Sur la religion/Ancien et Nouveau Testament

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Traduction par Auguste Dietrich.
Félix Alcan (Parerga et Paralipomena, vol. 2p. 99-111).

ANCIEN ET NOUVEAU TESTAMENT


Le judaïsme a pour caractères fondamentaux le réalisme et l’optimisme, qui sont étroitement apparentés et constituent en fait les conditions du théisme ; car celui-ci regarde le monde matériel comme absolument réel, et la vie comme un agréable présent qui nous est fait. Les caractères fondamentaux du brahmanisme et du bouddhisme, au contraire, sont l’idéalisme et le pessimisme : car ces religions n’accordent au monde qu’une existence qui tient du rêve, et considèrent la vie comme le résultat de nos péchés. Dans la doctrine du Zendavesta, d’où, on le sait, est sorti le judaïsme, l’élément pessimiste est représenté par Ahriman. Dans le judaïsme, celui-ci n’a plus qu’une situation subordonnée, en qualité de Satan ; mais Satan, comme Ahriman, est le créateur des serpents, des scorpions et de la vermine. Le judaïsme l’emploie à corriger son erreur fondamentale de l’optimisme, et introduit dans le cas du péché originel l’élément du pessimisme, doctrine réclamée par la plus évidente vérité. Il n’y a pas dans cette religion d’idée plus juste que celle-là, quoiqu’elle transporte dans le cours de l’existence ce qui devrait être représenté comme son fondement et son antécédent.

Ce qui confirme d’une façon frappante que Jéhovah est Ormazd, c’est ce passage du livre d’Esdras (chap. vi), dans la traduction des Septante, passage omis par Luther : « Cyrus, le roi, fit bâtir la maison du Seigneur à Jérusalem, où on lui sacrifia par le feu perpétuel ». Le second livre des Macchabées (chap. i et ii, xiii, 8) prouve aussi que la religion des Juifs a été celle des Perses : on y raconte en effet que les Juifs menés en captivité à Babylone, sous la conduite de Néhémie, avaient au préalable caché le feu sacré dans une citerne desséchée, qu’il était parvenu au fond de l’eau, et s’était rallumé plus tard par miracle, à la grande édification du roi des Perses. Comme les Juifs, les Perses avaient l’horreur du culte des images, ce qui les empêchait de représenter leurs dieux. (Spiegel, dans ses travaux sur la religion zende, établit une étroite parenté entre celle-ci et le judaïsme, mais en prétendant qu’elle est sortie de ce dernier.) De même que Jéhovah est une transformation d’Ormazd, la transformation correspondante d’Ahriman est Satan, c’est-à-dire l’antagoniste, — et l’antagoniste d’Ormazd. (Luther traduit par « antagoniste » le « Satan » de la Bible des Septante.) Le culte de Jéhovah semble avoir pris naissance sous Josias, aidé en cela par Hilkias, c’est-à-dire avoir été accepté par les Perses et avoir été définitivement établi par Esdras au retour de la captivité de Babylone. Il est manifeste que, jusqu’à Josias et Hilkias, la religion naturelle, le sabaïsme, l’adoration de Bélus, d’Astarté, etc., ont régné en Judée même sous Salomon. (Voir les livres des Rois au sujet de Josias et d’Hilkias[1].) Remarquons ici, pour confirmer l’origine zende du judaïsme, que, d’après l’Ancien Testament et d’autres autorités juives, les chérubins sont des êtres à tête de taureau sur lesquels Jéhovah chevauche (Psaume XCIX, 1 ; Bible des Septante, livre des Rois, II, chap. vi, v. 2, chapitre xxii, v. 11, IV, chap. xix, v. 15 : ὁ καθήμενος ἐπὶ τῶν Χερουβίμ). Semblables animaux, à moitié taureau, à moitié homme, à moitié lion, se trouvent représentés dans les sculptures de Persépolis, avant tout dans les statues assyriennes trouvées à Mossoul et à Nimroud ; il y a même à Vienne une pierre taillée qui représente Ormazd chevauchant sur un de ces chérubins à tête de bœuf. On trouvera les détails dans les Wiener Jahrbücher der Litteratur, compte rendu des voyages en Perse, septembre 1833. J. G. Rhode a, de son côté, longuement exposé cette origine dans son livre : Die heilige Sage des Zendvolks (La tradition sacrée du peuple zend). Tout cela jette de la lumière sur l’arbre généalogique de Jéhovah.

Le Nouveau Testament, au contraire, doit avoir une origine indoue quelconque ; son éthique, qui transfère la morale dans l’ascétisme, son pessimisme et son avatar en témoignent. Tout cela le met en opposition décidée avec l’Ancien Testament : de sorte que l’histoire de la chute de l’homme est le seul point de connexion possible entre les deux. Quand, en effet, la doctrine indoue fit son apparition sur la terre promise, il fallut combiner ces deux choses bien différentes : la conscience de la corruption et de la misère du monde, de son besoin de délivrance et de salut par un avatar, avec la morale de l’abnégation de soi-même et du repentir, avec le monothéisme juif et son πάντα καλὰ λίαν (toutes choses sont très bonnes). Et la tentative réussit aussi bien qu’elle pouvait, aussi bien du moins qu’il était possible de combiner deux doctrines aussi hétérogènes et même opposées.

Comme un lierre, en quête d’un appui, s’enlace autour d’un tuteur grossièrement taillé, s’accommode à sa difformité, la reproduit exactement, mais reste paré de sa vie et de son charme propres, en nous offrant un aspect des plus agréables, ainsi la doctrine chrétienne issue de la sagesse de l’Inde a recouvert le vieux tronc, complètement hétérogène pour elle, du grossier judaïsme ; ce qu’on a dû conserver de la forme fondamentale de celui-ci est quelque chose de tout différent, quelque chose de vivant et de vrai, transformé par elle. Le tronc semble le même, mais il est tout autre.

Le Créateur en dehors du monde, qu’il a produit de rien, est identifié avec le Sauveur, et, par lui, avec l’humanité ; il est le représentant de celle-ci, qui est rachetée en lui, de même qu’elle avait failli en Adam, et se trouvait enlacée depuis lors dans les liens du péché, de la corruption, de la souffrance et de la mort. C’est ici la manière de voir du christianisme aussi bien que celle du bouddhisme : le monde ne peut plus apparaître dans la lumière de l’optimisme juif, qui avait trouvé que « tout est très bien » ; non, c’est plutôt le diable qui se nomme maintenant « prince de ce monde », — ὁ ἄρχων τοῦ κόσμου τούτου (Évangile selon saint Jean, chap. xii, 31). Le monde n’est plus un but, mais un moyen : le royaume des joies éternelles gît au delà de lui et de la mort. Le renoncement à ce monde et tout espoir mis dans un monde meilleur, voilà l’esprit du christianisme. La route de ce monde meilleur est ouverte par la réconciliation, c’est-à-dire par l’affranchissement de ce monde et de ses voies. En morale, le droit de vengeance a fait place au commandement d’aimer ses ennemis ; la promesse d’une nombreuse postérité, à celle de la vie éternelle ; la transmission des péchés du père aux enfants jusqu’à la quatrième génération, à l’Esprit saint qui couvre tout de ses ailes.

Ainsi nous voyons que les doctrines du Nouveau Testament ont rectifié et changé celles de l’Ancien, ce qui les a mises en accord, dans leur fond intime, avec les antiques religions de l’Inde. Tout ce qui est vrai dans le christianisme se trouve aussi dans le brahmanisme et le bouddhisme. Mais la notion juive d’un néant animé, d’un bousillage passager qui ne peut assez remercier et louer Jéhovah pour son existence éphémère pleine de désolation, d’angoisse et de misère, on la cherchera en vain dans l’indouisme et le bouddhisme. Comme un parfum de fleurs porté des lointains tropiques à travers les montagnes et les torrents, on sent dans le Nouveau Testament l’esprit de la sagesse indoue. Rien de l’Ancien Testament, au contraire, ne convient à celle-ci, si ce n’est le dogme de la chute, qui a dû être aussitôt ajouté comme correctif du théisme optimiste, et auquel l’Ancien Testament s’est aussi attaché, comme au seul point d’appui qui s’offrait à lui.

La connaissance approfondie d’une espèce exige celle de son genre, et celui-ci à son tour n’est reconnu que dans ses espèces, de même, la compréhension approfondie du christianisme exige la connaissance solide et exacte des deux autres religions qui nient le monde, le brahmanisme et le bouddhisme. Ainsi que le sanscrit, avant tout, nous donne la clé des langues grecque et latine, le brahmanisme et le bouddhisme nous donnent celle du christianisme.

Je nourris même l’espoir qu’il y aura un jour des exégètes de la Bible au courant des religions indoues, qui seront à même d’établir la parenté de celles-ci avec le christianisme, par des traits tout spéciaux. Rien qu’à titre d’essai, je fais en attendant les remarques suivantes. Dans l’Épître de Jacques (III, 6), l’expression ὁ τροχὸς τῆς γενέσεως (mot à mot : la roue de la naissance) a fait de tout temps le désespoir des interprètes. Or, dans le bouddhisme, la roue de la migration des âmes est une idée courante. On lit dans la traduction du Foe-Kue-ki, par Abel Rémusat : « La roue est l’emblème de la transmigration des âmes, qui est comme un cercle sans commencement ni fin » (p. 28). « La roue est un emblème familier aux bouddhistes ; elle exprime le passage successif de l’âme dans le cercle des divers modes d’existence » (p. 179). Bouddha y dit lui-même : « Qui ne connaît pas la raison, tombera par le tour de la roue dans la vie et la mort » (p. 282). Nous trouvons dans l’Introduction à l’histoire du bouddhisme, de Burnouf (t. I, p. 434), ce passage significatif : « Il reconnut ce qu’est la roue de la transmigration, qui porte cinq marques, qui est à la fois mobile et immobile ; et ayant triomphé de toutes les voies par lesquelles on entre dans le monde, en les détruisant, etc. » Spence Hardy dit aussi, page 6 de son Eastern Monachism déjà cité : « Comme les révolutions d’une roue, il y a une succession régulière de mort et de naissance, dont la cause morale est l’attache aux objets existants, tandis que la cause instrumentale est le karma (l’action) ». Le Prabodh Chandrodaya affirme (acte IV, scène 3) : « L’ignorance est la source de la passion, qui tourne la roue de cette existence mortelle ». L’exposition du bouddhisme d’après des textes birmans, par Buchanan (Asiatic Researches, t. VI, p. 181), dit ceci au sujet de l’apparition et de la disparition perpétuelles des mondes successifs : « Les destructions et reproductions successives du monde ressemblent à une grande roue où nous ne pouvons trouver ni commencement ni fin ». Sangermano, Description de l’empire de Birmanie, Rome, 1833, p. 7, développe longuement ce sujet. Dans les Prescriptions de Menou on lit : « C’est Brahma qui, pénétrant tous les êtres en cinq formes élémentaires, les fait, par les gradations de la naissance, de la croissance et de la dissolution, se mouvoir dans le monde, jusqu’à ce qu’ils méritent la béatitude, comme les roues d’un char. (Voir Institutes of Hindu Law, or the Ordinances of Menu, according to the Gloss of Cullúca, chap. xii, 124, trad. par William Jones).

Une ressemblance toute extérieure et fortuite du bouddhisme avec le christianisme, c’est qu’il ne domine pas dans le pays où il a pris naissance. Tous deux doivent donc dire : προφήτης ἐν τῇ ἰδίᾳ πατρίδι τιμὴν οὐκ ἔχει ou, avec les Latins : Vates in propria patria honore caret (Le prophète n’est pas honoré dans sa propre patrie).

Si l’on voulait, pour expliquer cette concordance avec les doctrines indoues, se livrer à toutes sortes de conjectures, on pourrait admettre que la mention évangélique de la fuite en Égypte a un fondement historique ; Jésus, élevé par des prêtres égyptiens dont la religion était d’origine indoue, aurait pris d’eux l’éthique de l’Inde et la notion de l’avatar, qu’il se serait ensuite efforcé d’accommoder aux dogmes juifs et de greffer sur l’ancien tronc. Un sentiment de supériorité morale et intellectuelle l’aurait enfin poussé à se regarder lui-même comme un avatar et à se nommer le fils de l’homme, pour indiquer qu’il était plus qu’un homme. On pourrait même penser que, dans la force et la pureté de sa volonté, et en vertu de la toute-puissance qui devient la prérogative naturelle de la volonté et que nous connaissons par le magnétisme animal ainsi que par les effets magiques apparentés à celui-ci, il aurait été en état, lui aussi, d’accomplir de soi-disant miracles, c’est-à-dire d’agir par l’influence métaphysique de la volonté ; et en cela aussi l’enseignement des prêtres d’Égypte lui serait venu à propos. Ces miracles auraient ensuite grossi et accrû la tradition ; car, pour ce qui est de miracles véritables, ce seraient des démentis que la nature s’infligerait à elle-même. (Les Évangiles, qui ont voulu étayer leur véracité par des récits de miracles, l’ont ainsi tout simplement ruinée.) Cependant ce n’est qu’à l’aide de suppositions analogues, que nous pouvons nous expliquer en une certaine mesure comment Paul, dont les lettres principales doivent pourtant être authentiques, ose représenter sérieusement comme Dieu incarné, et ne faisant qu’un avec le Créateur, un mort de date encore si récente, tandis que beaucoup de ses contemporains continuaient à vivre. Il faut en effet de longs siècles pour que des apothéoses de ce genre et de cette proportion puissent mûrir peu à peu. D’autre part, on serait en droit de tirer de cela un argument contre l’authenticité des épîtres de Paul.

Nos Évangiles, d’ailleurs, doivent s’appuyer sur un original ou tout au moins sur un fragment de l’époque et de l’entourage de Jésus même. Je conclus cela de la prophétie si choquante de la fin du monde et du retour glorieux du Seigneur dans les nuages, qui devait avoir lieu du vivant même de quelques témoins de la promesse. Mais ces promesses restèrent inaccomplies, et c’est une circonstance très fâcheuse. Elle ne fut pas seulement nuisible dans les temps postérieurs, mais apprêta à Paul et à Pierre eux-mêmes des difficultés dont on peut lire le détail dans le livre très intéressant de Reimarus[2], Du but de Jésus et de ses disciples, § 42-44. Si les Évangiles avaient été composés un siècle plus tard, par exemple, sans documents contemporains, on se serait bien gardé d’y introduire de pareilles prophéties, dont le non-accomplissement si choquant sautait alors aux yeux. On n’aurait pas davantage introduit dans les Évangiles tous ces passages à l’aide desquels Reimarus construit avec une grande sagacité ce qu’il nomme le premier système des disciples, pour lesquels Jésus n’était alors qu’un libérateur terrestre des Juifs, si les auteurs des Évangiles n’avaient pas travaillé sur la foi de documents contemporains qui renfermaient lesdits passages. Même une simple tradition orale parmi les croyants aurait laissé tomber ces prédictions qui devaient nuire à la foi. Soit dit en passant, on ne s’explique pas que Reimarus ait négligé le passage le plus favorable à son hypothèse, celui de Jean, xi, 48 (à rapprocher de i, 50, de vi, 15), et aussi ceux de Matthieu, xxvii, 28-30 ; de Luc, xxiii, 1-4, xxxvii, 38 ; de Jean, xix, 19-22. Si l’on voulait appuyer sérieusement et développer cette hypothèse, on devrait admettre que le fond religieux et moral du christianisme a été constitué par les Juifs, alexandrins, initiés aux doctrines religieuses indoues et bouddhistes, et qu’ensuite un héros politique, avec sa triste destinée, vint former le trait d’union entre celles-ci, par suite de la transformation du Messie terrestre primitif en un Messie céleste. Au surplus, la chose n’est pas si simple que cela. En tout cas, le principe mythique posé par Strauss pour l’explication de l’histoire évangélique, ou tout au moins pour ses détails, reste le vrai ; et il sera difficile de le détruire, quelle que soit sa portée.

Quant à son application au mythe, il est nécessaire de la démontrer par des exemples plus rapprochés et moins scabreux. Ainsi, dans tout le moyen âge, en rance comme en Angleterre, le roi Arthur est un personnage bien déterminé, héroïque, merveilleux, qui apparaît toujours avec le même caractère et le même cortège ; il constitue, avec sa Table Ronde, ses chevaliers, ses exploits inouïs, son étonnant sénéchal, son épouse infidèle, Lancelot du Lac, etc., le thème constant des poètes et des romanciers d’une longue suite de siècles, qui tous font passer sous nos yeux les mêmes personnes avec les mêmes caractères ; ces poètes et ces romanciers s’accordent assez bien aussi dans les détails, mais ils diffèrent fortement les uns des autres en ce qui concerne le costume et les mœurs, et cela suivant l’époque de chacun. Or, il y a quelques années, le ministère de l’instruction publique de France a envoyé en Angleterre M. de la Villemarqué, pour rechercher l’origine des mythes relatifs à ce roi Arthur. Il s’est trouvé, à la base de cette histoire, qu’au commencement du vie siècle avait vécu dans le comté de Galles un petit chef nommé Arthur, qui avait lutté infatigablement contre les envahisseurs saxons, mais dont les exploits insignifiants sont pourtant oubliés. C’est donc lui qui est devenu, on ne saura jamais pourquoi, le personnage que tant de siècles ont célébré en un nombre incalculable de chansons et de romans. (Voir les Contes populaires des anciens Bretons, avec un Essai sur l’origine des épopées sur la Table-Ronde, par de la Villemarqué, 2 vol., 1842 ; et The Life of King Arthur, from ancient historians and authentic documents, par Ritson, 1825. — Arthur apparaît ici comme une lointaine et indistincte figure nébuleuse, mais cependant non sans reposer sur un fond réel.) Il en est presque de même avec Roland, qui est le héros de tout le moyen âge, auquel on consacre des chants sans nombre, des poèmes épiques ainsi que des romans, et même des statues, jusqu’à ce qu’il finisse par former le sujet du poème de l’Arioste, d’où il sort transfiguré. Or, ce Roland n’est mentionné qu’une seule fois par l’histoire, accidentellement et en trois mots : Éginhard le cite parmi les notabilités tombées à Roncevaux (Hroudlandus, britannici limitis præfectus), et c’est tout ce que nous savons de lui. De même, tous nos renseignements sur Jésus-Christ se bornent en réalité à la mention qu’en fait Tacite dans ses Annales (livre XV, chap. xliv).

Un exemple encore est fourni par l’illustre Cid des Espagnols, glorifié par les légendes et les chroniques, avant tout par les chants populaires du si magnifique Romancero, enfin par la meilleure tragédie de Corneille, qui concordent passablement, les uns et les autres, dans les circonstances principales, notamment en ce qui concerne Chimène ; d’autre part, des maigres données historiques que l’on possède sur lui, il ne ressort qu’un chevalier vaillant sans doute, et un excellent général, au caractère cruel et infidèle, même vénal, se mettant au service tantôt d’un parti, tantôt de l’autre, et plus souvent à celui des Sarrasins qu’à celui des chrétiens, à peu près à la façon d’un condottiere. Ce qui est certain, c’est qu’il était marié avec une Chimène. (Voir Recherches sur l’histoire de l’Espagne, par Dozy, 1849, qui semble avoir le premier découvert la vérité.)

Quel peut bien être le fondement historique de l’Iliade ?

Pour parler d’événements plus proches, qu’on songe à l’historiette de la pomme de Newton, qui se trouve racontée dans tous les livres ; Euler lui-même, dans ses Lettres à une princesse d’Allemagne, n’a pas manqué de l’enluminer à son tour con amore. Pour moi, j’en ai démontré quelque part[3] le manque de fondement. Si d’ailleurs chaque histoire avait tant d’importance, notre race n’aurait pas besoin d’être aussi fortement ancrée dans le mensonge que malheureusement elle l’est.


  1. Les Juifs, qui avaient adoré jusque-là Baal, Astarté, Moloch, etc., et embrassé à Babylone, après la victoire des Perses, la religion de Zoroastre, suivaient maintenant le culte d’Ormazd, sous le nom de Jéhovah. Ceci est peut-être l’explication de la faveur, inexplicable autrement, que, d’après Esdras, leur témoignèrent Cyrus et Darius, qui firent relever leurs temples. On s’explique ainsi que Cyrus adore le Dieu d’Israël, ce qui, autrement, serait absurde. (Esdras, livre I, chap. ii, verset 3, Bible des Septante.) Tous les livres antérieurs de l’Ancien Testament ont été composés plus tard, c’est-à-dire après la captivité de Babylone, ou du moins la doctrine relative à Jéhovah y a été introduite postérieurement. Esdras nous apprend d’ailleurs à connaître le judaïsme par son côté le plus honteux (livre I, chap. viii et ix). Ici le peuple élu agit d’après le modèle révoltant et pervers de son père Abraham ; de même que celui-ci avait chassé Agar avec Ismaël, on chasse, elles et leurs enfants, les femmes qui avaient épousé des Juifs pendant la captivité de Babylone, parce qu’elles ne sont pas de race juive. On a peine à s’imaginer une conduite aussi infâme. Mais qui sait si l’on n’a pas inventé cette gredinerie d’Abraham, pour ménager la gredinerie beaucoup plus colossale du peuple entier ?
  2. Helléniste et orientaliste, né à Hambourg en 1694, y enseigna la philosophie pendant quarante et un ans, jusqu’à sa mort, en 1768. Lessing publia en 1774 et 1777, sous le titre de Fragments d’un inconnu, six traités inédits de ce savant, dont le dernier est celui cité par Schopenhauer. Reimarus y distingue deux formes du christianisme primitif : l’une attribuée au fondateur, et l’autre aux apôtres, qui auraient, d’après lui, approprié la pensée du maître aux exigences de la propagande. C’était là simplement la doctrine des déistes anglais de l’époque. Cette publication fit jeter feu et flammes aux obscurantistes du temps, avant tout au pasteur Melchior Gœze, de Hambourg, auquel Lessing riposta par ses fameux Anti-Gœze, qu’on a appelés les « Provinciales » de l’Allemagne. (Le trad.)
  3. Dans un autre chapitre des Parerga et Paralipomena : La philosophie et la science de la nature, § 87. (Le trad.)