoup de bonnes mères. Mais le nombre est très grand et s’accroît sans cesse des femmes qui se passent d’hommes.

Chéron fit à ce propos une observation assez étrange.

— Nous avons, dit-elle, sur les caractères sexuels, des notions que ne soupçonnait pas la simplicité barbare des hommes de l’ère close. De ce qu’il y a deux sexes et qu’il n’y en a que deux, on tira longtemps des conséquences fausses. On en conclut qu’une femme est absolument femme et un homme absolument homme. La réalité n’est pas telle, il y a des femmes qui sont beaucoup femmes, et des femmes qui le sont peu. Ces différences, autrefois dissimulées par le costume et le genre de vie, masquées par le préjugé, apparaissent clairement dans notre société. Ce n’est pas tout, elles s’accentuent et deviennent plus sensibles à chaque génération. Depuis que les femmes travaillent comme les hommes, agissent et pensent comme les hommes, on en voit beaucoup qui ressemblent à des hommes. Nous arriverons peut-être un jour à créer des neutres, à faire des ouvrières, comme on dit des abeilles. Ce sera un grand avantage : on pourra augmenter le travail sans augmenter la population d’une manière disproportionnée avec les biens nécessaires. Nous redoutons également le déficit et l’excédent des naissances.

Je remerciai Perceval et Chéron de m’avoir obligeamment renseigné sur un sujet si intéressant et demandai si l’instruction n’était pas négligée dans la société collectiviste et s’il y avait encore une science spéculative et des arts libéraux.

Voici ce que le vieux Morin me répondit :

— L’instruction, à tous les degrés, est très développée. Les camarades savent tous quelque chose ; ils ne savent pas les mêmes choses et n’ont rien appris d’inutile. On ne perd plus le temps à étudier le droit et la théologie. Chacun prend des arts et des sciences ce qui lui convient. Nous avons encore beaucoup d’ouvrages anciens, bien que la plupart des livres imprimés avant l’ère nouvelle aient péri. On imprime encore des livres ; on en imprime plus que jamais. Pourtant la typographie tend à disparaître. Elle sera remplacée par la phonographie. Déjà les poètes et les romanciers s’éditent phonographiquement. Et l’on a imaginé pour la publication des pièces de théâtre une combinaison très ingénieuse du phono et du cinémato qui reproduit tout ensemble le jeu et la voix des acteurs.

— Vous avez des poètes ? des auteurs dramatiques ?

— Non seulement nous avons des poètes, mais nous avons une poésie. Les premiers, nous avons délimité le domaine de la poésie. Avant nous, beaucoup d’idées étaient exprimées en vers, qui pouvaient l’être mieux en prose. On rimait des récits. C’était une survivance du temps où l’on rédigeait en langage mesuré les dispositions législatives et les recettes d’économie rurale. Maintenant les poètes ne disent plus que des choses délicates qui n’ont pas de sens, et leur grammaire, leur langue leur appartiennent en propre comme leurs rythmes, leurs assonances et leurs allitérations. Quant à notre théâtre, il est presque exclusivement lyrique. Une connaissance exacte de la réalité et une vie sans violence nous ont rendus presque indifférents au drame et à la tragédie. L’unification des classes et l’égalité des sexes ont enlevé à la vieille comédie presque toute sa matière. Mais jamais la musique n’a été si belle ni tant aimée. Nous admirons surtout la sonate et la symphonie.

Notre société est très favorable aux arts du dessin. Beaucoup de préjugés, qui nuisaient à la peinture, ont disparu. Notre vie est plus claire et plus belle que la vie bourgeoise, et nous avons un vif sentiment de la forme. La sculpture est plus florissante encore que la peinture, depuis qu’elle s’est associée intelligemment à la décoration des palais publics et des habitations privées. Jamais on n’avait tant fait pour l’enseignement de l’art. Si tu conduis quelques minutes seulement ton aéroplane sur une de nos rues, tu seras surpris du nombre des écoles, et des musées.

— Enfin, demandai-je, êtes-vous heureux ?

Morin secoua la tète :

— Il n’est pas dans la nature humaine de goûter un bonheur parfait. On n’est pas heureux sans effort et tout effort comporte la fatigue et la souffrance. Nous avons rendu la vie supportable à tous. C’est quelque chose. Nos descendants feront mieux. Notre organisation n’est pas immuable. Il y a seulement cinquante ans, elle était différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Et des observateurs subtils croient s’apercevoir que nous allons vers de grands changements. Il se peut. Mais les progrès de la civilisation humaine seront désormais harmonieux et pacifiques.

— Ne craignez-vous pas, au contraire, lui demandai-je, que cette civilisation dont vous semblez satisfait, ne soit détruite par une invasion de barbares ? Il reste encore, m’avez-vous dit, en Asie et en Afrique, de grands peuples noirs ou jaunes, qui ne sont pas entrés dans votre concert. Ils ont des armées et vous n’en avez pas. S’ils vous attaquaient…

— Notre défense est assurée. Seuls les Américains et les Australiens pourraient lutter contre nous, parce qu’ils sont aussi savants que nous. Mais l’océan nous sépare et la communauté des intérêts nous assure leur amitié. Quant aux nègres capitalistes, ils en sont encore aux canons d’acier, aux armes à feu et à toute la vieille ferraille du XXe siècle. Que pourraient ces antiques engins contre une décharge de rayons Y ? Nos frontières sont défendues par l’électricité. Il règne autour de la fédération une zone de foudre. Un petit homme à lunettes est assis je ne sais où, devant un clavier. C’est notre unique soldat. Il n’a qu’à mettre le doigt sur une touche pour pulvériser une armée de cinq cent mille hommes.

Morin hésita un moment. Puis il reprit d’une voix plus lente :

— Si notre civilisation était menacée, ce ne serait pas par ses ennemis du dehors. Ce serait par ses ennemis du dedans.

— Il y en a donc ?

— Il y a les anarchistes. Ils sont nombreux, ardents, intelligents. Nos chimistes, nos professeurs de sciences et de lettres sont presque tous anarchistes. Ils attribuent à la réglementation du travail et des produits la plupart des maux qui affligent encore la société. Ils prétendent que l’humanité ne sera heureuse que dans l’état d’harmonie spontanée qui naîtra de la destruction totale de la civilisation. Ils sont dangereux. Ils le seraient davantage si nous les réprimions. Mais nous n’en avons ni l’envie ni les moyens. Nous n’avons aucun pouvoir de contrainte ou de répression, et nous en trouvons bien. Dans les âges barbares, les hommes se faisaient de grandes illusions sur l’efficacité des peines. Nos pères ont supprimé tout l’ordre judiciaire. Ils n’en avaient plus besoin. En supprimant la propriété privée, ils ont supprimé du même coup le vol et l’escroquerie. Depuis que nous portons des défenses électriques, les attentats sur les personnes ne sont plus à craindre. L’homme est devenu respectable à l’homme. On commet encore des crimes passionnels, on en commettra toujours. Pourtant ces sortes de crimes, quand ils sont impunis, deviennent plus rares. Tout notre corps judiciaire se compose de prud’hommes élus qui jugent gratuitement les contraventions et les contestations.

Je me levai, et, remerciant mes compagnons de leur bienveillance, je demandai à Morin la faveur de lui faire une dernière question.

— Vous n’avez plus de religion ?

— Nous en avons au contraire un grand nombre et quelques-unes assez nouvelles. Pour ne parler que de la France, nous avons la religion de l’humanité, le positivisme, le christianisme et le spiritisme. Dans certaines contrées, il reste des catholiques, mais peu nombreux et divisés en plusieurs sectes, à la suite des schismes qui se produisirent au XXe sièicle, quand l’Église fut séparée de l’État. Il n’y a plus de pape depuis longtemps.

— Tu te trompes, dit Michel. Il y a encore un pape. Le hasard me l’a fait connaître. C’est Pie XXV, teinturier, via dell’Orso, à Rome.

— Comment ! m’écriai-je, le pape est teinturier ?

— Qu’y a-t-il de surprenant à cela ? Il faut bien qu’il ait un métier, comme tout le monde.

— Mais son Église ?

— Il est reconnu par quelques milliers de personnes, en Europe.

A ces mots, nous nous séparâmes. Michel m’avertit que je trouverais un logis dans le voisinage et que Chéron m’y conduirait en rentrant chez elle.

La nuit était éclairée par une lumière d’opale, pénétrante en même temps et douce. Le feuillage en recevait l’éclat de l’émail. Je marchais à côté de Chéron.

Je l’observais. Ses chaussures plates donnaient à sa démarche de la solidité, à son corps de l’aplomb et, bien que ses vêtements d’homme la fissent paraître plus petite qu’elle n’était, bien qu’elle eût une main dans la poche, son allure, toute simple, ne manquait pas de fierté. Elle regardait librement à droite et à gauche. C’est la première femme à qui je voyais cet air de curiosité tranquille et de flânerie amusée. Ses traits avaient, sous le béret, de la finesse et de l’accent. Elle m’irritait et me charmait. Je craignais qu’elle ne me trouvât bête et ridicule. Tout au moins, il était visible que je lui inspirais une extrême indifférence. Pourtant elle me demanda tout à coup quel était mon état. Je répondis au hasard que j’étais électricien.

— Moi aussi, me dit-elle.

J’arrêtai prudemment la conversation.

Des sons inouïs remplissaient l’air nocturne de leur bruit tranquille et régulier, que j’écoutais avec effroi comme la respiration du génie monstrueux de ce monde nouveau.

A mesure que je l’observais davantage, je me sentais pour l’électricienne un goût qu’une pointe d’antipathie avivait.

— Alors, lui dis-je tout à coup, vous avez réglé scientifiquement l’amour, et c’est une affaire qui ne trouble plus personne.

— Tu te trompes, me répondit-elle. Sans doute nous n’en sommes plus à l’imbécillité furieuse de l’ère close, et le domaine entier de la physiologie humaine est désormais affranchi des barbaries légales et des terreurs théologiques. Nous ne nous faisons plus une fausse et cruelle idée du devoir. Mais les lois qui règlent l’attrait des corps pour les corps nous restent mystérieuses. Le génie de l’espèce est ce qu’il fut et ce qu’il sera toujours, violent et capricieux. Aujourd’hui comme autrefois l’instinct est plus fort que la raison. Notre supériorité sur les anciens est moins de le savoir que de le dire. Nous avons en nous une force capable de créer les mondes, le désir, et tu veux que nous puissions la régler. C’est trop nous demander. Nous ne sommes plus des barbares. Nous ne sommes pas encore des sages. La collectivité ignore totalement tout ce qui concerne les rapports des sexes. Ces rapports sont ce qu’ils peuvent, tolérables le plus souvent, rarement délicieux, parfois horribles. Mais ne crois pas, camarade, que l’amour ne trouble plus personne.

Il m’était impossible de discuter des idées si étranges. J’amenai la conversation sur le caractère des femmes. Chéron en vint à me dire qu’il y en avait de trois sortes, les amoureuses, les curieuses et les indifférentes. Je lui demandai alors de quelle sorte elle était.

Elle me regarda avec un peu de hauteur et me dit :

— Il y a aussi plusieurs sortes d’hommes. Il y a d’abord les impertinents…

Ce mot me la fit paraître beaucoup plus contemporaine qu’il ne m’avait semblé jusque-là. C’est pourquoi je me mis à lui tenir le langage qui m’était habituel dans de semblables occasions. Et après plusieurs paroles futiles et frivoles :

— Voulez-vous m’accorder une faveur ? Dites-moi votre petit nom.

— Je n’en ai pas.

Elle vit que cela me semblait disgracieux. Car elle reprit un peu piquée :

— Penses-tu qu’une femme ne puisse plaire que si elle a un petit nom, comme les dames d’autrefois, un nom de baptême, Marguerite, Thérèse ou Jeanne ?

— Vous me prouvez bien le contraire.

Je cherchai son regard et ne le trouvai pas. Elle avait l’air de n’avoir pas entendu. Je n’en pouvais douter : elle était coquette. J’étais ravi. Je lui dis que je la trouvais charmante, que je l’aimais, et je le lui redis. Elle m’en laissa tout le temps et me demanda après :

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

Je devins pressant.

Elle me le reprocha :

— Ce sont des manières de sauvage.

— Je vous déplais.

— Je ne dis pas cela.

— Chéron ! Chéron ! est-ce qu’il vous en coûterait beaucoup de…

Nous nous assîmes sur un banc ombragé par un orme. Je lui pris la main, la portai à mes lèvres… Tout à coup, je ne sentis, ne vis plus rien, et je me trouvai couché dans mon lit. Je me frottai les yeux, que piquait la lumière matinale, et je reconnus mon valet de chambre qui, dressé devant moi, l’air stupide, me disait :

— Monsieur, il est neuf heures. Monsieur m’a dit de réveiller monsieur à neuf heures. Je viens dire à monsieur qu’il est neuf heures.