Sur le Front anglais (juin 1916)/01

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Sur le Front anglais (juin 1916)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 46-80).
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SUR LE FRONT ANGLAIS
(JUIN 1916)

I


VERS LES TRANCHÉES

Nous les avons vus pour la première fois du chemin de fer, à trois heures de Paris, dans un maigre et délicat paysage de Cazin : buttes et collines de sable, encadrant des morceaux de la mer et de l’horizon pâles ; traînées de pins et de genêts en fleurs. Tout le long de ces dunes, où l’on n’avait jamais connu que solitude, une immense ville de toile est répandue, où remue une population couleur de terre. Pendant une grande demi-heure, le train, qui suit la côte, la traverse dans sa longueur, en la dominant du haut du talus. Des centaines et des centaines de tentes jaunes, quelques-unes entr’ouvertes, pleines, par le contraste du sol éclatant, d’ombre fumeuse comme celle des gourbis arabes. Des hommes assis à l’orientale, sur le sable ; d’autres, immobiles, à l’exercice, en rangs précis comme des palissades surgies pour la défense de cette terre. Des groupes bleus, — la couleur d’hôpital : des malades, des blessés ; quelques chaises longues orientées vers la mer. Plus loin, des portiques de gymnase avec des mannequins suspendus ; alentour, des pelotons qui, à plein élan, travaillent l’escrime à la baïonnette. Des cuisines fument. De splendides chevaux sont alignés au piquet. Et par-dessus le semis des petites tentes, de longs pavillons se lèvent, portant des écriteaux : Scottish Church Mission, — Church Home, — Salvation Army, — Y. M. C. A.[2], — Gordon Hut, — Walton Hut, — signalant des œuvres d’initiative privée, appliquées au réconfort, à l’hygiène des corps et des âmes, celles dont les enseignes, les annonces ont souvent frappé nos yeux dans les grandes cités industrielles d’Angleterre.

Au bas du talus, de lestes soldats essaient de suivre, en courant, le train. On leur jette des journaux : des figures se lèvent, toutes pareilles, pareillement et strictement rasées, jeunes, claires, saines, étonnamment roses, les traits en vigueur, les mêmes jeunes gens que l’on a vus, vêtus de blanc, lancer leurs balles de cricket sur les prairies vertes, autour de toutes les villes d’outre-Manche. Il y a aussi des Australiens, des Nouveaux-Zélandais, reconnaissables à leurs grands chapeaux de cowboys. Un officier qui voyage avec nous me désigne des hommes de l’Afrique du Sud, des Canadiens. Voici des Hindous, — hauts turbans sur des visages de bronze. Sur cette plage du Boulonnais, une émanation de tout l’empire britannique s’est trouvée soudain rassemblée. Je vois le meilleur, l’essentiel de l’empire anglais, le plus vivant de sa substance. Des hommes de Londres, de Bombay, de Melbourne, du Cap, de Winnipeg, — des hommes des cinq nations qu’a chantées Kipling, unis entre eux, unis à nous, dans la même volonté de combat et de sacrifice pour le droit et la liberté. Beaucoup voient pour la première fois le ciel d’Europe ; leurs yeux n’avaient connu que les étoiles de l’autre pôle. C’est la merveille de cet empire. Les « cinq nations, » des peuples séparés par les océans du globe, la plupart vraiment indépendans les uns des autres, dont les intérêts sont distincts, et parfois s’opposent ; — et à l’appel d’une idée de l’ordre sentimental, par l’élan spontané de chacun, cette réunion devant la menace à l’idéal commun et le danger de la vieille Angleterre. On pense à la façon dont l’Allemagne fait marcher ses Alsaciens-Lorrains et ses Polonais. Ni l’Australie, ni le Canada n’ont encore institué la conscription, mais cinq cent mille Canadiens se sont levés pour combattre l’Allemagne, et les Australiens, quittant la paix éternelle de leurs antipodes, continuent toujours de s’enrôler pour la guerre. Un empire qui ne se fonde pas sur la force militaire, mais sur le sentiment d’un lien spirituel et sur une certaine idée de liberté, un empire où le sentiment, agissant par les méthodes de la liberté, peut susciter la force militaire, — il n’est pas besoin d’être Anglais pour souhaiter au monde la durée d’un tel empire.


A X... nous trouvons l’officier qui nous reçoit avec cet élan de cordialité simple et de complaisance qui est la politesse anglaise. C’est le ton d’une réception de week end, dans une maison de campagne, aux environs de Londres. Les ordonnances enlèvent les bagages. A la nuance spéciale de leur respect, à leur tenue, à leurs brefs yes Sir, no Sir, on sent que la différence du chef aux hommes est moins celle du rang militaire que de la classe sociale, — on peut dire de la caste. Aussi bien, dans l’officier, d’allure si naturelle, facile (les Anglais disent : casual), on aperçoit le gentleman avant le militaire.

Nous traversons X... Etrange réunion des deux mondes, de cette France provinciale, avec ses maisons vétustes, son petit peuple bourgeois, ses femmes en bonnets, le cahin-caha de son trafic, tout ce que nous y aimons d’ancien et de somnolent, et de cette Angleterre qui, tout d’un coup, s’y est superposée. Une Angleterre plus uniforme et belle que celle d’outre-Manche, puisqu’elle en est l’essentielle substance, la force jeune et virile, efficacement disciplinée, organisée pour la guerre. Dès la porte de la gare, le contraste était surprenant : les antiques fiacres, les employés d’octroi, les flâneurs, les vieux commissionnaires, la marchande de journaux, les figures civiles et françaises, dont chacune dit d’abord l’individu distinct, — et cette file monochrome, massive et nette d’automobiles et camions anglais, ce peuple en khaki de jeunes hommes, à qui des influences incessantes et simples, certaines disciplines morales et physiques très insistantes, et puis les mois d’entraînement militaire, ont fait des cœurs, des regards et des rythmes de vie si pareils.

Dans les vieilles rues, où les soldats britanniques, le petit stick réglementaire en main, passent par deux et par trois, du même pas sonnant et cadencé, l’opposition se précisait. Deux mondes qui s’entre-pénètrent et restent distans. Deux espèces qui se touchent dans le même habitat, et ne semblent pas communiquer, dont chacune poursuit à part sa vie et sa pensée différentes.


Au tournant d’un quai, l’automobile a trouvé l’espace libre et l’horizon de mer. Entre la plage et la falaise que nous longeons, de plus en plus nous sentons se former autour de nous l’Angleterre. Des prairies, des pelouses, plutôt, dont le velours et le lustre attestent ce besoin et cette entente du fini que les Anglais apportent à toutes leurs œuvres matérielles. Là-dessus, un semis de pavillons de toile et de bois clair, tout neufs, dirait-on, posés comme des maisons-joujoux sur un tapis de billard. C’est un hôpital. La beauté du décor, ces belles nappes de verdure qui semblent appeler des jeux, la qualité de ces baraquemens — quelques-uns avec terrasses pour chaises longues, — tout cela fait penser à certains décors anglais de luxe et de plaisir, aux terrains de golf, avec leurs bengalows où l’on prend le thé, aux prairies d’Oxford, avec leurs club-houses au bord de la rivière, à des parcs seigneuriaux où l’on a vu des tentes se dresser pour une fête de charité.

Pendant une heure, nous visitons cet hôpital : on dirait qu’on se promène dans une exposition, et que tout y mérite le premier prix : les nurses, en linge éblouissant, rehaussé d’écarlate ; les majors, qui semblent sortir d’un magasin de Bond-Street, tant leur whip-cord est net et bien coupé, tant reluit le fauve de leurs bottes et courroies épaisses. On nous montre des dortoirs, cuisines, salles d’opérations, de bains, de jeux, de lecture : l’impression est toujours la même, — celle qu’éprouverait un voyageur en passant de son hôtel accoutumé dans un Palace. Toutes les choses matérielles sont ici de qualité supérieure, plus solides, plus massives et finies, faites de plus désirable matière. Partout le cuir est du cuir, la toile, de la toile ; les baignoires sont de vraies baignoires, avec des robinets d’eau chaude, en cuivre, et qui donnent véritablement de l’eau chaude. Le thé sucré, au lait, presque brun, dont on nous fait goûter, et que l’on sert aux hommes à cinq heures, en de grandes bassines, a le parfum et la vertu d’un thé de Ceylan authentique et préparé suivant les règles. Dans les pavillons qui portent les initiales de tel donateur, de telle secte ou association religieuse, les fauteuils d’osier, chaises longues, rockings, bibliothèques, tables de jeu (où l’on voit surtout des échiquiers), feraient honneur à un joli club anglais de campagne. Il faut aller au mess des officiers pour trouver mieux : des gravures et des aquarelles sur les murs, des roses sur la table, un piano dans un coin, tous les grands journaux et magazines de Londres.

Et ce qui frappe autant que cette qualité des choses, c’est leur tenue. Cuivres et nickels fourbis comme pour figurer derrière une glace de magasin ; parquets brillans où l’on verrait une poussière ; peintures et vernis immaculés des murailles et des meubles. Tout ici témoigne de l’effort habituel et victorieux de l’homme contre les forces extérieures d’inertie, contre la tendance des choses à se ternir et se défaire, contre sa propre tendance à suivre la ligne de résistance moindre. Dans un dortoir où l’on attend des blessés, telle était, tout à l’heure, l’impression de pureté neuve, de conformité absolue, et par conséquent instable, de l’objet au modèle idéal, qu’à peine osait-on marcher et toucher ce que l’on vous montrait. Sur la route, nous avons croisé un escadron dont tous les chevaux semblaient, par leur lustre et leur beauté, par l’étincellement des boucles et des mors, des montures d’officiers. On songe à la vigilance et la patience, aux heures de brossage et d’astiquage qu’exige cette perfection d’entretien. Des Français, qui n’avaient pas encore vu nos Alliés aux tranchées de première ligne, s’étonnaient : quelque critique perçait dans leur admiration. « Les Anglais, disaient-ils, prennent les moyens pour le but. Tant de travail et d’argent dépensé pouvait s’employer plus directement aux fins essentielles. » D’autre part, le sentiment des Anglais avant la guerre, quand ils n’avaient pas vu les Français à l’œuvre, c’est que l’objet français est en général insuffisant, trop mince, trop léger, pas tout à fait efficace ; que l’ouvrier, s’il ne s’agit pas d’œuvre d’art, ne l’a pas poussé jusqu’au bout, — surtout qu’il n’est pas attentivement entretenu. Je me rappelle (au temps lointain des « piqûres d’épingle ») un vieil article du Times sur « le raccommodage français au bout de ficelle. » L’auteur concluait que l’objet n’étant qu’un à peu près, il ne rend qu’à peu près le service pour lequel il est fait, qu’un peuple dont tout l’outillage souffre de cette insuffisance est moins bien armé pour la vie.

C’est ici le contraste et le malentendu de deux civilisations. Les Anglais ont appris, depuis la bataille de la Marne, ce que les Français peuvent faire, avec leur apparente insouciance des choses et des soins matériels. Un de leurs journalistes le savait déjà quand, il y a cinq ou six ans, décrivant une de nos revues, il leur disait, en parlant de batteries de 75, dont le lustre lui semblait laisser à désirer : « Ces canons qui sont peut-être les plus mal tenus, mais probablement les meilleurs de l’Europe. » D’autre part, nous avons compris que l’habitude et le besoin de ce qui nous parait luxe, confort excessif, peuvent s’allier aux plus viriles qualités d’énergie et d’endurance, au mépris de la mort, à l’héroïque volonté de dévouement. A certains égards, ces dispositions peuvent même témoigner de vertus qui ajoutent à la puissance de l’homme sur les choses. Car il faut une grande faculté de résistance à l’ennui, des nerfs stables, solides, pour tout prévoir, achever, entretenir ainsi. Robinson, avec le labeur de son installation, sa lutte solitaire, consciencieuse et toujours reprise contre l’hostilité des choses, demeure le type éternel de ce peuple. Un Latin est plus économe de sa peine et plus dédaigneux de la matière. Pour la fin nécessaire, il fera l’effort nécessaire. Que son œuvre puisse rendre l’essentiel du service désiré, cela lui suffit. Il est intelligent, raisonneur ; il jugerait oiseux, pédant d’aller plus loin. Il voit l’idée : l’Anglais voit l’objet et le respecte. Parce qu’il le respecte, il ne se résigne pas à le réparer avec le serviable bout de ficelle que le journaliste de Londres donnait comme une caractéristique de la civilisation latine, et dont l’usage apparaît plus fréquent, à mesure que l’on descend vers le Midi. Le cocher de fiacre parisien a, peut-être, la cervelle plus active que son confrère anglais, mais reconnaissons que son fiacre, son cheval et, souvent, sa personne, sont moins bien tenus.

La différence est bien celle du Nord et du Midi. Dans le climat septentrional, l’homme a pris l’habitude de besogner pour opposer à la tristesse et l’hostilité du milieu naturel un monde indépendant du dehors, dont les choses le servent et le réjouissent. A la perfection matérielle de ce monde, les Anglais trouvent des vertus moralisantes et toniques. D’abord pour se maintenir, elle exige de l’attention, un effort continu. Et puis, en se maintenant, elle enveloppe l’âme de suggestions d’ordre et de volonté. Dans les plus pauvres quartiers de Londres, cette idée se manifeste en des établissemens comme Toynbee Hall, dont l’architecture intérieure, le décor, le mobilier, qui rappellent les collèges d’Oxford, veulent suggérer à une plèbe trop apathique la notion et le goût d’un certain degré de bien-être, le désir de faire effort pour s’y hausser. Soutenir la créature contre les influences qui dépriment, — misère, surmenage, vice, sombre laideur et monotonie du milieu industriel ; défendre, accroître ce que Ruskin appelait « la première des richesses, » la quantité de vie de l’individu et du groupe, telles sont en Angleterre les fins directes de tout l’effort social ; et l’on sait combien de sociétés, ligues, clubs y travaillent depuis le milieu du XIXe siècle, combien d’églises et chapelles aussi, car à ces fins la religion, toujours pratique en ce pays, confond de plus en plus les siennes [3]. Tout à l’heure, au cercle des officiers où je feuilletais des journaux, l’idée m’apparaissait en toute clarté, illustrée par une image parlante que publie dans le Morning Post l’œuvre anglicane des Huttes du Soldat. On voyait un paysage du front. Au loin, des arbres mutilés, des éclatemens d’obus. Au premier plan, des hommes se poussent, boueux, harassés, trop nombreux pour entrer tous, à la porte d’un de ces Pavillons de Récréation que signalent la croix et le drapeau de l’œuvre. Alentour, une série de médaillons, montrant par le détail les divers bienfaits de l’institution. Il en est deux qui résument tous les autres. Le premier porte ce titre : Nourriture du corps. Des soldats en casques assiègent un buffet chargé de bonnes choses : théières fumantes, bouilloires sur des réchauds de cuivre, piles de sandwiches, jattes d’oranges et de gâteaux. Deux amis, joyeusement attablés, soufflent sur leur Bovril en piquant de la fourchette un solide morceau de jambon. L’autre vignette est intitulée : Nourriture spirituelle. Les mêmes Tommies, sac au dos, tête nue, à genoux, s’inclinent sous la main du prêtre qui tend à l’un d’eux le Sacrement. Ce qui frappe, en ces deux tableaux, c’est l’air de calme, honnête énergie de ces hommes. Les certitudes de la religion s’ajoutent aux influences salutaires du bien-être et d’un milieu bien ordonné, l’hygiène des âmes à celle des corps, pour assurer ce qu’un Anglais met au-dessus de tout : la force stable et disciplinée de l’individu, qui en fait une créature heureuse et de valeur pour le groupe. Plutôt qu’un sentiment de justice ou de charité, c’est cette idée, toute pratique, on pourrait presque dire utilitaire, qui dirige en Angleterre la volonté de bienfaisance. « J’aime mieux donner », disait Ruskin, « pour maintenir un homme debout, que de le nourrir quand il est par terre. »

Une autre idée, d’ordre non moins moral et social, explique ce souci et ce respect des perfections matérielles. En cette démocratie, c’est généralement le modèle aristocratique qui s’impose : le type régnant de civilisation et de vie vient d’en haut. Un homme tient à un certain degré de raffinement dans son existence quotidienne (et un volontaire, en s’engageant, n’y a pas renoncé). Il y tient non par besoin de jouissance, — car souvent, en un décor de luxe, il poursuit un idéal stoïque et puritain, mais parce que l’idée de ce qu’il se doit l’exige, comme de se laver le corps tous les jours à grande eau ; parce qu’il entend se tenir physiquement comme un gentleman. Et la même volonté le maintient moralement debout, droit, attentif à ses consignes professionnelles et personnelles.

C’est un trait général de l’Angleterre que le goût du confort s’y allie depuis longtemps au goût de l’effort. On y prête au confort une valeur morale. Il est une condition, et il est la récompense de l’effort.


Sur le quai, où l’on attend un transport anglais, pareil à tous ceux qui s’espacent au long du haut mur, qui viennent d’arriver ou qui vont repartir.

Que de fois je suis venu ici, et comme la guerre a tout changé ! Il y a beaucoup de monde et, sur ce quai français, pas une figure française. Le khaki règne, la teinte nouvelle et monochrome qui est celle, aussi, des steamers amarrés. Partout la couleur anglaise de la guerre, et partout les clairs, jeunes visages venus de l’autre côté de la Manche. On manœuvre des grues ; on charge des caisses sur des wagons ; des officiers surveillent, la badine en main. Une troupe de fusiliers gallois attend, l’arme au bras. Près du sémaphore, un groupe, jaune comme tous les autres, et qu’on n’avait pas d’abord distingué, se révèle, quand on approche, d’espèce bien différente. Hauts turbans d’Asie, eau mystérieuse et sombre des yeux, fins et graves visages de bronze : ce sont des cavaliers sikhs chargés du service de la posté. Immobiles, ils se taisent et regardent la mer avec la vieille expression orientale d’attente et d’impassible fatalisme. C’est la première fois que cela se voit dans l’histoire du monde : les hommes d’Extrême-Asie venus pour faire la guerre dans cet Occident dont ils ne savaient rien, sinon que c’est le fabuleux pays des sahibs qui les commandent. Ils regardent la mer, la blanche mer septentrionale d’où montent, avec la marée, les bateaux de pêche picards : rudes chalutiers aux voiles tannées et rapiécées ; aux ponts chargés de filets et de marée, aux aspects de travail ouvrier et de misère.

Un triste mugissement de sirène, et tous les yeux se sont tournés vers les musoirs. Une fumée monte derrière l’estacade, et tout de suite, voici paraître, presque surgir, tant il vient vite et grandit sans bruit, glissant sur ses tambours, le transport attendu. En deux minutes, il est devant nous, tout près, manœuvrant déjà pour se mettre à quai, ses ponts supérieurs nous dominant, chargés d’humanité anglaise. On n’entend que les coups de timbre au cadran de la passerelle, et la voix du commandant jetant ses ordres par le mégaphone. Et puis le craquement des câbles qui se roidissent. C’est le moment indécis où les hommes surgis des lointains de la mer vont se répandre sur le sol qui leur est nouveau, se mêler à ceux qui les attendent et en sont encore entièrement séparés. Brèves minutes, mais qui semblent bien longues, presque solennelles, tandis que l’intervalle se rétrécit entre la pierre du quai et la muraille du grand bateau. D’un côté à l’autre, des regards s’échangent ; un immatériel et silencieux contact s’établit. Avant que cette masse humaine et couleur d’argile commence à couler sur les passerelles, je les vois, ces jeunes gens, tels qu’ils sont partis d’Angleterre, serrés les uns contre les autres, les yeux tournés vers la terre où les attend l’inconnu de leur destin. Ils sont bien deux mille : magnifiques garçons qui, depuis deux ans, ne pensent qu’à la guerre, ne l’ont jamais vue, et arrivent, enfin, au pays de la guerre. Troupes de renfort, — drafts, — envoyées par les dépôts pour compenser l’usure quotidienne de l’armée anglaise. Plusieurs fois par jour, arrivent de pareilles fournées humaines, — le plus pur, le plus frais et vivant de l’Angleterre, — qui vient entretenir ce brasier du Moloch où fond continûment, depuis bientôt trois ans, la substance active de l’Europe. Voici le commencement du cycle. Combien retourneront sur la couchette du navire-hôpital, et combien ne retourneront pas, mêlés pour toujours à cette terre française qu’ils regardent pour la première fois !

Maintenant ils se poussent, en flux terreux et continu, comme lorsque, d’un chaland, on décharge par des glissières du sable ou du minerai. C’est tout près de nous qu’ils mettent le pied sur le sol français, par deux et par trois à la fois, assez lentement pour que nous puissions percevoir chaque figure distincte. Et peu à peu, de tant d’individus qui se succèdent, de leurs nombres qui passent, naît en nous le sentiment du caractère commun et de l’espèce. C’est quelque chose de plus élémentaire et de plus uniforme que chez les nôtres, de plus vigoureusement régulier et déterminé dans les traits, de plus vague (uncouscious), aussi, dans le regard. Un journaliste anglais, à la devanture d’un café, regardant passer la foule parisienne, disait : « Une population de types ! » Ce qui le frappait en chaque visage, c’est le caractère singulier, le trait ou l’expression qui le fait différent de tous les autres. Ici, probablement, la monochromie du vêtement militaire est pour quelque chose dans notre impression, mais de tout temps, en arrivant en Angleterre, j’ai senti cette différence. Ce qui se traduit eu ces yeux limpides et ces traits énergiques, c’est à la fois la vigueur de la race et l’honnête simplicité des âmes. Ces jeunes hommes sont pareils comme de jeunes chevaux, aussi naturels et sains, leurs physionomies façonnées, non par les mouvemens de l’être cérébral et nerveux, mais par les influences de la coutume, toutes fortement accentuées, arrêtées dans le type général par la force des habitudes et certitudes ataviques et communes, parmi lesquelles il faut compter celles de la religion, — une religion qui parle surtout du devoir.

Beaucoup de figures heureuses, dont l’expression riante persiste dans le sérieux du moment. On sait leurs jeux, leurs chants, leur humour. Simplement, ils sont la belle créature humaine, bien nourrie, dressée, de corps et d’âme, pour l’action honnête, efficace, et la résistance à la fatigue.

On dirait des soldats de métier, des soldats qui viennent de faire la guerre, tant ils sont hâlés, bronzés par de longs mois d’exercices et de manœuvres, par les pluies, le vent, le soleil et les sueurs. Sous ce hâle, le sanguin de la complexion transparaît. Cela fait un ton magnifique, d’un rouge foncé de cuir, où le bleu septentrional des yeux semble plus lumineux et plus clair. J’avais vu déjà, chez des officiers anglais de l’Inde, ce contraste des froides prunelles du Nord et du teint brûlé par le soleil. Un air de force lente, latente, que semble aggraver la masse du harnachement : sacs, bissacs, bidons, fusils, gibecières, cartouchières, — tout cela fauve et massif comme la laine des longs manteaux.

Fusiliers irlandais et gallois, Borderers, Blackwatch, Scot-Greys : les voici déjà rangés en deux troupes sur le quai. Vigilans comme des chiens de berger, les sous-officiers aboient des ordres brefs : Shun ! Forrm ! Fours ! Par rangs de quatre, ils se forment, épaulent leurs fusils, et puis, massivement, s’ébranlent.

Ces deux longues colonnes apparues sur notre sol, c’est, visible, mesurable au mètre, l’un des accroissemens quotidiens de l’armée britannique en France, à la veille d’une grande offensive. Deux masses jaunes, rectilignes qui s’éloignent, confondues à la terre, pareilles à de la terre qui marcherait : deux mille hommes sortis de la terre anglaise, et qui viennent combattre pour la nôtre.


Sur la grand route française, à travers le pays du Nord, si lumineux et clair, aux rayons obliques du soir, l’auto anglais nous emporte, nous ne savons pas où, dans l’intérieur de ce vert Boulonnais. Fuite glissante, silencieuse (on perçoit le petit chant infini des alouettes), si rapide que l’on voit couler d’un mouvement continuel le plus lointain détail du paysage : petits arbres, villages, taches qui sont des boqueteaux à l’horizon. Passent de grandes ondulations rasées par le vent de mer, qui, derrière nous, s’^n vont tomber sur des grèves, en tranches verticales et blanches de falaises. Passent les plateaux boises, dont les lignes se chevauchent, disparaissent, à mesure que se forme la haute plaine. Passent les jeunes blés, éclaboussés du sang des coquelicots, les champs veloutés de profond trèfle rouge. Cela sent le soir et le mois de Juin, la terre mouillée, la fenaison, l’églantine. Paix infinie de ces campagnes. Elles baignent dans le même rayon qui, à quinze lieues d’ici, éclaire les terrains fauves de la guerre et de la mort.

Comme c’est le Nord, déjà ! Deux ou trois degrés, à peine, nous séparent de nos paysages accoutumés, et tout semble plus frais, plus clair, plus léger. Il y a des hameaux presque anglais, avec de vrais cottages, dont la brique brune est tapissée de roses, des jardinets fleuris de molles pivoines roses, de minuscules églises, à tour carrée, crénelée, comme celles que nos voisins appellent normandes, et qu’on voit dans les plus vieux villages du Kent et du Sussex. Et pour achever l’illusion, ces soldats au cantonnement, les mêmes que je voyais, en 1915, dans les prairies et sur les routes d’Angleterre : visages bien rasés, uniformes de bonne laine khaki. Ils semblent vraiment faire partie du pays, continuer naturellement sa calme vie de tous les temps. A l’entrée d’une ferme où nous arrêtons pour prendre de l’eau, l’un est assis sur un escabeau à côté d’une paysanne, devant deux vaches immobiles, tous les deux occupés à traire. En voici d’autres qui lavent la cour à grands coups de seaux, la manche de chemise retroussée sur le bras vigoureux pour mieux besogner. Une vieille dame, en bonnet tuyauté, est sortie de la maison. Ils l’ont saluée ; elle a répondu par un signe amical de bonne grand’mère. Les gentils garçons, de silhouette si propre et si droite !

Eux seuls, dans le pays, traduisent aux yeux l’incroyable réalité d’aujourd’hui. Eux seuls, et de loin en loin, au long de la route, une motocyclette, un auto d’officier qui croise le nôtre avec un bruit vibrant de projectile. Sur la grande chaussée rectiligne, où cheminaient jadis, cahin-caha, les lourds charrois rustiques, on ne rencontre plus que cette mécanique et cette vitesse, et l’on voit bien, malgré les fermes, malgré les champs en fleurs, que le mouvement ancien et propre de ces campagnes est arrêté, qu’un autre s’y substitue, d’espèce bien différente, produit immédiat de la logique et de la science.

Surviennent des bourgs, de petites villes, dont on croit sentir un peu, — comme on perçoit, au passage, le parfum propre d’un arbre, — l’âme et le caractère distincts. Pavé ancien, grands capuchons d’ardoises, reflets de briques vernies et de glaces bien lavées, sages pignons rangés autour d’une petite place, église au porche bas, dont les pluies, le vent de mer ont rongé les ogives et fleurons, — tout cela fort sombre, élégant et sérieux, tenant à la fois de la Flandre et de la France.


Le soleil était couché depuis longtemps ; tout s’avaguissait, et rien ne passait plus sur la route. Dans la clarté d’un jour sans foyer, cette campagne, où nous n’étions jamais venus, prenait je ne sais quels mystérieux aspects de déjà vu. C’était le soir, qui apporte en tous pays les mêmes harmonies et le même sentiment, — le soir pareil à tous les soirs, la diversité de la campagne se résumant alors en quelques grandes lignes et plans obscurs qui, partout, se ressemblent, et que l’on retrouve avec bonheur, comme un enveloppement familier de solitude et d’intimité. Alors les choses perdent leur nom ; le moment présent disparaît ; le paysage n’est plus que le lieu du rêve qui naît et qui s’étend ; tout finit par s’en pénétrer et s’y fondre. Combien rares ces minutes d’oubli, dans le monde que nous a fait la guerre !

De hautes masses végétales se levèrent, noires dans le bleu déjà demi-nocturne, épanchant une profonde senteur de forêt. La voiture tourna. Dans quel domaine de légende entrions-nous, dans quel parc ancien, crépusculaire, où des figures de Watteau auraient pu chatoyer dans l’ombre ? Une avenue de grands arbres, dont les ramures, sous un ruban de ciel verdissant, enfermaient des profondeurs de nuit. Et puis, entre deux pavillons, une façade de pierre pâle, un long fronton Louis XVI… On sortait décidément du présent : une voiture magique, dans l’interminable tombée de nuit, nous avait transportés jusqu’à ce château de Belle-au-Bois dormant, où nul écho ni souci de la guerre n’était jamais entré. Le plus étrange, c’est que cette surprise surprenait si peu. Tout paraissait également naturel dans la longue sorcellerie du soir.

Et puis des voix anglaises sonnèrent ; des ordonnances parurent… Cinq minutes après, on montrait à chacun son logis : Thisway, please. Hot water, Sir ? Certainly, Sir. Dinner at nine. Et une autre voix, déjà toute cordiale, amicale : We don’t dress : war, you know. Une autre illusion remplaçait celle qui venait de se rompre. Le château du vieux temps français se muait en country seat. Que de fois, de l’autre côté de la Manche, on avait reçu ce même accueil !

Alors, dans une chambre qui a gardé ses meubles et presque son odeur d’autrefois, par la fenêtre trouvée grande ouverte (comme toujours en Angleterre), on goûtait la paix secrète, l’intimité de ce domaine fermé. Je voyais une prairie redevenue sauvage, dans le cadre circulaire et ténébreux d’une vieille futaie. Et par devant, quand on se penchait, des fleurs, toutes les fleurs de Juin, une profusion de folles fleurs.

Hautes et froides, elles semblaient, en leur vie si brève, plus merveilleusement apparues sur ces fonds de brume pâle et de nuit.


Nous avons passé trois soirées et trois nuits dans cette calme maison, et si j’y arrête un instant le récit d’une visite au front anglais, c’est que l’idée, la manière, on peut dire le style d’une telle hospitalité sont si caractéristiques, en harmonie avec tant d’aspects et façons d’être qui nous ont frappé, de l’armée anglaise ; c’est qu’on y apprenait ce que nos alliés peuvent apporter de leurs traditions les plus significatives, en France, au milieu de la guerre.

L’idée qui se traduisait là est d’origine aristocratique ; elle subsiste, comme beaucoup de traits de même essence, en pleine démocratie. Elle vient de ces manoirs dont les habitans furent les modèles de Gainsborough et de Reynolds, les héros des romanciers, depuis Addison jusqu’à Meredith, et composèrent si longtemps la personne active et visible de l’Angleterre. De cette gentry qui vivait dans ses terres, les mœurs, les disciplines, tout l’idéal de vie s’imposèrent, par l’effet d’un prestige qui reste l’un des principes de la société d’outre-Manche, à la bourgeoisie montante du XIXe siècle, et de proche en proche, plus ou moins atténués, mais gardant toujours quelque chose de leur essence, à toute cette Angleterre d’aujourd’hui que Galsworthy a définie : « un mélange inintelligible à l’étranger d’aristocratie et de démocratie, » et Kipling : « une démocratie d’aristocrates. »

Ainsi le manoir est devenu, demeure le modèle dont toute maison qui se respecte tend à se rapprocher. De là ces noms à la fois féodaux et campagnards dont se décorent les moindres villas des faubourgs ; de là leur parure étudiée de fleurs et de feuillages, et, peut-être, la tradition qu’est, en Angleterre, l’art de la serre et du jardin. De là l’importance de ces distinctions qui font le degré de dignité sociale d’une maison, et que ne manque pas de faire sonner un commissaire-priseur : semi detached, — detached, — standing in its own grounds — (dans le premier cas, on dit this genteel house ; dans le dernier, on prononce le mot de residence, évoquant la condition d’une famille qui vit dans ses terres). De là le décor aristocratique et rustique des grandes écoles, des vieux collèges d’université : c’est presque la vie de château que l’on mène en ceux d’Oxford, coupée de rudes parties de foot-ball et de lectures grecques sur des pelouses de velours. De là, enfin, toutes ces demeures modernes de nouveaux riches qui s’espacent, au milieu de leurs bois et de leurs parcs, dans la campagne anglaise : campagne féodale, et non paysanne, disait un Américain, en la comparant à la terre de France. Il est entendu que l’existence menée en ces amples domaines par les hommes de la landed gentry (on sait la valeur sociale de ce mot, et de quel ton on le prononce) est le type accompli de la vie anglaise. Un Américain y trouvait tant de dignité et de bonheur qu’il disait avec sérieux : « de la vie et de la félicité humaines. » Tout bourgeois anglais qui travaille à la ville y aspire. C’est celle que mène, dans sa retraite de Sandringham, le Roi, simple squire ou gentilhomme campagnard, à côté de ses fermiers et de son ami le recteur. Et l’Etat anglais s’est occupé tout de suite de l’organiser pour ses invités dans un manoir de France, en chargeant un officier de jouer le rôle de maître et de maîtresse de maison, de veiller à la perfection silencieuse et automatique du service : eau chaude, le matin et le soir, devant les portes, — puisque, hélas ! un vieux château français est dénué de tuyauteries modernes, — papeterie bien garnie dans les chambres, fleurs sur les tables, vaisselle sérieuse, vins honorables, cigares de qualité.


A huit heures et demie, la profonde rumeur du gong, et puis un solide et tranquille déjeuner à l’anglaise : ce n’est pas pour les damned Germans qu’il convient de changer nos habitudes. Il ne manquait sur la nappe éblouissante que le Times du matin, luisant et volumineux, fleurant la fraîche odeur d’imprimerie ; encore trouvait-on au fumoir celui de la veille, avec les autres journaux de Londres et de Paris. Ensuite, nulle hâte inconvenante de se mettre en route. On décachetait son courrier. La boite d’argent passait, pleine de cigarettes. blondes. A neuf heures et demie, les autos. Ils se rangeaient au bas du perron ; les domestiques apportaient des paniers, des plaids ; le capitaine jetait son All right ! et par la belle allée circulaire de la terrasse, et puis la grande avenue, on filait, aux abois désolés des deux terriers qu’une ordonnance retenait. C’étaient toutes les impressions du matin, dans une grande maison de campagne anglaise, lorsque, sans oublier les provisions du pique-nique, on emmène les invités vers quelque Epsom ou quelque rendez-vous de chasse.

Ce n’était pas Epsom que l’on allait voir, mais des ruines, des tranchées où tombent toujours les obus et les torpilles, des plaines fauves où la guerre a mis partout le ravage et la mort. Et le soir, après une longue après-midi de marche, — car on marchait rudement dans les boyaux de terre et de boue, — on retrouvait les sensations que les Anglais aiment tant, après une journée de travail parmi la pierre et le tapage de la ville, celles dont le désir pousse tant d’hommes d’affaires à demeurer à la campagne : d’abord le plaisir, dans une chambre calme, où l’eau est abondante, de dépouiller le vêtement et la fatigue de la journée, et puis le silence, l’ordre, la fraîcheur des feuillages inviolés, à l’heure où, le soleil baissant, leur senteur se fait vespérale. Je regardais le capitaine, suivi de ses deux chiens, tourner seul, à petits pas, dans la paix du soir, autour de la sauvage pelouse. Et puis apparaissaient, dans leur sobre et net uniforme, d’autres officiers, chaque jour différens, venus du dehors pour dîner avec les hôtes.


Ils causaient, de leur ton habituel, jamais cérémonieux, mais jamais lâché, à voix tranquille et basse, en la baissant encore, comme il convient, pour certaines anecdotes, certains mots — bien véniels, — mais sur lesquels un gentleman doit passer vite, avec l’air de s’excuser. Je ne saurais guère définir ce qui manquait de professionnel à leur aspect, à leurs manières ; mais on avait l’impression d’être reçu par des membres quelconques d’un bon club de Piccadilly. C’étaient pourtant bien des officiers de carrière. Ils avaient tous la même apparence de bonne humeur égale, avec cette fraîcheur et presque cette innocence lisse du visage que les fatigues et les soucis de la vie n’ont pas touché. L’Anglais, dans cette classe, garde longtemps sa simple et souple jeunesse. Mais on sentait le sérieux profond, les certitudes fondamentales, l’expérience acquise, et, chez quelques-uns, une intelligence dont la vivacité et la pénétration surprenaient. Encore une fois on constatait qu’il n’est pas besoin d’être très intellectuel pour être très intelligent.

L’un d’eux nous disait (je rassemble des propos épars, des réponses à nos questions, car personne ne discourait) :

« Nous ne savions rien, en 1914 ; mais, dans cette guerre, c’est presque un avantage de n’avoir rien su : on n’a rien à oublier. Simplement, chaque jour apporte sa leçon, et l’on finit par connaître tous les tours de Frère Boche. En somme, c’est un foot-ball, plus compliqué : on l’apprend à force de le jouer. À la longue ça vaut bien l’enseignement d’une école de guerre où personne ne pouvait prévoir les nécessités actuelles. »

« Le plus difficile, » disait un autre, « ç’a été les cadres. » Ceux qui servaient jadis à une armée de deux cent mille hommes, ont à peu près fondu dans les premières batailles, et c’est trois millions d’hommes qu’il a fallu dresser, commander. On s’est adressé d’abord à tous les vieux majors et colonels en retraite, et puis aux élèves des Public Schools, aux jeunes gens de la bourgeoisie : Tommy ne prendrait pas au sérieux des officiers d’une origine moindre. Ils passent d’abord par le rang, et puis entrent dans des corps spéciaux où on les prépare. L’éducation est pratique. Nous avons une école près du front, où on leur apprend les tranchées, les abris, les fils de fer, la routine de la guerre de position. L’essentiel, c’est la faculté de commander : ils l’ont presque tous, avec le sentiment sérieux de leurs responsabilités. C’est très joli chez les tout jeunes. Vous vous rappelez l’admiration de Kipling pour nos midships. On raconte une histoire de middie qui l’aurait amusé. C’était aux Dardanelles. Un transport venait d’arriver, amenant, avec des troupes, un général et son état-major. Une canonnière vint les chercher, commandée par un enseigne de dix-sept ans, un enfant aux joues roses, qui avait l’air plein de pain et de beurre. Près de terre, où tout le courant passe, voilà le bateau qui entre en danse. Le général, voyant une plage prochaine et d’aspect propice à l’abordage, la montre du doigt au timonier. Le chérubin l’arrête net : « Je vous demande bien pardon, Sir, mais c’est moi qui suis responsable de ce bateau. I am in charge of this boat. »

Un autre jour, on parlait des hommes :

« Nous en avons de toute espèce, mineurs, ouvriers, commis, employés, cultivateurs, gentlemen, — assez rares, maintenant, ceux-ci, — la plupart se sont engagés au début, et presque tous ceux qui n’ont pas été tués sont officiers aujourd’hui. Quand on pense à ces commencemens, aux rangs de civils qui manœuvraient avec des bâtons dans les squares de Londres, au disparate des costumes, des physionomies, des allures ! C’était la foule, tout simplement. Et maintenant cette unité du type, du rythme, de l’esprit... Vous avez vu débarquer le produit achevé (the finished article). Il faut huit à dix mois pour le livrer.

« Ils y ont mis du cœur et de la conscience. Ils nous étonnent. On dirait des soldats de métier : ils prennent la discipline avec le même sérieux que leurs anciens, et de plus, ils l’aiment, ils y tiennent, et elle est stricte. Ils se persuadent en l’observant, comme en parlant le vieil argot militaire, qu’ils sont véritablement ce qu’ils ont voulu être : des soldats, non des amateurs. Elle fait partie de « la vraie chose » (it’s part of the real thing) ; elle rehausse l’idée qu’ils ont de leur tâche et de leur nouvelle vie. Regardez les sentinelles monter la garde. C’est aussi bien qu’à Buckingham-Palace : de l’horlogerie, — clock-work.

... « Et nous approuvons cela. L’expérience montre que le meilleur soldat, c’est encore celui dont le fusil est le mieux astiqué. On n’a pas besoin d’y tenir la main, dans la nouvelle armée. Ils ne demandent qu’à bien faire, — autrement, ils ne se seraient pas engagés. Ils sont patiens, résistans à la fatigue, à l’ennui, — sans doute parce qu’on les a rudement entraînés, et puis, c’est une qualité qui leur est naturelle ; elle compense ce que vous pouvez trouver en eux d’un peu lourd, muet, inarticulé. Pourvu qu’ils aient une pipe et du tabac, et qu’ils sachent que la Missus, à la maison, touche son allocation... Et pourtant les mois et les mois de tranchée, sous la pluie, dans la boue, avec la seule distraction des torpilles et des whizz-bangs !... Interrogez-les : ils ne feront pas de phrases : ils vous diront, peut-être, que « ça n’est pas toujours rose, » — not in the pink ; qu’ils commencent à « en avoir soupé, » — to be fed up. Mais ils passeront très bien tous les hivers qu’il faudra. ils ne sont pas pressés. « Tu as signé pour sept ans ? » disait l’un d’eux à un régulier : « Veinard ! Moi, je suis pour la durée de la guerre. »

Un Français demanda : « En somme, quelle idée ont-ils de la guerre, qu’est-ce qui les pousse et les soutient ? » — « Pas la haine, dit l’officier. De la haine, on n’en manque pas à l’arrière, en Angleterre, aujourd’hui. Il y en a aussi, chez les survivans du début, qui ont vu les dévastations de la Belgique et de votre Nord... Mais en général, non ; ils ne voient dans les soldats boches que de pauvres diables qui peinent comme eux [4]. Et ce n’est pas non plus le patriotisme pur : l’Angleterre n’a pas été attaquée, au début, et la plupart ne voient pas que son existence est menacée. »

— « Alors ? »

Il ne répondit pas tout de suite. Enfin, à voix plus basse et plus lente, avec l’embarras, la pudeur presque de l’Anglais qui n’aime pas à prononcer les grands mots :

— « Mais, vous savez... Je crois vraiment que c’est l’idée du droit (right), la simple idée du bien et du mal. La victoire de l’Allemagne leur apparaîtrait comme le triomphe du mal... »


Sous les calmes paroles, on sentait bien le sérieux et la force de cette conviction. De l’ennemi qui a chanté sa haine, et tout fait pour attester à l’Angleterre sa volonté d’insulte et de destruction, ils parlaient avec les mots les plus ordinaires, avec humour, parfois, et ils en parlaient fort peu. Mais une simplicité si tranquille traduisait l’absolue détermination. L’Allemagne, pour eux, c’est aujourd’hui, dans la société des nations, quelque chose comme l’anarchiste ou le Fenian qui s’est mis par un attentat, — an outrage, — hors de la société. Or l’Anglais, en qui le respect de la règle sociale est aussi fort que celui de la liberté, ne tolère pas l’anarchiste, du moment que celui-ci passe aux actes. Il en parlera sans passion, mais il entend que la police l’arrête pour qu’on le juge et qu’on le pende. Et si la police n’y suffit pas, il s’engagera comme « constable spécial » pour l’y aider. C’est une affaire qui regarde tout Anglais, et tant qu’elle n’est pas réglée, il n’y en a pas d’autre. On y mettra le temps, la peine et l’argent qu’il faudra, mais la loi aura le dernier mot. Simplement, on n’imagine pas le contraire.

« Cette affaire, » « cette besogne, » c’étaient leurs mots pour parler de la guerre. This business. This job.


Le lendemain, nous avons repris la même route, continuant tout droit vers la région des ruines où, les chemins ordinaires cessant, des sentiers s’enfoncent dans la terre. Ainsi, en ces deux jours, depuis le port où les hommes et le matériel d’Angleterre débarquent, nous avons traversé tout le pays, jusqu’à l’apparent désert entre les peuples opposés, la longue plage où vient aboutir et tomber le flot accumulé de la force anglaise » Et peu à peu, nous avons vu se former et s’épaissir ce flot dans les campagnes, à mesure qu’elles prenaient autour de nous les apparences de la guerre.

On ne voyait d’abord que celles du printemps, si touchantes par un froid matin, sous un ciel obscur. Les nuages pesaient sur les grandes levées du pays, où le vent moirait des blés verts. Toujours des profusions d’églantines sur les haies. Mais on croisait des motocyclettes, lancées avec leur allure de hâte furieuse et d’importance. Et puis parurent les premières troupes : des Highlanders, en jupons jaunes, assis, couchés, fumant leur pipe sur les talus où, de loin, ils semblent des tas de glaise. Nous passions vite, mais ils étaient nombreux, et l’on avait le temps de percevoir la massive simplicité de ces hommes marqués de sueur et de poussière, et qui reposaient avec la même gravité immobile et muette que les nobles animaux.

A C... où l’on arrêta pour l’examen des papiers, j’eus le temps de mieux voir une section de fusiliers gallois en route pour le cantonnement. Tous portaient la salade à bord plat, qui semble une grande cuvette à barbe ; et sur la nuque, cousu à leur veste khaki, le petit triangle noir qui ne sert à rien qu’à rappeler les temps anciens du régiment, quand la queue de la perruque portait sur ce morceau de drap. Ils marchaient d’un pas petit, lent, avec une lourdeur étrange, celle de leur fatigue, et non pas seulement de leurs sacs et havresacs, — mais ils chantaient : quelque chose de sentimental et de mineur, où je croyais reconnaître une tonalité celtique. Et les paroles étaient galloises.

Nous rattrapions des files de camions : longues chenilles grises, progressant avec lenteur, d’un seul mouvement sans vie, à la façon des aveugles processionnaires. L’une de ces files était française. Surprise de retrouver là le bleu pâle et les casques de nos soldats. Cette chaîne de camions s’était intégrée, je ne sais comment, dans le va-et-vient de la grande mécanique anglaise. La collaboration des deux races qui se comprennent si peu devenait une réalité visible.

Plus loin, ce furent des trains d’artillerie montés, des chevaux puissans et lustrés comme des bêtes de concours. Et puis, par séries, des cuisines roulantes, des ambulances-automobiles, des fourgons sur lesquels on lisait, avec des numéros divers, des mots comme ceux-ci : Wireless, — Antiaircraft, — Navy Air Service (Egypt), — tout cela neuf, semblait-il, avec cet aspect de solidité massive et de fini, qui signale les matières et les produits de l’industrie anglaise.

Nous longions une ligne de chemin de fer dont les Anglais ont triplé les voies. Les rubans d’acier étincelaient sur un lit de pierres neuves. Un train-hôpital passa, marqué au chiffre du Great Western. On commençait à voir avec les yeux la densité des services à l’arrière, l’abondance et la perfection de l’outillage, le sérieux de la base matérielle que ce peuple a construite à sa façon, graduellement, consciencieusement, pour y appuyer son effort militaire, proportionnant les préparatifs à la grandeur et la longueur prévues de l’effort. Ceux qui savent ce qu’il peut dépenser d’attention, d’argent et d’activité préalables à l’aménagement d’un terrain de jeu, pouvaient imaginer ce que seraient ses installations de guerre.

De loin en loin, dans les champs, des baraquemens commençaient à se lever, indiqués par des flèches et des écriteaux sur les arbres de la route : Watering Parties, Coffee Bar, Blacksmith, Motor Repairs. D’autres, tout le long des trèfles et des blés, répétaient : Don’t ride, on the fields. Mais à l’entrée d’un village, nous lisions ces mots : Infected village. To he crossed without stopping.

Ces deux avis, — ne pas marcher sur les moissons ; traverser le village sans s’arrêter, — donnaient idée des relations de l’autorité anglaise et de la population. En se superposant au pays, cette armée s’efforce d’en rester indépendante et de n’y faire sentir aucun poids. Si la vie du pays s’est faite plus rare et plus lente, c’est, — comme par toute la France, — par l’effet de notre mobilisation. A travers l’organisation et les hiérarchies étrangères, l’ordre indigène persiste et transparaît. Par exemple, au milieu des hommes et des canons d’Angleterre, c’est une prévôté française qui fait, pour les Français, la police de ces routes. A côté du capitaine anglais, dans l’automobile anglais, c’est à des gendarmes de chez nous que nous devions montrer nos papiers anglais. De même, dans les villes que nous avons traversées, je n’ai pas vu une seule affiche signifiant à la population un ordre, un appel, un avis de l’autorité britannique. Pour empêcher les hommes de s’alcooliser au cabaret, on ne s’adresse qu’aux hommes : nulle interdiction au cabaretier. Seulement, si l’on découvre qu’un soldat a bu chez lui des liqueurs fortes, on agit comme pour le village infecté : d’abord le soldat est puni, et puis défense à la troupe de mettre les pieds chez ce cabaretier pendant quinze jours. Sauf les logemens, où l’on a pris la suite de l’armée française, on ne réquisitionne pas ; on achète, et la consigne est de ne pas marchander. J’ai su ce qu’une maison, où un important service est installé, coûte à l’État anglais : c’est un surprenant loyer. L’Intendance pouvait en fixer le prix. Comme nous le disait un officier, le principe est d’éviter à l’habitant tout sentiment des gènes et contraintes qui suivent une occupation militaire. « Notre idéal, ajoutait-il, serait de passer invisibles. »

Il parlait de l’armée. Le soldat est invité « à saisir toute occasion de cultiver les relations les plus amicales avec nos alliés, » et il se fait beaucoup de petits commerces, au cantonnement, avec l’habitant. On sait le simple langage qui s’est improvisé si vite pour ces échanges.


Long arrêt à Saint-Pol, — sombre, sérieuse, ramassée dans sa vallée, — pour prendre les permis nécessaires à la visite des premières lignes. Nous attendions dans la cour du Quartier Général, installé dans une maison du XVIIIe siècle (il y en a partout dans ce pays) : longue façade basse et blanche, avec deux ailes en retour ; vaste grille de fer forgé, et dans l’espace enclos, de sages quinconces de platanes. Dans ce cadre si français, je suivais les mouvemens de la sentinelle. C’était bien ce que l’on m’avait dit, du clock-work, une allée et venue d’automate comme on en voit à certaines horloges célèbres de la Renaissance, avec quelque chose de plus fort, précis, impérieusement rythmé dans le mécanique. A droite, à gauche, par coups de balancier, une marche rectiligne, le pas sonore scandant exactement le pavé. Et puis, toujours au même point, le factionnaire arrêté net, sans un muscle qui bouge, la face haute, le regard fixe et tendu. Alors, un à un, les deux autres temps du demi-tour, chacun coupé du même arrêt. Je songeais à ce qu’on m’avait dit : à tant de rigueur et de perfection, l’homme devait prendre un secret plaisir.

De cette minutie du rite et de cette ardeur à bien faire, j’avais eu déjà le sentiment en les regardant saluer leurs officiers. Geste du conducteur de camion et du tringlot, dont le bras se baisse instantanément ; geste de la sentinelle dont la main droite vient s’appuyer sur la crosse du fusil. Le salut ordinaire est le plus beau, — si ample, instantané, complet, les yeux dans les yeux du chef. Quand c’était le chef habituel, je lisais mieux que du respect dans ce regard si bleu, si viril et si droit : de la fidélité, — loyalty, — le sentiment de l’attache personnelle, directe, au leader, à celui qui conduit dans une entreprise commune.

Pourtant les officiers ont l’air de leur parler bref. Et tout à l’heure, une compagnie passant devant le Quartier Général, au moment où sortait un colonel, j’ai entendu ce commandement : Eyes right ! Et toutes les prunelles ont tourné vers le colonel.

Une telle consigne, que l’on pouvait croire tout allemande, étonne dans une armée démocratique. Mais l’Angleterre n’est pas simple. En cette démocratie, où « l’honneur et les droits d’un lord », disait récemment un ministre, « comptent, aux yeux de la loi, tout juste autant que celui d’un marchand de légumes [5], » on continue pourtant de croire aux distinctions de caste, et que Te sang d’un non-gentleman n’est pas tout à fait de même essence que celui d’un gentleman. Dans l’ancienne armée, où tous les soldats appartenaient à la première catégorie, et tous les officiers à la seconde, cette distinction et les gestes qu’elle impose, ont toujours fait partie de cet ordre naturel des choses dont un Anglais ordinaire ne s’avise pas de raisonner. Or, par amour du passé, l’armée nouvelle (si différente d’origine, et vingt fois plus nombreuse) tient à continuer l’ancienne. Elle n’a pas voulu de drapeaux nouveaux, et les vieux régimens durent s’agrandir de tous ses nombres. Comme elle en a repris les noms historiques, elle en a repris les traditions et consignes, dont le prestige est exactement celui d’une étiquette : une étiquette que l’on observe pointilleusement, parce que, en l’observant, on respecte l’armée, qui est l’œuvre de tous et de chacun, et que, soi-même, on se respecte davantage. Ainsi la tradition ajoute au prestige de la règle, si puissante et spontanément conçue, au pays du puritanisme et de la liberté. Voilà le trait qui, sous les gestes pareils, fait la différence profonde entre la discipline anglaise et l’allemande : c’est par un acte personnel que l’homme s’y soumet.

La sentinelle aux mouvemens d’automate n’était pas un automate, mais énergiquement un volontaire.


Le général nous a reçus. Je le revois, avec ses deux officiers d’ordonnance, dans le grand salon clair et lambrissé, de si parfaites proportions, où les verdures brumeuses du parc semblaient, dans les fenêtres cintrées, aux reflets glauques, de hautes et froides tapisseries. Des cartes a toutes les échelles couvraient les murs. D’autres se tendaient sur de longues tables à chevalets. Il y avait deux téléphones sur le bureau. Nous étions au centre cérébral où se projettent les images d’un morceau du front, et d’où partent les filets nerveux qui le commandent.

Il se penchait sur une feuille où deux enchevêtremens de lignes, l’un rouge et l’autre bleu, figuraient les labyrinthes opposés des tranchées.

« Ce matin, disait-il, c’est assez calme. Vous entendez le canon : c’est nous ; ils ne répondent pas. Mais souvent, c’est moins sain. Vous entrerez par ici : Hospital road et puis Cabaret road. N’oubliez pas de vous espacer. En tout cas, vous verrez des tranchées bien faites. Tout le monde y a travaillé : les Boches d’abord, à qui les Français les ont prises, et puis nous, à qui vous les avez passées. »


C’est près de là que nous vîmes changer l’horizon. La riche campagne de Juin continuait en houles bleues de jeunes blés. Mais par delà, une zone pâle, un peu jaune, apparut, comme lorsque dans le Sud du Sahel, le désert commence à se révéler. C’était bien le désert, celui que la guerre a fait, immobilisée là, chronique depuis la grande poussée de 1915 : les terrains morts, où tant d’hommes sont morts. Nous arrivions à la limite actuelle de notre monde, — à cette longue plage pressentie, où la force dont nous avions vu progresser une onde, vient chaque jour déferler et faire explosion. Dans le Nord, à quinze ou vingt kilomètres de distance, des fumées brouillaient l’espace ; mais on distinguait, à demi voilés, deux étranges triangles presque noirs. C’étaient des crassiers de houillères, les pyramides de scories auprès des puits de Maries et de Bruay, le commencement du Nord industriel et de nos richesses minières que, plus loin, du côté de Lens et de Courrière, l’ennemi dévore.

Nous avions quitté la grande chaussée d’Arras pour suivre, plus au Nord, des chemins compliqués, chargés de troupes et de voitures. Si près des premières lignes, les camions avaient disparu, leurs chargemens transbordés (aux stations que les Anglais appellent dumps) en des charrettes, cacolets, caissons, qui vont les distribuer aux tranchées. Le charroi était commandé comme à Londres : aux carrefours se trouvait un policeman en khaki (military police). Sans un mot, d’un petit geste de la main, il coupait les files, vous arrêtait et vous laissait repartir.

Les canons tonnaient devant nous, et maintenant chacun des coups se laissait à peu près situer. Ce n’était plus ce que nous avions entendu presque toute la matinée, le sombre murmure, et puis la rumeur grossissante d’orage qui semble venir de tout l’horizon.

A C... on prend les casques et les masques. Presque aussitôt, le paysage tourne au tableau de guerre : colonnes massées au long de la route, villages pleins de troupe et de mouvement, canons de tous calibres, alignés dans la rue, forges où l’on travaille, fils de fer et tranchées de soutien au travers des champs, chevaux au piquet, entre des baraquemens et des semis de tentes, dépôts de matériel, piles de rails, rondins, obus, — ceux-ci couvrant le sol par champs rectangulaires qu’on espace prudemment.

Et puis d’autres rectangles, — hérisses, ceux-là, de croix blanches dont le nombre augmente chaque jour...


Il fallait arrêter souvent. Un peloton de cavaliers sikhs défila, dont je pus voir chaque visage. Le plus beau type de l’Inde : sombre, anguleux, regard de feu noir et languide, barbe de jais qui découvre tout le bel arc de la lèvre brune. Parmi les blés de France, sous un ciel que ternissent des fumées de houillères, ils apportaient l’Asie, son ardeur secrète, son rêve, son mystère. Lance en main, casque en tête, le pied à fond dans l’étrier, ils n’étaient pas des soldats, mais des guerriers, des guerriers de Mille et une Nuits : on voit de telles figures sur des gouaches persanes. Voilà les contrastes de cette guerre où des armées passent des années dans les mêmes boyaux de terre, où des combats singuliers se livrent en plein ciel, où l’ennui le dispute à l’horreur, où les scènes d’épopée surgissent à côté de travaux qui préparent et multiplient industriellement la mort.

Survint un bataillon d’Australiens qui rentrait des tranchées. Ils marchaient de ce même pas petit, sans rythme, et si lent, qui m’avait déjà surpris, — le pas, me dit-on, des hommes habitués à cheminer par files, un à un, dans les sapes étroites où la glaise colle aux pieds. Grands, puissans, brûlés par le grand air, chargés de tout leur équipement, le casque terni, le fourreau de baïonnette et l’uniforme au ton de boue éclaboussés, encroûtés par endroits de boue véritable, ils allaient en silence, enfermés dans un sérieux aussi farouche que la guerre. Sous leur fatigue, on sentait leur force et ce qu’une telle troupe signifie, dans la bataille, de volonté muette et d’obstination. Un de nos compagnons anglais les loua d’un mot : « By Jove ! they look business... »

Ensuite, — dans le même sens que nous, — un convoi de munitions, chaque fourgon gris avec son attelage de quatre mulets en flèche, ses deux cavaliers conducteurs, dont la main tient un petit fouet de cuir. Des Anglais : visiblement la même famille humaine que les Australiens, mais une branche différente — plus petits, de figure plus claire, formée au climat du Nord, aux frais brouillards, le sang à fleur de peau. Ils semblaient aussi bien plus jeunes. C’est peut-être seulement que l’homme mûrit moins vite en Angleterre. L’unité du type étonnait toujours. On voyait le fruit humain qu’un certain peuple, façonné par une certaine culture — l’une des plus insistantes, intolérante aux variations individuelles, — répète comme tel cerisier ses cerises, par générations et par multitudes.

Ils se suivaient en longue frise où revenaient toujours les mêmes fourgons, le même attelage, le même couple de cavaliers, — le même motif de jeunesse, de force et de consciencieux travail.


Enfin, nous sortîmes de ce courant de trafic, et de nouveau ce fut la solitude. A l’entrée d’un vallon, l’auto s’arrêta. La route n’allait pas plus loin. Nous étions devant des monceaux de pierraille et de plâtras : les premiers vestiges de Carency.


Des vestiges, non des ruines. J’avais vu des ruines en Argonne, en Champagne : murs éventrés, carapaces vides, il restait toujours quelque chose qui parle, une silhouette pathétique. Ces bourgs dévastés de l’Artois attristent moins les yeux. C’est que les cadavres des maisons ont à peu près disparu, la plupart des constructions étant de brique, laquelle, au choc, à l’explosion, se pulvérise. Carency est plus morte que Pompéi, mais la mort, à ce degré, cesse d’être sinistre pour n’être plus que ce qui n’est plus. Çà et là, dans les hautes graminées de Juin, des lignes d’arasement, des morceaux de murs, des socles plutôt, par-dessus lesquels on sauterait, ne montrent que la place et le plan des habitations. Et cette désolation se prolonge assez loin : on s’étonne, en marchant, de la voir continuer au détour du vallon. Je cherchais le célèbre cimetière d’où l’infanterie française (11-13 mai 1915) finit par déloger les Allemands. Ce fut une lutte épique, car l’ennemi en avait fait un réduit formidable, et la résistance fut désespérée, — mais un simple épisode dans l’immense bataille qui, de Notre-Dame de Lorette au Mont Saint-Eloi, se développa d’heure en heure, et finalement nous donna, avec le promontoire qui domine la plaine de Lens, Carency, les « ouvrages Blancs, » une partie de Neuville, la Targette : notre plus grande avancée, à ce moment, depuis la bataille de la Marne.

Le cimetière se reconnaissait à peine : des fragmens de dalles, des fosses ouvertes. Mais tout l’espace entre les deux pentes n’est plus qu’un cimetière : l’ennemi y a laissé des milliers de morts qu’il fallut enterrer par grandes masses. Partout se lèvent de verts tumulus. Il n’était pas besoin de savoir : nous ne savions pas d’abord... Nous étions assis sur l’un de ces monticules où notre guide, insensible à ces contingences de la guerre, avait fait poser quelques provisions de route. Par momens, un subtil, secret, mais affreux effluve passait, mêlé à la senteur fraîche des buissons...

Le lieu était vide, sauf, à cinquante mètres, une batterie dont le tir secouait fort notre bref repas. A chaque coup je voyais le recul du canon dans son logement : secousse rétractile, comme d’un tentacule très sensible sous une subite excitation. Et puis la longue chose grise, lentement, d’un mouvement aveugle et certain, revenait, recommençait de s’allonger...

Mais, dans les intervalles de silence, on entendait des gazouillis d’oiseaux ; le murmure des abeilles reprenait. Et si l’on penchait un peu la tête pour ne plus voir les bas-fonds, il ne restait que les pentes de fraîche verdure et tout près, des graminées, des buissons, des fleurs : bouillons blancs et millepertuis.

Je songeais à ce mot de l’artiste français qui disparut, en avril 1915, dans un combat des Eparges, et qui suivait avec une si fervente attention l’impassible mouvement de la nature sous nos tumultes de guerre : « Les morts ne gêneront pas le printemps... »


DEVANT LA CRÊTE DE VIMY

C’est au sortir de Carency, que l’on entre dans les vues de l’ennemi, et l’on prend, pour gagner les défenses de première ligne, un interminable boyau d’accès. Alors commence la marche dans la boue, — boue gluante comme celle de l’Argonne, parfois eau jaune, où les parois plongent, et presque toujours aux endroits où la tranchée va tourner à angle droit, en sorte qu’il faut y entrer sans savoir jusqu’où cette inondation continue. Il ne pleuvait pas, il n’avait pas plu la veille, et nous étions au mois de juin.

Passée la route d’Arras-Béthune (en tranchée naturellement), commence la cité souterraine, l’immense terrier humain où respire et remue une armée, que trois armées ont occupé l’une après l’autre, sans que rien apparaisse à la surface que des vagues successives de terre retournée comme celle que des taupes géantes soulèveraient en fouissant. Toujours, à gauche, à droite, de nouveaux couloirs : c’était bien le dédale dont nous avions vu l’image, au Quartier Général, en inextricable fouillis de lignes rouges. Hospital Road, Cabaret Road, Ersatz Alley, je retrouvais, aux coins des galeries, ces noms que l’on nous avait montrés sur la carte, et aussi des Regent Street, des Tottenham Court Road, évocation, dans ces tristes fossés, de la fête et du luxe de Londres. Aux portes des abris, on en lisait d’autres : Rose and Thistle Mansion, The Marygolds, Shamrock Cottage, rappelant avec humour et sentiment la patrie locale, l’Ecosse, l’Irlande, et ce que chantent les romances anglaises : le home, la maison fleurie qui porte un nom de fleur.

A mesure que l’on allait, il y en avait davantage, de ces souterrains dont la noirceur s’ouvre sous un porche de tôle ondulée. Nous étions dans les tranchées de réserve, et la population de ce terrier-là se révélait très dense. Des groupes s’affairaient à des toilettes, à des cuisines, à des travaux de menuiserie, de cordonnerie. Il y avait beaucoup de barbiers, enveloppant de neige savonneuse les têtes de leurs patiens. Ces logettes sombres et ces besognes d’artisans, cela rappelait un peu les bazars du Maroc. Mais quelle autre humanité ! — claire, saine, pure, amie de l’eau froide et du plein air, et dont les traits parlaient d’énergie tranquille et qui se discipline. Beaucoup travaillaient sans veste ni gilet, les bras nus (souvent historiés de tatouages), la chemise ouverte sur la poitrine. D’autres, qui se lavaient, montraient des torses d’athlètes grecs. Une civière passa, portant un blessé vers l’arrière : une figure blonde et blême d’adolescent. Le cou était enveloppé d’un linge où l’on voyait du sang. Comme on se serrait contre le mur, et qu’on le saluait en lui adressant un mot de sympathie, il essaya de sourire et répondit par un don’t mention it intimidé.

Le « Brigadier, » prévenu par téléphone, nous attendait à l’entrée de son souterrain. Bleu froid des prunelles, teint de maroquin rouge, souple minceur de la silhouette, malgré la moustache grise, le poids de l’âge réduit à rien : toujours le même type d’officier supérieur, dont le pratique et sobre khaki (le col paré de vermillon, et l’insigne du grade sur l’épaule) fait ressortir l’énergique noblesse. Il nous reçut comme à son club, et puis nous donna deux lieutenans : « Divisez-vous ; cela vaut mieux, bien qu’il n’y ait pas beaucoup de strafing en ce moment-ci. » Strafing, c’est le marmitage allemand, le Gott strafe England, qui amusa tant les Anglais, ayant donné ce mot qui, maintenant, fait partie de la langue.

Consciencieusement, durant deux heures, le lieutenant nous a fait tourner dans ces couloirs de première ligne, beaucoup plus étroits et moins vivans que les tranchées de réserve. Impression de mortelle monotonie. Plus de groupes s’activant joyeusement à des besognes de métiers. La sape toujours pareille, avec son rondinage et son eau jaune, sa banquette, les veilleurs dont on ne voit que le dos de laine fauve, les sacs de terre empilés sur le parapet, le fil barbelé, tendu sur des piquets de fer qui sont toujours ceux des Allemands. Par terre, une profusion d’éclats rouilles d’obus et de torpilles, et surtout, par trois et par quatre, encore fixées sur la coulisse du chargeur, des balles boches, françaises, anglaises, celles-ci à foison : je suppose qu’on en fait, de temps en temps, la cueillette. Parfois un officier, la jumelle à la main, dans une embrasure ; un téléphoniste agenouillé devant son appareil ; un obusier sur un terrassement ; une mitrailleuse dans un réduit. Dans une galerie latérale, on nous montra un éboulis récent : un coup de torpille. Là, venait d’être frappé le blessé dont nous avions croisé la civière. Ces tranchées, où rien ne semblait se passer, n’étaient pas inactives.

Un ennui affreux s’en dégageait pourtant. Il faut imaginer ce qu’est la vie dans ces repaires, où la seule distraction est de donner et de risquer la mort. Le bourbier, l’eau jaune, la paroi suintante, la fosse que l’hiver noie, où le printemps n’apporte pas une herbe, la glaise et la craie infectées de cadavres, les pentes blêmes où ne poussent que les croix des morts et du fil de fer : toujours, à travers les mois, les années, revenir à cela (beaucoup de ces soldats furent d’abord à l’Yser, où l’inondation a charrié la pourriture) ; toujours retrouver cela, au réveil, à matin, — quelle entrée dans la vie pour ces jeunes gens qui n’avaient jamais pensé à la guerre ! L’existence des nôtres est toute pareille, mais ils semblent plus formés, plus consciens. Paysans, bourgeois, ouvriers, ils savent qu’ils défendent leur terre ; ils ont toujours su qu’ils auraient peut-être à la défendre. Avant la guerre, ils ont été, ou savaient qu’ils seraient soldats. Ils n’ignoraient pas l’ennemi ; la frontière envahie, ils se sont mis à le haïr. Ceux-ci, les lieutenans surtout, semblent si jeunes ; ils sont venus avec tant de candeur ! Ils font penser à des enfans qui voient et vivent ce qui n’est pas de leur âge, ce qui n’est pas pour eux. Et puis, on songe à ce qu’était leur vision du monde et de la vie, à leur Angleterre si profondément civilisée, où le bonheur était facile et fréquent, parce que l’homme y est simple, et que tout s’y orientait depuis longtemps vers un idéal d’ordre et de santé, — à cette Angleterre qui ne doutait pas de la raison et de la sécurité du monde, et, de parti pris, se masquait, dans la vie, la vue du tragique, faisant une part de plus en plus grande aux vacances, aux loisirs dans les jardins, aux jeux sur les parfaites pelouses.

Seulement, — et c’est là le trait original, — sous les habitudes de bien-être et de luxe, persistait la foi à l’absolu de certains commandemens, avec la conviction qu’un homme vaut suivant sa faculté de se les imposer à lui-même. C’est le fonds de l’enseignement qu’ils avaient reçu à l’église et à l’école. Au milieu de leur paix, dans leurs jeux mêmes, ils trouvaient une discipline d’endurance et de volonté. Ils avaient appris au foot-ball qu’il faut se taire et serrer les dents quand un coup de pied vous démolit la jambe. Ils savaient que le premier commandement de l’art honorable (c’est leur mot pour la boxe) est de sourire tout doucement quand on reçoit un coup de poing dans la figure. De leur éducation anglaise, ils avaient retenu surtout qu’un homme ne doit jamais avouer, ni à autrui ni à lui-même, une émotion ou seulement une inquiétude, — par conséquent, ne jamais admettre qu’il se trouve devant une difficulté ou un péril plus forts que sa résistance et sa détermination. Ils apportaient à la guerre cette consigne et cette habitude, avec la convention sociale d’un langage qui dit toujours le moins pour le plus, et transpose le tragique sur le plan de l’humour et de la plaisanterie. Il faut connaître ce langage pour comprendre, quand ils parlent d’un assaut, d’un bombardement, d’une attaque de gaz, qu’il ne s’agit pas d’une chose amusante ou simplement curieuse. Un sous-lieutenant nous contait que dans la campagne de l’Yser, le parapet de sa tranchée avait contenu, tout un hiver durant, un cadavre dont les pieds gelés sortaient de la paroi. Ces. deux pieds, on en parlait toujours comme du « portemanteau » : the hat rack. Ceci donne le ton. Il s’agit bien d’une transposition constante, où se manifeste, sans doute, la verve, l’inépuisable vitalité de ces jeunes gens, mais aussi, leur secret parti pris de résistance.


De son pas flâneur, avec l’allure d’un homme qui s’acquitte par conscience d’une besogne qu’il juge inutile, l’adolescent nous a menés à deux cents mètres environ de l’ennemi (à partir de là, le fossé s’en éloignait).

— « Il n’y a pas beaucoup d’accidens, dit-il, parce qu’ils ont des heures régulières de tir. Mais on ne sait jamais au juste. Passez vite les yeux par-dessus le parapet, si vous voulez voir l’ensemble des positions. »

Il était monté sur un terrassement qui sert aux mortiers, et la moitié du buste hors de la tranchée, d’une voix nonchalante, il expliquait le paysage :

— « Là-bas, en face, cette crête, c’est le plateau de Vimy. A gauche, au Nord, Souchez et le plateau de Notre-Dame-de-Lorette. Maintenant, tournez-vous. Dans le Sud, Neuville-Saint-Vaast, Ecurie. Bien entendu, les emplacemens : il ne reste rien de visible. A droite, les deux tours lointaines sur une éminence isolée, c’est Mont-Saint-Eloi. Arras, qu’on ne voit pas, est par derrière. »

C’était tout le champ de bataille d’Artois qui s’étendait sous nos yeux, le champ illustre de juin 1915, où nos vagues d’assaut, balayant la plaine d’un élan que le Commandement n’avait pas imaginé, percèrent si vite, du côté de Vimy, que l’horaire et tout le dispositif de soutien en furent déconcertés.

On ne voyait qu’une étendue pâle, pleine de ravins et de. cratères, qui descendait, chaotique, devant nous, et puis remontait pour finir, là-bas, sur le ciel, en ligne ondulante comme, en mer, la crête dénivelée d’une longue houle qui vient de passer et qu’on regarde fuir. Nul signe de l’ennemi, rien de vivant, pas même un détail visible, pas un arbre ou une maison dans cette vallée de la mort. Un silence absolu. Ces espaces où des nappes de sang ont coulé sous des nappes de mitraille, ces espaces terribles fascinaient. De quels yeux furent-ils regardés à la dernière, infinie minute qui précède l’attaque, quand chaque homme, qui, pendant des mois, ne les a vus que par un étroit créneau ou par un périscope, tend sa volonté pour s’y lancer ? La nuit, seulement, quelques-uns, les plus braves, s’y aventurent pour aller reconnaître les travaux, approches de l’ennemi. Armés de grenades, le couteau à la ceinture, une boussole phosphorescente dans la poche, ils s’en vont dans le noir. Mais de bleuâtres, éblouissantes étoiles s’allument. Alors, sur le terrain dont chaque relief s’illumine impitoyablement, il faut se jeter à plat ventre, ne plus bouger, ou bien ramper. se traîner de pierre en pierre, sous de brefs bourdonnemens de balles.

On essayait d’imaginer ces choses. Mais tout restait vide dans le désert sans couleur et bouleversé, jusqu’au moment où la canonnade anglaise rompit encore une fois le silence. Très loin, alors, jalonnant la crête de Vimy, des fumées apparurent, tout de suite levées et ramifiées comme de grands arbres fantômes. Chacune suivait un bruit ronflant, propagé tout droit dans le ciel, comme d’un train qui passerait là-haut, très vite, par-dessus le plafond de grisaille. Mais rien du feu des éclatemens : les » arrivées » se produisaient dans le mystérieux au-delà, derrière le faux horizon tendu par la plaine montante.


Les Boches durent perdre patience, car des bruits nouveaux et prochains se mirent à fendre l’espace. Cela passait en lignes sifflantes, bien plus rapide et plus bas que les volées anglaises. C’étaient comme d’immenses coups de fouet lancés au ras des parapets : on eût dit à deux ou trois cents mètres devant nous. On sentait la véhémence furieuse et rigide de la chose qui, par là, tendait contre toute vie la barrière de son invisible trajet.

Un factionnaire nous arrêta. On ne passait plus.

« C’est vrai, dit le lieutenant, il vaut mieux attendre un moment. Presque tous les deux jours, d’ailleurs, c’est la même chose à la même heure. On dirait un horaire de tir. »

Alors vingt minutes d’attente dans un abri de mitrailleuse, tandis que s’épuisait cette fureur. Et puis, la paix revenue, en route, de nouveau, dans le boyau jaune. Il remontait, et nous allions maintenant hors des sapes, sur une large et libre voie, sorte de boulevard à demi protégé, sur la droite, par une pente dont la coupure faisait muraille, u Restez près du mur, » disait un écriteau. Tout d’un coup, le tir allemand recommença. Un coup passa, coupant la route en arrière, assez près, cette fois, avec exactement le bruit prolongé d’une fusée dans un feu d’artifice, mais ici fusée horizontale, tendue tout près de terre. Un autre suivit, toujours du même côté, et certainement très proche.

Et presque aussitôt, une chose toute nouvelle. Devant nous, un souffle violent, un whizz démesurément enflé, la trajectoire tendue à portée de la main, semble-t-il, dans l’intervalle de quelques mètres qui nous sépare de l’officier. Instinctivement, les têtes se baissent, les corps se jettent de côté, vers le mur de terre, et l’on voit l’obus éclater à cinquante mètres en contre-bas, près d’un champ de croix blanches, sur la pente ravagée qui descend à gauche de la route. On nous entraîne au fond d’un abri. A l’instant où il est perçu, le danger est déjà passé (si danger il y eut, car sans doute étions-nous restés dans l’angle mort du talus), — et l’on est bien sûr qu’il ne se renouvellera pas. Mais, l’expérience est bonne. On conçoit plus directement qu’on ne faisait ce qu’il faut avoir en soi pour imposer à la « carcasse, » après une telle sensation, d’en attendre sans bouger une autre, et puis une autre, parce que la consigne est de garder le terrain. On se rappelle ceux qui sont morts pour avoir impassiblement laissé se rapprocher d’eux, un à un, les souffles terribles.

La minute suivante, nous sommes à huit mètres sous terre, dans une jolie chambre où la lumière des lampes éclaire d’aimables images de la Vie parisienne. De simples et gentils garçons font passer des cigarettes, du whisky-and-soda. Et puis, c’est un thé en règle, avec cake et marmelade, tandis que là-haut, les whizz-bang mènent inutilement leur tapage. On cause, on parle des ennuis de l’existence confinée, de la longueur des semaines et des mois. L’aîné de nos hôtes, — vingt-quatre ans environ, — dit avec nostalgie : The foxes are having a good time at home (les renards, au pays, se donnent du bon temps). Le plus jeune, qui semble frais émoulu d’Eton, a fait toute la guerre : « Nous sommes allés de l’Aisne à Ypres, et quand nous en sommes partis, il ne restait dans le bataillon que trois officiers du début. »

Les whizz-bang continuant, mêlés aux tonnerres des canons anglais, nous sommes remontés jusqu’à l’entrée du souterrain, pour regarder la fête. C’était bien une fête. Du côté du talus, devant les abris, la route, vide auparavant, s’était remplie de monde. Têtes nues, en bras de chemise, les hommes riaient, causaient, comptaient les coups : « Ça, c’est eux ! Ça, c’est nous ! Le howitzer de douze pouces ! » Animation soudaine, et qui rappelait l’Orient, à l’heure où, la terre enfin délivrée de l’insupportable soleil, la vie se répand sur la poudre d’un sokko, bourdonne devant les portes. L’ennui de la journée tombait comme une chaîne de plomb, rompu par la canonnade. Quelqu’un grattait du banjo. Un groupe se mit à chanter.

Je reverrai longtemps l’étrange scène : désolation lunaire du paysage, éclairs et fumées d’explosions sur une pente vide, champ de croix du petit cimetière, heureuse et magnifique jeunesse surgie dans la pâleur du soir, — et puis ces voix chantantes, ces traînantes, nostalgiques tonalités anglaises, entre des bruits formidables d’obus...


ANDRE CHEVRILLON.

  1. Voyez la Revue des 15 décembre 1916 et 1er janvier 1917.
  2. Association des Jeunes Gens Chrétiens.
  3. Ainsi le mot salvation, dans Salvation Army, a presque changé de sens. On le traduirait aujourd’hui plutôt par sauvetage que par salut.
  4. Une seconde visite, toute récente, au front anglais m’a convaincu que ceci n’est plus vrai depuis la dévastation systématique, par les Allemands, du pays de Bapaume et de Péronne. On m’a dit et répété : it has made a lot of difference.
  5. Le gouvernement de Vienne réclamait un signe spécial sur un bateau anglais amenant d’Orient des Autrichiens prisonniers, et qui pouvait être torpillé. L’une des raisons alléguées était que ces fonctionnaires appartenaient pour la plupart à la « haute classe. »