Sur la révolution

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Mercure de France (p. 307-317).


SUR LA RÉVOLUTION[1]


« Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. » Les révolutionnaires disent que leur activité a pour but la destruction de cet état de choses tyrannique qui opprime et déprave les hommes. Mais, pour l’anéantir, il faut d’abord en avoir les moyens. Pour cela, il faut qu’il y ait au moins une chance de succès de cette destruction. Et il n’y a pas la moindre chance pareille. Les gouvernements, existant, depuis longtemps déjà, connaissent leurs ennemis et les dangers qui les menacent, et c’est pourquoi ils ont pris depuis longtemps et prennent toutes les mesures rendant impossible la destruction de cet état de choses par lequel ils se maintiennent. Et les motifs et les moyens qu’ont pour cela les gouvernements sont les plus forts qui puissent exister : l’instinct de conservation et l’armée disciplinée.

La tentative révolutionnaire du 14 décembre[2] s’est produite dans les conditions les plus favorables : c’était le moment d’un interrègne de hasard et la plupart des révoltés appartenaient à l’armée. Eh quoi ! À Pétersbourg et à Toultchine l’insurrection était réprimée presque sans effort par les troupes soumises au gouvernement, puis vint le règne de Nicolas Ier, inepte, brutal, qui déprava les hommes, et dura près de trente ans. Et toutes les tentatives de révolution, non de palais, qui suivirent celle-ci, en commençant par les aventures de dizaines de jeunes gens des deux sexes qui pensèrent, en armant les paysans russes d’une trentaine de pistolets, vaincre une armée aguerrie de milliers de soldats, jusqu’aux dernières manifestations des ouvriers qui, le drapeau déployé, criaient : « À bas le despotisme ! » et que dispersèrent facilement des dizaines de sergents de ville et de Cosaques avec la nagaïka, ainsi que les explosions et les assassinats des années 1870 qui aboutirent au 1er mars[3], toutes ces tentatives se terminèrent — et ne pouvaient se terminer autrement — par la perte de plusieurs braves gens et par un accroissement de force et de brutalité du gouvernement. Les choses n’ont pas changé : À la place d’Alexandre II, Alexandre III, puis Nicolas II. À la place de Bogoliepov, Glazov ; à la place de Sipiaguine, Plehwe ; à la place de Bobrikov, Obolensky.

Je n’ai pas achevé ce passage que déjà Plehwe n’est plus là et à sa place on pense nommer quelque autre, probablement encore plus nuisible que Plehwe, parce que, après le meurtre de Plehwe, le gouvernement doit devenir encore plus cruel. On ne peut nier le courage des hommes comme Khaltourine[4], Ryssakov, et Mikhaïlov[5], et maintenant les meurtriers de Bobrikov et de Plehwe, qui sacrifièrent leur vie pour atteindre un but inaccessible. De même on ne peut méconnaître le courage et l’abnégation de ceux qui, avec les sacrifices les plus grands, vont au peuple pour souffler la révolte, de ceux qui impriment et répandent les brochures révolutionnaires.

Mais il est impossible de ne pas voir que l’activité de ces hommes ne peut mener qu’à leur perte et à l’aggravation de la situation générale. Ce fait que des hommes intelligents, moraux, peuvent s’adonner entièrement à une activité si évidemment inutile peut s’expliquer seulement parce que, dans l’activité révolutionnaire, il y a une part de lutte, d’excitation, de risque de la vie libre, qui attire toujours la jeunesse. C’est pénible de voir l’énergie d’hommes forts et capables se dépenser à tuer des animaux, à parcourir à bicyclette de grandes distances, à sauter des obstacles, à lutter, etc., et c’est encore plus triste de voir cette énergie se dépenser pour troubler les hommes, pour les entraîner à une activité dangereuse qui détruit leur vie, ou, ce qui est pire encore, à fabriquer de la dynamite, à faire des explosions, ou, tout simplement, à tuer un personnage politique quelconque jugé nuisible, et que des milliers de gens encore plus nuisibles sont prêts à remplacer.

Et le plus triste c’est de voir les personnes les meilleures, les plus morales, bonnes, courageuses, comme l’était Mlle Perovskaia[6], Osinsky, Lisogoub[7] et plusieurs autres — pour ne parler que des morts, — de voir que ces personnes entraînées par la lutte sont amenées non seulement à dépenser leurs meilleures forces pour atteindre l’inaccessible, mais à commettre le crime contraire à toute leur nature, le meurtre, ou à y participer.

Les révolutionnaires disent que le but de leur activité, c’est la liberté. Mais, pour servir la liberté, il faut définir nettement ce qu’on entend par ce mot.

Les révolutionnaires comprennent sous le mot liberté la même chose que comprennent les gouvernements contre lesquels ils luttent, à savoir : le droit — protégé par la loi (et la loi est imposée par la violence) — le droit pour chacun de faire ce qui n’attente pas à la liberté des autres. Mais comme les actes qui portent atteinte à la liberté des autres sont définis différemment suivant ce que les hommes croient être le droit sacré de chaque individu, alors la liberté, dans cette définition, n’est rien d’autre que la permission de faire tout ce que ne défend pas la loi, ou, plus exactement, selon cette définition, la liberté, c’est la défense égale pour tous de commettre, sous peine de punition, les actes qui attentent à ce qu’on reconnaît être le droit des individus. C’est pourquoi, ce qui, d’après cette définition, est regardé comme la liberté, dans la plupart des cas n’est que la violation de la liberté de l’homme. Par exemple, notre société reconnaît au gouvernement le droit de disposer du travail (impôts), même de la personne (service militaire) de ses citoyens. On reconnaît que quelques hommes ont le droit de la possession exclusive de la terre, et cependant, il est évident que ces droits, en protégeant la liberté des uns, non seulement ne donnent pas la liberté aux autres, mais, de la façon la plus brutale, privent la majorité du droit de disposer de son travail et même de sa personne.

De sorte que la définition de la liberté comme droit de faire tout ce qui n’entrave pas la liberté d’autrui, tout ce qui n’est pas défendu par la loi, évidemment ne correspond pas à la conception qu’on attache au mot liberté. Il n’en peut être autrement, parce qu’une telle définition attribue à la conception de la liberté la qualité de quelque chose de positif, tandis que la liberté est une conception négative. La liberté, c’est l’absence d’entraves. L’homme est libre seulement quand personne ne lui défend, sous la menace de la violence, l’accomplissement de certains actes.

C’est pourquoi dans la société où les droits des gens sont définis de telle ou autre façon et où l’on exige et défend, sous peine de punition, certains actes, dans telle société les hommes ne peuvent être libres. Ils peuvent être vraiment libres seulement quand tous sont également convaincus de l’inutilité, de l’illégitimité de la violence et obéissent aux règles établies non en vue de la violence ou de la menace, mais par la conviction raisonnables.

« Mais, m’objecte-t-on, il n’y a pas de société pareille, et c’est pourquoi nulle part ne peut exister la vraie liberté. »

Il est vrai qu’il n’y a pas de société pareille où ne soit pas reconnue la nécessite de la violence, mais il y a divers degrés de cette nécessité. Toute l’histoire de l’humanité est la substitution de plus en plus grande de la conviction raisonnable à la violence. Plus la société reconnaît clairement la stupidité de la violence, plus elle s’approche de la vraie liberté. C’est simple et ce devrait être clair pour tous, si depuis longtemps ne s’étaient établis parmi les hommes l’inertie de la violence et l’embrouillement volontaire des conceptions, pour soutenir cette violence avantageuse aux dominateurs.

L’influence mutuelle par la conviction raisonnable basée sur les lois de la raison communes à tous est propre aux hommes, aux êtres raisonnables. Cette soumission volontaire de tous aux lois de la raison et le fait pour chacun d’agir envers autrui comme il veut qu’on agisse envers lui sont propres à la nature de l’homme raisonnable commune à tous. Ce rapport mutuel des hommes, qui réalise la plus haute justice, est propagé par toutes les religions, et l’humanité ne cesse de s’en rapprocher.

C’est pourquoi il est évident qu’une liberté de plus en plus grande est atteinte, non par l’introduction de nouvelles formes de la violence, comme le font les révolutionnaires qui tachent d’anéantir une violence existante par une autre violence, mais en répandant parmi les hommes la conscience de l’illégitimité, de la criminalité, de la violence et la possibilité de son remplacement par la conviction raisonnable, en même temps que chaque individu usera de moins en moins de la violence. Et, pour répandre cette conscience et l’abstention de la violence, chaque homme a toujours un moyen accessible et le plus puissant : s’expliquer cette conscience à soi-même, c’est-à-dire à cette petite partie du monde qui nous est soumise et, grâce à cette conscience, s’écarter de toute participation à la violence, et mener une vie avec laquelle la violence devient inutile.

— Pense sérieusement, comprends et définis le sens de ta vie et ta destination — la religion te le montrera — ; tâche, autant que possible, de réaliser dans ta vie ce que tu considères comme ta destination. Ne participe pas au mal que tu reconnais et blâmes. Vis de telle façon que la violence ne te soit pas nécessaire, et tu aideras de la façon la plus efficace à répandre la conscience de la criminalité, de l’inutilité de la violence, et, en agissant ainsi, par la voie la plus sûre, tu atteindras la délivrance des hommes, ce but que s’assignent les révolutionnaires convaincus.

— « Mais on ne me permet pas de dire ce que je pense et de vivre comme je le crois nécessaire. »

— Personne ne peut te forcer à dire ce que tu ne crois pas utile et à vivre comme tu ne le veux pas, et tous les efforts de ceux qui te contraindront ne feront que fortifier l’influence de tes paroles et de tes actes.

Mais ce refus de l’activité extérieure ne sera-t-il pas un signe de faiblesse, de lâcheté, d’égoïsme ? Cet écart de la lutte n’aidera-t-il pas à l’augmentation du mal ?

Une telle opinion existe ; elle est provoquée par les meneurs révolutionnaires. Mais cette opinion est non seulement injuste, elle relève de la mauvaise foi. Que chaque homme qui désire collaborer au bien général des hommes essaye de vivre sans recourir en aucun cas à la protection de sa personne et de sa propriété par la violence ; qu’il essaye de ne pas se soumettre aux exigences des superstitions religieuses et gouvernementales, qu’en aucun cas il ne participe à la violence gouvernementale, soit dans les tribunaux, soit dans les administrations ou tout autre service, qu’il ne jouisse sous aucune forme de l’argent pris de force au peuple, et, le principal, qu’il ne participe pas au service militaire, la source de toutes les violences, et cet homme apprendra, par expérience, combien il faut plus de vrai courage et de sacrifices pour une pareille activité que pour l’activité révolutionnaire.

Le seul refus de payer les impôts ou de participer au service militaire, en se basant sur la loi religieuse et morale que les gouvernements ne peuvent renier, ce seul refus, ferme et hardi, ébranle les bases sur lesquelles se tiennent les gouvernements, et cela, mille fois plus sûrement que les grèves les plus longues, les millions de brochures socialistes, les révolutions les mieux organisées ou les meurtres politiques.

Et les gouvernements le savent. L’instinct de conservation leur dit où est le danger principal. Ils n’ont point peur des tentatives violentes, car ils ont entre les mains une force invincible, mais ils se savent impuissants contre la conviction raisonnable affirmée par l’exemple de la vie.

L’activité spirituelle est la force la plus grande et la plus puissante. Elle meut le monde. Mais pour être la force qui meut le monde, il faut que les hommes croient en sa puissance, qu’ils jouissent d’elle seule sans y mêler les procédés extérieurs de la violence qui détruisent sa force. Les hommes doivent comprendre que tous les remparts de la violence qui semblent les plus inébranlables ne se détruisent pas par des conjurations, par des discussions parlementaires ou des polémiques de journaux, encore moins par les révoltes et les meurtres, ils se détruisent seulement par l’explication que se fait chacun du sens et du but de sa vie et l’exécution ferme, courageuse, sans compromis, dans tous les cas de la vie, des exigences de la loi supérieure, intérieure de la vie. Il serait très désirable que les jeunes gens que ne lie pas le passé, qui veulent sincèrement servir au bien des hommes, comprennent que l’activité révolutionnaire qui les attire non seulement n’atteint pas le but poursuivi, mais, au contraire, écarte leurs meilleures forces de la voie où ils peuvent servir Dieu et les hommes ; que cette activité, le plus souvent, produit l’activité contraire, que ce but n’est atteint que par la conscience claire pour chaque individu de sa destination et de la dignité humaine et, en conséquence, par la vie ferme, religieuse et morale qui n’admet aucun compromis, ni en paroles, ni en actes, avec le mal de la violence qu’on blâme et désire détruire.

Si la centième partie de l’énergie dépensés maintenant par les révolutionnaires pour atteindre des buts extérieurs inaccessibles était employée au travail intérieur spirituel, depuis déjà longtemps, comme la neige au soleil d’été, aurait fondu ce mal contre lequel les révolutionnaires ont tant lutté et luttent encore en vain.

Iasnaia Poliana, 22 juillet/4 août 1904.



  1. Cet article sert de préface à une brochure de M. V. Tchertkov : La Révolution violente ou la libération chrétienne ?
  2. Décembre 1825.
  3. 1er Mars 1881. Meurtre d’Alexandre II.
  4. Il essaya de faire sauter le palais d’hiver en 1880.
  5. Deux des auteurs du meurtre d’Alexandre II.
  6. Qui participa au meurtre d’Alexandre II.
  7. Riche propriétaire qui donna sa fortune, plusieurs millions, pour la propagande révolutionnaire, et fut pendu.