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Sur la religion/Philosophie de la religion

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste Dietrich.
Félix Alcan (Parerga et Paralipomena, vol. 2p. 126-131).

PHILOSOPHIE DE LA RELIGION


Si nous admettons — et cette admission est à peu près certaine, dès que l’on croit à la vérité fondamentale des Évangiles — que Jésus-Christ a été un homme affranchi de tout mal et de tout penchant mauvais[1], il faut nommer son corps seulement un corps apparent[2], car le corps présuppose nécessairement les penchants mauvais, puisqu’il n’est en réalité que le penchant mauvais incarné et devenu visible. S’imaginer qu’un homme ainsi affranchi de tout penchant mauvais, qu’un homme qui porte un corps apparent, est né d’une vierge, est une excellente idée. Même physiquement, cela n’est pas en dehors d’une certaine possibilité, quoique éloignée. Certains animaux — quelques insectes, je crois — ont cette propriété, que la fécondation de la mère exerce ensuite son effet sur le premier rejeton et même sur le second, de sorte que celui-ci pond des œufs sans avoir été fécondé lui-même. Que cela soit arrivé une seule fois chez un être humain, ce n’est pas si invraisemblable que de croire qu’il y a eu vraiment un homme affranchi de péchés ; et dès que nous admettons ce dernier point, le premier peut très bien être admis aussi, vu l’harmonie, incompréhensible d’ailleurs pour la raison, entre la corporisation et le caractère intelligible de chaque être vivant et de l’hérédité de beaucoup de penchants et de traits moraux.

Ce qui distingue les théistes des athées, spinozistes, fatalistes, c’est que ceux-là imputent au monde un principe arbitraire, ceux-ci un principe naturel ; les premiers le font naître d’une volonté, les seconds d’une cause. Une cause agit nécessairement, une volonté librement. Mais une volonté sans motif est aussi inadmissible qu’un effet sans cause. Si le monde a pris naissance, il doit y avoir eu une première cause, conformément à la manière de voir des athées ; c’est-à-dire que le monde n’a dû rien avoir devant lui dont il fût l’effet, qui le forçât lui-même à agir, et qui l’expliquerait. Il agit donc en vertu d’une nécessité absolue, il agit par une contrainte absolue (c’est-à-dire qui ne dépend d’aucune autre raison), et ceci est le fatalisme proprement dit. Si, au contraire, les théistes font agir une volonté sans un motif, le résultat est quelque chose d’aussi absurde que le fatalisme : une volonté sans raison, comme, là, une contrainte sans raison.

Que la plupart des hommes préfèrent une volonté sans raison à une contrainte sans raison, la chose est assez étrange. Elle peut venir de ce que chaque cause est pénétrable en soi et pour soi, mais non chaque motif. Celui qui agit peut le dissimuler. Alors on lui prête en secret un motif caché.

On ne peut concilier les deux partis qu’en montrant que volonté et causalité, liberté et nature sont une seule et même chose. Ma nouvelle doctrine indiquera la route, en montrant que le corps est l’objet devenu volonté ; et cependant la volonté en soi est soumise à la loi de la motivation, comme le corps à celle de la causalité. De même qu’il y a une volonté, il y a un corps ; et de même qu’il y a motivation, il y a en même temps causalité.

Le mot « Dieu » m’est si antipathique, parce qu’il transporte en chaque cas au dehors ce qui gît au dedans. En conséquence, pourrait-on dire, la différence entre le théisme et l’athéisme est vaste. Mais il en est plutôt ainsi : « Dieu » est essentiellement un objet, et non le sujet. Sitôt donc que Dieu est posé, je ne suis rien.

Si l’on affirme l’identité du subjectif et de l’objectif, on peut affirmer aussi l’identité du théisme et de l’athéisme. Sans doute, tous les contraires sont relatifs, et l’on peut s’élever de chacun à un point de vue général où le contraire disparaît. Mais cela n’avance à rien.

Rien n’est plus propre à démontrer la monstruosité et toute l’absurdité du théisme, que le tableau qu’en fait, au moyen des contradictions dissimulées du Koran, Garcin de Tassy dans son Exposition de la foi musulmane. Cependant cet exposé est tout à fait conforme au christianisme, et ne dit rien qu’un chrétien ne puisse dire de Dieu le père. Cette idée est en effet commune à toutes les sectes juives ; mais on ne la trouve nulle part en dehors d’elles. Quant aux chrétiens, ils évitent volontiers cet exposé explicite et se réfugient derrière le mysticisme, dans l’obscurité duquel il faut que l’absurdité disparaisse et que deux et deux fassent cinq.

Le théisme doit se ranger à l’une de ces trois hypothèses :

1o Dieu a créé le monde de rien. — Ceci est contraire à cette vérité nettement établie, que rien ne se fait de rien.

2o Il l’a créé de lui-même. — Alors, ou il est lui-même resté dedans : panthéisme ; ou la partie de lui-même qui est devenue le monde s’est séparée de lui : émanation.

3o Il a formé la matière préalablement existante. — En ce cas, celle-ci est éternelle comme lui, et il est un simple δημιουργός.

Que la religion serve de masque aux desseins les plus vils, c’est un fait si banal, qu’il ne doit étonner personne. Mais qu’il en soit de même de la philosophie, la chaste fille du ciel, qui n’a jamais cherché autre chose que la vérité, cela était réservé à notre temps.

La religion catholique est un billet à ordre sur le ciel, qu’il serait trop malaisé de mériter par soi-même. Les prêtres sont les entremetteurs de cette mendicité.

Celui qui cherche la récompense de ses actions soit dans ce monde, soit dans un monde futur, est un égoïste. Qu’il perde la première par suite du hasard qui gouverne ce monde, ou la seconde par suite de l’inanité de l’illusion qui lui créait le monde futur, cela revient au même. Ce n’est dans les deux cas qu’un motif qui pourrait le guérir de l’ambition de poursuivre des buts.

Mais si un homme vise une fois des buts d’égoïsme, je l’estimerai plus s’il agit à la façon de Machiavel et cherche à réaliser ses fins par l’habileté et la connaissance des causes et des motifs d’où sortent des effets, que s’il distribue beaucoup d’aumônes avec le ferme espoir de recouvrer un jour le tout au décuple et de ressusciter archimillionnaire dans l’autre monde. (Il n’y a d’autre différence entre les deux que celle de l’habileté.) Et si je me réjouis du soulagement qu’un malheureux éprouve grâce à cet homme, ma joie sera absolument la même, si, par hasard, un trésor mis à jour vient en aide à ce malheureux.

Il ne faut pas perdre de vue, toutefois, que beaucoup donnent par pur amour — c’est la compassion — et par pure bonne volonté. Mais quand ils veulent rendre compte de cet acte à leur propre raison, leur manque de connaissance et de vraie philosophie fait qu’ils endorment celle-ci à l’aide de toutes sortes de dogmes. Cela est d’ailleurs fort indifférent, et n’enlève à leur acte ni sa vraie signification, ni sa valeur.

Le mythe de la migration des âmes est tellement le plus solide, le plus important, le plus rapproché de la vérité philosophique de tous les mythes qui ont jamais été imaginés, que je le regarde comme le nec plus ultra des créations en ce sens. Aussi Pythagore et Platon l’ont-ils honoré et utilisé ; et le peuple chez lequel il règne à l’état de croyance générale et sur la vie duquel il exerce une influence décisive, est, grâce à lui, le plus majeur de tous, comme il est aussi le plus vieux.


  1. Paul, Ad Romanos, VIII, 3 : « Deus filium suum misit in similitudinem carnis peccati. » Saint Augustin explique ceci (Quæstiones, livre LXXXIII, chap. lxvi) : « Non enim caro peccati erat, quæ non de carnali delectatione nata erat : sed tamen inerat et similitudo carnis peccati, quia mortalis caro erat. »
  2. « D’autres, sur les traces de Valentinus, convertirent en allégorie toute l’histoire de la génération du Christ : doctrine que réfuta l’orthodoxe Irénée. Après lui, Appelle et d’autres nièrent que le Christ fût un homme réel, et affirmèrent qu’il était un fantôme sans corps. Tertullien disputa contre eux, surtout à l’aide de cet argument, que ce qui n’a pas de corps n’existe pas. L’hérétique Arius nia que le Christ fût Dieu. » Hobbes, Léviathan, chap. xlvi.