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Sur la religion/Sur le théisme

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste Dietrich.
Félix Alcan (Parerga et Paralipomena, vol. 2p. 97-98).

SUR LE THÉISME


De même que le polythéisme est la personnification des parties et des forces de la nature envisagées séparément, le monothéisme est la personnification de la nature entière, dans son ensemble.

Mais si je cherchais à me représenter que je me trouve en présence d’un être individuel auquel je dirais : « Mon créateur ! je n’ai d’abord rien été ; c’est toi qui m’as produit, de sorte que maintenant je suis quelque chose, je suis moi » ; et si j’ajoutais : « Je te remercie pour ce bienfait » ; et si je terminais même ainsi « Si je n’ai rien valu, c’est ma faute » — ; j’avoue que, par suite de mes études philosophiques et de ma connaissance des doctrines de l’Inde, ma tête serait incapable de supporter cette idée. Celle-ci est d’ailleurs le pendant de celle que Kant nous expose dans sa Critique de la raison pure (chapitre sur « l’impossibilité d’une preuve cosmologique ») : « On ne peut s’empêcher de penser, pas plus qu’on ne peut admettre, qu’un être que nous nous représentons comme le plus haut parmi tous les êtres possibles, se dise à lui-même : J’existe d’éternité en éternité ; en dehors de moi il n’y a rien, sans ce qui est seulement quelque chose par ma volonté ; mais d’où viens-je donc ? » Soit dit entre parenthèse, cette dernière question, pas plus que le chapitre cité, n’a empêché les professeurs de philosophie, depuis Kant, de faire de l’absolu le thème constant de leurs dissertations, c’est-à-dire d’expliquer sans façons ce qui n’a pas de cause. C’est là une idée bien digne d’eux. Ces gens-là sont d’ailleurs incurables, et je ne saurais trop conseiller de ne pas perdre de temps avec leurs écrits et leurs conférences.

Qu’on se fasse une idole de bois, de pierre, de métal, ou qu’on la compose de notions abstraites, cela revient au même : c’est toujours de l’idolâtrie, dès qu’on se trouve en présence d’un être personnel auquel on sacrifie, qu’on invoque, qu’on remercie. La différence au fond n’est pas non plus bien grande, que l’on sacrifie ses brebis, ou ses inclinations. Chaque rite et chaque prière sont un témoignage irréfutable d’idolâtrie. Voilà pourquoi les sectes mystiques de toutes les religions s’accordent à supprimer tout rite à l’usage de leurs adeptes.