Sur la voie glorieuse/D’après Hérodote

La bibliothèque libre.
Librairie ancienne Édouard Champion (p. 57-71).


D’APRÈS HÉRODOTE


Ce petit morceau n’est pas pour ceux qui ont pratiqué Hérodote. Ils n’y trouveraient que ce qu’ils connaissent déjà et dans un ordre qui dérangerait leurs habitudes, sans aucun avantage pour eux. Je crois, au contraire, que les esprits moins familiers avec l’antiquité le liront avec plaisir. J’en peux penser du bien sans vanité, puisque je n’y suis autant dire pour rien. Toute ma tâche, et je la trouvais des plus agréables, a été de réunir en un seul dialogue des maximes et des conversations éparses chez le vieil historien, qui est certainement un des parleurs les plus aimables qu’on puisse entendre. Cet arrangement a du moins le mérite de mettre sous un jour très vif l’esprit grec au lendemain des guerres médiques, à cette heure radieuse où la Grèce, victorieuse et sage, réalisa dans la poésie et dans l’art la souveraine beauté.

Certes je n’ai rien tenté pour rapprocher les Grecs de nous. Je me suis appliqué, au contraire, à faire passer dans mon style, autant que possible, le tour, la manière, la forme, la couleur antiques. En matière d’histoire, je n’aime pas du tout les allusions. Chercher le présent dans le passé est un jeu frivole. Il faut, je crains, pour s’y plaire, quelque fausseté d’esprit.

Ce n’est pas un amusement bien philosophique que de travestir les anciens pour nous reconnaître en eux. Mais retrouver dans tous les temps, dans tous les pays l’homme, l’homme immuable, découvrir dans le lointain des âges de ces traits qui nous semblaient propres à notre temps et qui tiennent en réalité à ce fond humain qui ne change jamais, recevoir tout à coup l’impression que l’espèce, qui varie si lentement, n’a pas varié depuis les époques dont nous avons conservé la mémoire, voilà ce qui émeut, voilà ce qui intéresse, voilà ce qui parle fortement à l’imagination.

Si je ne me trompe, ce fond humain, ces caractères propres à notre espèce, apparaissent d’une manière frappante dans ces extraits du bon Hérodote. C’est pourquoi je pense qu’en les lisant mes compatriotes ramèneront plus d’une fois leur pensée de la 75e olympiade à l’heure présente si grave, pleine pour nous de gloire et de douleurs, et grosse d’un avenir dans lequel nous mettons de hautes et vastes espérances.


XERXÈS ET DÉMARATE
DIALOGUE


Étranger, va dire à Lacédémone que nous sommes morts ici pour obéir à ses lois.
Simonide.
Les enfants d’Athènes, en détruisant l’armée des Perses, ont préservé leur patrie du joug honteux de l’esclavage.
Platon.


Maître de l’Asie occidentale et de l’Égypte, Darius, fils d’Hystaspe, roi des Perses, avait soumis la Thrace et la Macédoine et laissé, en mourant, le plus grand empire de la terre à son fils Xerxès, qui ressentit aussitôt un violent désir de l’accroître encore. Sous prétexte de venger les anciennes injures des Athéniens, mais en réalité pour conquérir l’Europe, il rassembla et dirigea sur la Grèce, par terre et par mer, une armée composée de Perses, de Mèdes, de Saces, de Péoniens, d’Arabes montés sur des chameaux, de Libyens conducteurs de chars, qui s’élevaient au nombre de deux millions d’hommes sans compter les serviteurs et les matelots. Elle était commandée par Mardonius, cousin du Roi et époux d’Artazostra, fille de Darius. Les Barbares contraignirent les peuples qu’ils trouvèrent sur leur passage, jusqu’à la Thessalie, à suivre leur marche.

Pour se rendre les dieux favorables, ils leur sacrifièrent des chevaux blancs et, parvenus sur les ponts du Strymon, enterrèrent vifs neuf jeunes garçons et neuf vierges de la contrée.

Les Grecs, qui avaient d’abord décidé d’attendre les Perses sur le Pénée, renoncèrent à défendre la vallée de Tempe et ramenèrent la flotte à l’embouchure de l’Euripe. Cependant ils ne consentirent point à abandonner sans combat aux envahisseurs la riche Béotie et l’Attique populeuse. Ils envoyèrent ce qu’ils purent rassembler d’hommes pour garder le passage des Thermopyles entre le mont Œta et la mer, qui était le seul par lequel une armée pût pénétrer par la Thessalie dans la Grèce. Ces hommes se composaient de Thébains, de Thespiens, de Béotiens, et de plusieurs autres peuples, au nombre de cinq mille environ, et de trois cents Spartiates, pesamment armés. Léonidas, roi de Sparte, avait le commandement sur tous.

Cependant les Barbares campèrent dans une plaine de Thessalie, illustrée par la mort d’Hercule. Et la tente du grand Roi s’élevait au milieu du camp. Or, Xerxès avait amené avec lui Démarate, fils d’Ariston, autrefois roi de Sparte, qui, déclaré illégitime, dépouillé de ses honneurs et chassé de sa patrie, s’était retiré chez les Perses. Comme Mardonius s’apprêtait à franchir le défilé des Thermopyles, Xerxès, qui avait coutume de consulter Démarate sur la manière de combattre les Grecs, le fit appeler dans sa tente, et lui dit :

— Démarate, je veux t’interroger sur une chose que je suis désireux de connaître. Tu sais que les Grecs, rassemblés pour défendre ce défilé, sont commandés par Léonidas, roi de Sparte. Un espion envoyé par moi, a observé ceux d’entre eux qui se tenaient de ce côté du mur qu’ils ont élevé pour fermer le passage. C’étaient des Spartiates. Ayant posé leurs armes contre ce mur, ils se livraient nus à des jeux athlétiques ou se peignaient soigneusement les cheveux. Je ne puis croire qu’ils se préparent ainsi à mourir en combattant. Ils me paraissent au contraire agir d’une façon très ridicule, et j’augure qu’avant quatre jours ils se seront retirés. Qu’en penses-tu, Démarate ?

Démarate

Ô Roi, dois-je te faire une réponse agréable ou une réponse véritable ?

Xerxès

Dis la vérité, et je te promets que tu n’auras pas à t’en repentir.

Démarate

Ô Roi, ne crains pas de ma part une parole feinte. Je t’ai déjà dit quels hommes étaient les Grecs. Ils ne nourrissent point de vastes désirs, et se contentent de ce qu’ils possèdent. Ils craignent la Nemesis divine qui abaisse ceux qui s’élèvent trop haut, et ils gardent en tout la mesure. La sagesse est leur fidèle compagne ; elle les préserve de subir la tyrannie au dedans et de l’exercer au dehors. Mais quand je t’ai annoncé, ô Roi, la manière dont ils se comporteraient à ton égard, tu t’es moqué de moi. Écoute-moi, cette fois, plus favorablement. Ceux-ci sont venus défendre ce défilé contre toi, et c’est à quoi ils se disposent. Or telle est leur coutume : avant de faire le sacrifice de leur vie, ils ceignent leur tête de bandelettes et de couronnes.

Xerxès

Ce que tu dis là, Démarate, n’est guère croyable. Comment ces Spartiates, si peu nombreux, combattraient-ils mon innombrable armée ?

Démarate

Ô Roi, je n’ai pas de raison d’aimer les Spartiates, qui m’ont ôté mes honneurs héréditaires, m’ont rejeté, ont fait de moi un homme sans patrie, un exilé. Au contraire, le roi Darius, ton père, m’a accueilli, m’a donné une demeure et des richesses. Or, un homme sage se détourne de ceux qui l’ont traité injurieusement et il répond par l’amitié au bien qu’on lui fait. C’est donc par intérêt pour toi et non par bienveillance pour les Spartiates que je te parle comme je fais. Eh bien, Roi, tiens-moi pour un imposteur, si ces hommes-ci n’agissent pas comme je l’ai annoncé !

Xerxès

Je ne le puis croire. Mais, dis-moi, Démarate, les habitants de Lacédémone sont-ils nombreux et se trouve-t-il parmi eux beaucoup d’hommes exercés à la guerre ?

Démarate

Ô Roi, le nombre des Lacédémoniens est grand, et ils possèdent beaucoup de villes. La cité de Sparte contient au moins huit mille hommes tels que ceux qui sont ici. Les autres citoyens de Lacédémone, sans les valoir, sont braves aussi.

Fils de Darius, sache que, si tu surmontes ces hommes, aucune nation ne se lèvera contre toi ; car les Lacédémoniens sont le plus courageux des peuples. À ne te point mentir, ils ne souffriront jamais que tu asservisses les peuples de la Grèce, et ils te combattraient, alors même que tous les autres Grecs se rangeraient de ton parti.

Xerxès

Comment oseraient-ils me combattre seuls, étant très inférieurs en nombre aux Mèdes et aux Perses ?

Démarate

Ô Roi, quel que soit leur nombre, ils n’y regarderont pas pour prendre leur résolution. N’eussent-ils que mille hommes à t’opposer, ils te les opposeraient, et plus faibles, ils te combattraient encore !

Xerxès

Que dis-tu ? Mille hommes lutter contre une armée nombreuse comme les étoiles ! Tu es Spartiate, Démarate ; voudrais-tu combattre seul contre dix ? Certes, si chacun de tes concitoyens est tel que tu dis, il peut, conformément à vos usages, se juger égal à deux adversaires. Il y a aussi, parmi mes gardes, des hommes d’élite qui ne craindraient pas de lutter contre les Grecs un contre trois. Mais un homme serait insensé qui prétendrait se mesurer avec dix de mes guerriers. Si vous êtes tous de la même taille que toi, Démarate, et que les autres Grecs que j’ai vus, tu te moques. Je te ferai voir, au contraire, que, homme pour homme, un Perse vaut mieux qu’un Grec. En effet, les Perses, commandés par un seul, excèdent leur vaillance naturelle de toute la grandeur de celle qui leur est imposée et qui les porte à des actes que d’eux-mêmes ils n’auraient jamais songé à accomplir. L’obéissance aux moins braves tient lieu de courage, et la peur du maître est plus forte chez eux que la peur de l’ennemi. Chassés à coup de fouet, ils se jettent sur les lances et les javelots. Tels sont les soldats perses. Les vôtres, égaux et libres, n’obéissant point à un chef unique, n’en font, dans le combat, qu’à leur plaisir et s’inspirent seulement de leur cœur qui, le plus souvent, est médiocre, car, en tout pays les grands cœurs sont rares. J’estime donc qu’à nombre égal les Grecs ne résisteraient pas facilement aux Perses.

Démarate

Les Grecs sont libres, ô Roi ; mais ils ne sont pas libres de toute manière : esclaves de la loi, ils la craignent bien plus encore que tes soldats ne te redoutent. Ils obéissent aveuglément à ses ordres et elle leur ordonne de ne jamais reculer dans le combat, quels que soient le nombre et la force de l’ennemi, de demeurer fermes dans les rangs, de vaincre ou de mourir. Pour Sparte, ce n’est pas mourir, c’est fuir qui est la mort. Ô Roi, telle est la vérité.

Xerxès

Je te ferai connaître un autre avantage des Perses sur les Grecs. C’est que les Perses sont unis étroitement sous mon autorité, et que les Grecs se querellent sans cesse les uns les autres. On les voit à tout moment combattre ville contre ville. Et, dans une même cité, les citoyens sont divisés en plusieurs partis irréconciliables. J’ai reçu avis que les Athéniens sont partagés en deux factions qui se déchirent l’une l’autre et qu’ils ont chassé le chef des plus riches et des meilleurs pour donner le pouvoir au vil peuple. Comment des insensés toujours occupés à se détruire eux-mêmes seraient-ils en état de nuire beaucoup à une armée étrangère ?

Démarate

Il est vrai, ô Roi, que, jugeant d’après leur sentiment de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, les Grecs se querellent souvent et luttent ville contre ville, citoyens contre citoyens. Il est vrai que le peuple d’Athènes n’est pas unanime sur la manière dont il convient de gouverner la ville. Parmi les citoyens, les uns regrettent les tyrans et prétendent réserver le pouvoir aux hommes bien nés ; les autres, conduits par des orateurs brillants d’intelligence et d’audace, s’efforcent de maintenir le gouvernement populaire ; et il est vrai encore que ceux-ci l’ayant emporté, des hommes ont été exilés, qui passaient pour justes. Mais ces dissensions ont cessé à ton approche, ô Roi. Les chefs de l’aristocratie ont été rappelés dans leur patrie, et ils la gouvernent aujourd’hui de concert avec les amis du peuple.

Xerxès

Que m’importe ! Le ciel est pour moi. Seuls entre les hommes les Perses connaissent les vrais dieux. J’ai donné aux dieux immortels les plus sûrs témoignages de ma piété. Je leur ai sacrifié des chevaux blancs et de jeunes hommes afin qu’ils me donnent la victoire. Les Grecs n’adorent ni le soleil, ni les astres, et ils sont très ignorants dans les choses divines. Les Athéniens ne font rien d’agréable aux puissances célestes et se refusent à verser le sang des victimes humaines. Ils se sont souillés chez les Lydiens d’impiétés horribles. Ils ont incendié, à Sardes, les temples et les Bois sacrés. Le ciel les punira de leurs crimes et leur perte est assurée.

Je porterai la guerre contre eux, afin d’acquérir devant les hommes une haute renommée et d’apprendre à tous les peuples ce qu’il en coûte d’envahir un pays qui m’appartient. Mon dessein est de conquérir non seulement la Grèce, mais toute l’Europe. L’Europe est belle, le ciel y est doux et la terre fertile ; on y cultive toutes sortes d’arbres fruitiers. De tous les mortels, je suis seul digne de la posséder.

Démarate

Ô Roi, prends en bonne part ce qu’il me reste à te dire. Écoute, je te parle comme à un hôte sacré. Roi, ne te venge pas trop cruellement des Athéniens. Les vengeances des hommes sont odieuses aux divinités.

Fils de Darius, si tu te crois un dieu, si tu crois commander à une armée d’immortels, tu n’as que faire de mes avis. Mais si tu reconnais que tu es un homme et que tu commandes à des hommes, songe que la fortune est semblable à une roue qui tourne sans cesse et renverse ceux qu’elle avait élevés. Il n’est jamais arrivé, il n’arrivera jamais qu’un mortel de sa naissance à sa mort éprouve un bonheur constant. Aux têtes les plus hautes sont réservées les plus terribles calamités. J’ai parlé parce que tu m’y avais contraint. Maintenant puisse advenir ce que tu désires, ô Roi !


Sur ces mots, Xerxès congédia Démarate sans colère. Il n’était point irrité contre lui parce qu’il le croyait hors de sens.

Pourtant il s’aperçut bientôt que le Spartiate ne s’était point trompé. Les Grecs, demeurés fermes et résolus, eussent barré le passage si un homme de Malis, nommé Éphialte, n’eût découvert à Mardonius un sentier peu connu qui n’était point gardé et par lequel les Barbares pénétrèrent en Grèce. Se voyant tournés, les Grecs se retirèrent pour combattre ailleurs, à l’exception de quatre cents Thébains, des sept cents Thespiens et des trois cents Spartiates qui eurent pour agréable de faire à la patrie le sacrifice de leur vie. Les Perses s’étant emparés d’Athènes, vide de combattants, massacrèrent les vieillards, pillèrent le temple et incendièrent la citadelle. Cependant les Athéniens, retirés sur trois cent quatre-vingts galères, détruisirent dans le détroit de Salamine douze cents vaisseaux perses.

Xerxès repassa seul en Asie dans la barque d’un pêcheur. Il laissait Mardonius en Grèce avec trois cent mille hommes. Les Barbares ravagèrent l’Attique, brûlèrent ce qui restait d’Athènes, et passèrent en Béotie. Un an après la fuite du grand Roi, Mardonius fut vaincu et tué à Platée, au pied du Cithéron. Et le même jour les Athéniens et les Spartiates alliés coulèrent au promontoire de Mycale les navires perses qui avaient échappé au désastre de Salamine.

Ainsi se vérifièrent jusqu’au bout les paroles de Démarate. Ni l’abondance de l’or, ni le nombre des navires, ni la multitude des hommes ne prévalurent contre le courage et la sagesse des Grecs.

L’Europe cessa d’entendre une menace insolente et ne craignit plus de subir le joug des Barbares.