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Sur la religion/Foi et savoir, révélation

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste Dietrich.
Félix Alcan (Parerga et Paralipomena, vol. 2p. 71-73).

FOI ET SAVOIR, RÉVÉLATION


La philosophie, en tant que science, n’a nullement à s’occuper de ce que l’on doit ou peut croire, mais seulement de ce que l’on peut savoir. Ceci différerait-il entièrement de cela, que ce ne serait aucun désavantage même pour la foi. Celle-ci est la foi, parce qu’elle enseigne ce qu’on ne peut pas savoir. Si l’on pouvait le savoir, la foi deviendrait inutile et ridicule. Ce serait à peu près comme si, par rapport aux mathématiques, on établissait un dogme religieux.

À cela on pourrait opposer que, sans doute, la foi peut en tout cas enseigner plus, et beaucoup plus, que la philosophie, mais rien qui soit inconciliable avec les résultats de celle-ci. La science, en effet, est d’un métal plus dur que la foi. Quand elles se heurtent, c’est cette dernière qui se brise.

Quoi qu’il en soit, ce sont par essence des choses différentes qui doivent, dans leur intérêt réciproque, rester rigoureusement séparées. Chacune doit suivre son chemin, sans même faire attention à l’autre.

Les générations éphémères des êtres humains naissent et disparaissent dans une succession rapide, tandis que les individus dansent dans les bras de la mort, en proie aux angoisses, aux misères et à la douleur. Ils ne cessent de demander ce qu’ils font ici-bas, ce que signifie la farce tragi-comique qu’ils jouent, et ils supplient le ciel de leur répondre. Le ciel reste muet. Par contre, les prêtres arrivent avec leurs révélations.

Mais un grand enfant seul peut croire sérieusement que des êtres qui n’étaient pas des hommes aient jamais donné à notre race des éclaircissements sur son existence et son but, aussi bien que sur ceux du monde. Il n’y a pas d’autre révélation que les pensées des sages ; et même celles-ci, partageant le sort de tout ce qui est humain, sont soumises à l’erreur, souvent enveloppées dans des allégories et des mythes merveilleux ; d’où elles prennent le nom de religions. Peu importe donc si un homme vit et meurt en s’appuyant sur ses propres idées, ou sur celles d’autrui ; ce n’est jamais, après tout, qu’à des idées humaines qu’il accorde sa confiance. Les hommes ont néanmoins en général la faiblesse de s’en fier plutôt à ceux qui leur présentent des allégations surnaturelles, qu’à leur propre tête. Représentons-nous bien maintenant l’écrasante inégalité intellectuelle entre un homme et un homme : les idées de l’un pourraient souvent servir jusqu’à un certain point de révélation à l’autre.

Mais le secret fondamental et la ruse de tous les prêtres, en tout lieu de la terre et de tout temps, qu’ils soient brahmanes, mahométans, bouddhistes ou chrétiens, je vais les dire. Ils ont très justement reconnu et très bien saisi la grande force et le caractère indestructible du besoin métaphysique de l’homme. Alors ils prétendent posséder le moyen de le satisfaire, en ce que le mot de la grande énigme leur serait parvenu directement par une voie extraordinaire. Ceci une fois enfoncé dans la cervelle des humains, ils peuvent les conduire et les gouverner à leur gré. Les chefs d’État intelligents concluent une alliance avec eux ; les autres se laissent dominer par eux. Et si, par la plus rare des exceptions, un philosophe vient à apparaître sur le trône, un trouble profond est jeté dans toute la comédie.