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Sur la religion/Rationalisme

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste Dietrich.
Félix Alcan (Parerga et Paralipomena, vol. 2p. 114-125).

RATIONALISME


Le point central et le cœur du christianisme sont les doctrines de la chute, du péché originel, de l’impureté de notre état naturel et de la corruption de l’être humain, associées à celles de la représentation et de la réconciliation par le Sauveur, auxquelles on participe par la foi en lui. Par cela, le christianisme fait preuve de pessimisme. Il est donc en opposition complète avec l’optimisme du judaïsme comme avec le fils authentique de celui-ci, l’islamisme, et apparenté au contraire avec le brahmanisme et le bouddhisme. De ce qu’en Adam tous ont péché et sont condamnés, de ce que dans le Sauveur, au contraire, tous sont rachetés, cela veut dire aussi que l’essence propre et la véritable racine de l’homme ne se trouvent pas dans l’individu, mais dans l’espècc. Celle-ci est l’idée (platonique) de l’être humain, et son phénomène séparé dans le temps, ce sont les individus.

La différence fondamentale des religions, c’est qu’elles sont optimistes ou pessimistes, et nullement qu’elles portent ces noms : monothéisme, polythéisme, trimourti, trinité, panthéisme, athéisme (comme le bouddhisme). Aussi l’Ancien Testament et le Nouveau Testament sont-ils diamétralement opposés l’un à l’autre, et leur réunion forme un étrange centaure. Le premier est optimiste, le second pessimiste. Celui-là remonte, la chose est prouvée, à la doctrine d’Ormazd. Celui-ci, d’après son esprit, est apparenté au brahmanisme et au bouddhisme, et, au point de vue historique, on peut vraisemblablement le faire dériver d’eux. Le premier est une musique sur le mode majeur, le second sur le mode mineur. Seule l’histoire de la chute forme dans l’Ancien Testament une exception. Elle y reste d’ailleurs inutilisée, comme un « hors-d’œuvre », jusqu’à ce que le christianisme la reprenne comme le seul trait d’union qui lui convienne.

Mais ce caractère fondamental du christianisme, qu’Augustin, Luther et Mélanchthon ont très justement saisi et systématisé de leur mieux, nos rationalistes actuels, marchant sur les traces de Pélage, ont cherché à l’effacer et à le rejeter par l’exégèse, pour ramener le christianisme à un judaïsme optimiste sec et égoïste. Ils ont ajouté à celui-ci une meilleure morale et une vie future, comme les exige l’optimisme conséquent avec lui-même, afin que la joie de vivre ne tarisse pas si vite, et que la mort, qui crie trop haut contre la doctrine optimiste et qui finit par apparaître au gai Don Juan comme la statue du commandeur, soit traitée ainsi qu’elle le mérite. Ces rationalistes sont de braves gens, mais de pauvres esprits, qui n’ont aucune idée du sens profond renfermé dans le mythe du Nouveau Testament, et qui sont incapables de s’élever au-dessus de l’optimisme juif, qui leur est accessible et répond à leurs besoins. Ils veulent la vérité nue et sèche en histoire comme dans le dogme. On peut comparer celle-ci à l’évhémérisme de l’antiquité. Sans doute, ce que les supranaturalistes apportent est au fond une mythologie, mais celle-ci est le véhicule de vérités importantes et profondes qu’il serait impossible de faire comprendre à la masse par d’autres moyens. Combien, au contraire, ces rationalistes sont loin de comprendre et même de soupçonner le sens et l’esprit du christianisme, c’est ce que montre, par exemple, leur grand apôtre Wegscheider dans sa naïve Dogmatique (§ 15), où il n’a pas honte d’opposer aux affirmations profondes d’Augustin et des réformateurs sur le péché originel et la corruption constitutive de l’homme, le fade bavardage de Cicéron dans son De Officiis, qui est beaucoup plus de son goût. On est vraiment en droit de s’étonner de la naïveté avec laquelle cet homme étale son prosaïsme et sa platitude, voire même son inintelligence absolue de l’esprit du christianisme. Mais il n’est qu’unus è multis. Brettschneider n’a-t-il pas rejeté de la Bible, par l’exégèse, le péché originel ? Or, le péché originel et le salut constituent l’essence du christianisme. D’autre part, on ne peut nier que les supranaturalistes sont parfois quelque chose de bien pire, c’est-à-dire des calotins au plus mauvais sens du mot. C’est alors au christianisme à voir comment il peut se tirer d’affaire entre Charybde et Scylla. L’erreur commune des deux partis est de chercher dans la religion la vérité non voilée, sèche, littérale. La philosophie seule aspire à celle-ci. Quant à la religion, elle n’a qu’une vérité, accommodée aux besoins du peuple : une vérité indirecte, symbolique, allégorique. Le christianisme est une allégorie qui représente une idée vraie ; mais l’allégorie en elle-même n’est pas la vérité. Admettre ceci, c’est l’erreur que partagent les supranaturalistes et les rationalistes. Ceux-là veulent affirmer l’allégorie vraie en soi ; ceux-ci l’interpréter et la modeler, jusqu’à ce qu’elle puisse être vraie en soi selon leur manière de voir. Chaque parti lutte donc à ce sujet contre l’autre à l’aide de raisons vigoureuses et frappantes. Les rationalistes disent aux supranaturalistes : « Votre doctrine n’est pas vraie ». Ceux-ci leur répondent : « Votre doctrine n’est pas le christianisme ». Tous deux ont raison. Les rationalistes croient prendre la raison pour mesure : mais ils ne prennent que la raison impliquée dans les prémisses du théisme et de l’optimisme, quelque chose comme « la profession de foi du vicaire savoyard » de Rousseau, ce prototype de tout rationalisme. Ils ne veulent donc maintenir du dogme chrétien que ce qu’ils regardent comme vrai sensu proprio : le théisme et l’âme immortelle. Mais si alors ils en appellent, avec l’audace de l’ignorance, à la « raison pure », il faut leur servir sa « critique » pour les forcer à comprendre que leurs dogmes, choisis comme conformes à la raison en vue de leur maintien, se basent seulement sur une application transcendante de principes immanents, et constituent en conséquence un dogmatisme philosophique non critique, par suite non défendable, que la critique de la raison pure combat de tous les côtés et dont elle démontre la vanité ; son nom seul annonce son antagonisme avec le rationalisme.

Aussi, tandis que le supranaturalisme a pourtant une vérité allégorique, il est impossible d’en reconnaître une au rationalisme. Les rationalistes ont nettement tort. Pour être un rationaliste, il faut être philosophe, et, comme tel, s’émanciper de toute autorité, aller de l’avant et n’avoir peur de rien. Mais, si l’on veut être un théologien, on doit être logique et ne pas abandonner le fondement de l’autorité, même quand elle ordonne de croire l’incompréhensible. On ne peut servir deux maîtres à la fois : donc, ou la raison, ou l’Écriture. S’asseoir entre deux chaises, se nomme « juste milieu ». Ou croire ou philosopher : il faut se donner tout entier à l’objet de son choix. Mais croire jusqu’à un certain point et pas davantage, ou philosopher jusqu’à un certain point et pas davantage, c’est une demi-mesure qui constitue le caractère fondamental du rationalisme. Les rationalistes sont toutefois moralement justifiés, en ce qu’ils se mettent bravement à l’œuvre et ne trompent qu’eux-mêmes ; tandis que les supranaturalistes, en affirmant que la vérité sensu proprio est une simple allégorie, cherchent le plus souvent, de propos délibéré, à tromper les autres. Cependant, par l’effort de ceux-ci, la vérité que contient l’allégorie est sauvée ; les rationalistes, au contraire, dans leur platitude et leur prosaïsme septentrionaux, jettent celle-ci par la fenêtre, et, avec elle, toute l’essence du christianisme. Oui, ils finissent par arriver pas à pas là où, il y a quatre-vingts ans, Voltaire était arrivé d’une seule envolée. Il est souvent amusant de voir comme, en établissant Îles propriétés de Dieu (ses quiddités), ils visent soigneusement, lorsque le simple mot et shibboleth « Dieu » ne leur suffit plus, à attraper le « juste milieu » entre un homme et une force naturelle ; ce qui réussit difficilement. En attendant, rationalistes et supranaturalistes s’entrefrottent dans cette lutte, comme les hommes sortis tout armés des dents de dragon semées par Cadmus. En outre, la tartuferie qui s’exerce ici d’un certain côté assène encore à la chose le coup de mort. On voit, dans le carnaval des villes italiennes, de fous masques courir au milieu des gens qui vont tranquillement et sérieusement à leurs affaires ; de même nous voyons aujourd’hui en Allemagne s’agiter parmi les philosophes, les naturalistes, les historiens, les critiques et les rationalistes, des tartufes habillés à la mode d’il y a plusieurs siècles ; et l’effet est burlesque, surtout quand ils haranguent.

Ceux qui s’imaginent que les sciences peuvent continuer à progresser et à se répandre sans empêcher la religion de subsister et de fleurir, sont dans une grande erreur. La physique et la métaphysique sont les ennemies naturelles de la religion, et celle-ci est en conséquence l’ennemie de celles-là, qu’elle s’efforce de supprimer, comme la physique et la métaphysique s’efforcent de la détruire. Parler de paix et d’accord entre les unes et l’autre, est chose tout à fait risible il y a entre elles guerre à mort. Les religions sont les enfants de l’ignorance, et ne survivent pas longtemps à leur mère. C’est ce qu’a bien compris Omar en brûlant la bibliothèque d’Alexandrie. Il donna pour raison que le contenu des livres se trouvait dans le Koran, ou sinon qu’il était superflu. Cette raison, qui passe pour inepte, est au contraire très fine, si on la comprend cum grano salis, en lui faisant signifier que les sciences, quand elles s’élèvent au-dessus du Koran, sont hostiles à la religion, et en conséquence ne doivent pas être tolérées. Le christianisme se trouverait dans une bien meilleure posture, si les souverains chrétiens avaient été aussi intelligents qu’Omar. Mais maintenant il est un peu tard pour brûler tous les livres, supprimer les Académies, imposer aux Universités le pro ratione voluntas, en vue de ramener l’humanité au point où elle en était au moyen âge. Et ce n’est pas une poignée d’obscurantistes qui accomplira cette besogne ; on les regarde aujourd’hui comme des gens qui veulent éteindre la lumière pour voler. Ainsi il est évident que les peuples songent dès à présent à secouer le joug de la foi ; les symptômes de cette manière de voir s’accusent partout, quoique différents dans chaque pays. La raison en est le trop de savoir qui s’est accumulé chez eux. Les connaissances de toute espèce qui s’accroissent chaque jour et se prolongent toujours de plus en plus dans toutes les directions, élargissent tellement, selon sa sphère, l’horizon de chacun, que cet horizon finira par acquérir une étendue en face de laquelle les mythes qui forment le squelette du christianisme se rétréciront de telle façon, qu’il n’y aura plus de place pour la foi. L’humanité rejette le vêtement de la religion, devenu trop étroit pour elle ; et il n’y a plus d’arrêt : il éclate. La foi et la science ne s’accordent pas bien dans la même tête. Elles y sont comme un loup et un agneau dans la même cage, et la science est le loup qui menace de dévorer son voisin. On voit la religion, dans son angoisse mortelle, s’accrocher à la morale, dont elle voudrait se dire la mère ; mais non pas ! La vraie morale et la vraie moralité ne sont dépendantes d’aucune religion, bien que chacune les sanctionne et leur apporte ainsi un appui. Chassé des classes moyennes, le christianisme se réfugie maintenant dans les classes tout à fait inférieures, où il se manifeste sous la forme de conventicules, et parmi les classes supérieures, où il est une affaire de politique. Mais on devrait songer que sur ce terrain aussi le mot de Gœthe a son application :

On sent l’intention, et cela indispose[1].

Le lecteur peut se rappeler à ce sujet les lignes de Condorcet que j’ai citées dans le Dialogue sur la religion.

La foi est comme l’amour : elle ne se commande pas. Aussi est-ce une entreprise hasardeuse que de prétendre l’introduire ou la fortifier par des mesures d’État. De même que la tentative de forcer l’amour engendre la haine, la tentative de forcer la foi engendre l’incrédulité. Ce n’est que tout à fait indirectement, en s’y prenant longtemps à l’avance, qu’on peut propager la foi il s’agit de lui préparer un bon terrain sur lequel elle prospère, et ce terrain est l’ignorance. On l’a cultivé avec soin en Angleterre depuis le vieux temps jusqu’à nos jours, de sorte que les deux tiers de la nation ne savent pas lire ; et cela explique qu’il y règne aujourd’hui encore une foi de charbonnier qu’on chercherait vainement ailleurs. Mais voilà que le gouvernement anglais commence à retirer au clergé l’enseignement populaire, ce qui amènera bientôt un déclin de la foi. En résumé, le christianisme, incessamment miné par la science, s’achemine peu à peu vers sa fin. Son seul espoir peut-être, c’est que seules périssent les religions qui n’ont pas de documents écrits. La religion des Grecs et des Romains, ces maîtres du monde, a disparu. La religion du petit peuple juif s’est au contraire maintenue ; de même celle du peuple zend, chez les Guèbres. Celle des Gaulois, des Scandinaves et des Germains est également morte. Mais le brahmanisme et le bouddhisme continuent à vivre et à fleurir. Ils sont les plus anciennes de toutes les religions, et ont des documents en abondance.

Aux siècles passés, la religion était une forêt derrière laquelle des armées pouvaient prendre position et se couvrir. Mais, après tant de coupes, elle n’est plus qu’une broussaille derrière laquelle, le cas échéant, des filous se cachent. Aussi doit-on se mettre en garde contre ceux qui voudraient mêler la religion à tout, et faut-il leur appliquer le proverbe espagnol déjà cité : Detrás de la cruz está el diablo.

Au lieu d’établir la vérité des religions dans le sens allégorique, on pourrait, comme on le fait pour la théologie morale de Kant, les qualifier d’hypothèses dans une vue pratique, ou de schémas hodogétiques, de régulatrices, à la façon des hypothèses physiques sur les courants électriques, qui expliquent le magnétisme, ou sur les atomes, qui expliquent les proportions chimiques de combinaisons, etc.[2]. On a bien soin de ne pas les établir comme objectivement vraies, mais on s’en sert pour combiner les phénomènes, car, au point de vue du résultat et de l’expérimentation, elles donnent à peu près autant que la vérité elle-même. Elles vous guident dans l’action et vous tranquillisent subjectivement en ce qui concerne la pensée.

Les religions remplissent et gouvernent le monde, et la grande masse de l’humanité leur obéit. À côté d’elles s’achemine lentement la calme succession des philosophes, qui travaillent à résoudre l’énigme du grand mystère, au profit du petit nombre qui, par vocation, s’intéresse à ces recherches. En moyenne, chaque siècle produit un philosophe. Dès qu’on l’a reconnu vrai, on l’accueille avec joie et on l’écoute avec attention.

Pour la grande masse, les seuls arguments palpables sont les miracles. Aussi tous les fondateurs de religions en accomplissent-ils.

Les théologiens cherchent tantôt à allégoriser, tantôt à naturaliser les miracles de la Bible, pour s’en débarrasser d’une façon quelconque. Car ils sentent que miraculum sigillum mendacii[3].

Les documents religieux renferment des miracles, en vue de la confirmation de leur contenu. Mais il vient un moment où ils produisent l’effet contraire.

Quelle mauvaise conscience doit avoir la religion, c’est ce qu’on peut mesurer aux peines sévères par lesquelles elle interdit la raillerie à son adresse.

Parmi les nombreux maux et les nombreuses tristesses de la destinée humaine, les moindres ne sont pas que nous soyons là sans savoir d’où nous venons, où nous allons, et pourquoi nous existons. Celui qui est pénétré du sentiment de ce mal, ne pourra guère se défendre d’une amertume contre ceux qui prétendent avoir sur ce sujet des données spéciales, qu’ils veulent nous communiquer sous le nom de révélation.

Je conseillerais à ces messieurs de la révélation de ne pas tant parler d’elle au jour actuel. Autrement on pourrait facilement leur révéler ce qu’est en réalité la révélation.

Une religion qui a pour fondement un seul événement, et qui prétend faire de cet événement, qui s’est passé ici ou là, et de loin en loin, la période critique du monde et de toute existence, une telle religion a un fondement si faible, qu’il lui est absolument impossible de subsister, dès que les gens commencent à réfléchir quelque peu. Combien est sage de la part du bouddhisme, au contraire, l’acceptation des mille Bouddhas ! De cette façon, il n’en est pas comme dans le christianisme, où Jésus-Christ a sauvé le monde, et où, en dehors de lui, aucun salut, n’est possible ; mais quatre mille ans, dont les monuments se dressent majestueusement en Égypte, en Asie et en Europe, n’ont rien pu savoir de lui, et ces siècles, avec toute leur splendeur, menaient tout bonnement au royaume du diable ! Les nombreux Bouddhas sont nécessaires, parce qu’à la fin de chaque kalpa le monde meurt, et avec lui la doctrine. Un monde nouveau exige donc un Bouddha nouveau. Le salut est toujours sous la main.

Si la civilisation est la plus avancée chez les peuples chrétiens, cela ne provient pas de ce que le christianisme lui est favorable, mais de ce qu’il est en train de mourir et a désormais peu d’influence. Tant qu’il en avait, la civilisation était bien en retard : c’était le moyen âge. Au contraire, l’islamisme, le brahmanisme et le bouddhisme continuent à exercer une influence décisive sur la vie. C’est encore en Chine que cette influence est la moins sensible, ce qui fait que la civilisation de ce pays est assez égale à celle de l’Europe. Toute religion est en antagonisme avec la civilisation.

Les gouvernements européens défendent toute attaque contre la religion du pays. Mais eux-mêmes expédient dans les contrées brahmaniques et bouddhistes des missionnaires qui attaquent à leur racine les religions indigènes, pour faire place à celle qu’ils importent. Et ensuite ils jettent les hauts cris, quand un empereur chinois ou un grand mandarin du Tonkin en vient faire couper la tête à ces gens-là !


  1. « So fühlt man Absicht, und man wird verstimmt. »

    Torquato Tasso, acte II, scène 1.
  2. Même les pôles, l’équateur et les parallèles du firmament, sont de cette espèce. Au ciel il n’y a rien de semblable : il ne se meut pas.
  3. « Le miracle est le sceau du mensonge. »