Sur le plateau/Chapitre 13

La bibliothèque libre.
Librairie Ollendorf (p. 149-162).


XIII

De chez Brébant au Théâtre du Palais-Royal.


La belle Mme Brébant. — Le nouveau restaurateur des lettres. — Le coin des habitués. — Le peintre Charles Marchal. — Trio de boulevardiers. — Choppart dit l’Aimable. — Adolphe et Saint-Agnan Choler. — La troupe du Palais-Royal. — Le sanctuaire de la Gaîté. — La coloquinte. — Dormeuil et Plunkett. — Un souffleur exceptionnel. — Mme Clara somnambule. — Violon contre piano. — Le premier Papa. — Répétition générale de jadis. — Le Huis-clos. — Maître Carraby et M. de Malesherbes.


La salle du rez-de-chaussée, au restaurant Brébant. C’est un décor resté familier aux vieux Parisiens qui fréquentaient le boulevard pendant les quelques années qui ont précédé et suivi la fin de l’Empire.

Faisant face à la porte d’entrée, la caisse où trônait quelquefois, mais assez rarement, la belle madame Brébant, qui se tenait de préférence au premier étage, où elle était moins en vue. Le couple était bien connu du public des premières, dont il faisait partie obligée. Elle, majestueuse et parée, lui, le ventre opulent, le teint fleuri et l’œil gai sous ses cheveux blancs, clopinant allègrement, comme chez lui, au milieu des groupes, avec toujours l’air de jeter sa serviette sous le bras — son geste habituel — et de demander si on était satisfait du menu. Excellent homme, très aimé de tout le monde artiste, il avait mérité après Dinochau le surnom de « restaurateur des lettres ». Nombreux étaient ceux qui avaient déjeuné ou dîné de sa cuisine en ne le payant que de compliments et — pas toujours — de reconnaissance.

Aussi, à ce métier-là, n’avait-il pas amassé fortune et, vers la fin, lorsque sa vogue commença à décliner, dut-il s’estimer heureux de l’existence modeste que lui assurait la société qui reprit sa maison et l’avait conservé comme gérant. Mais c’en était fait de sa belle mine et de son ventre de prospérité. Quand, par hasard, on le rencontrait encore à une première, il n’était plus que l’ombre à demi-effacée de lui-même et il finit par disparaître sans bruit, à peu près oublié, après avoir connu la gloire d’être mis souvent à la scène dans des revues ou des vaudevilles : Sic transit !...

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A la gauche de la caisse, il y avait trois ou quatre tables qui, à l’heure du dîner, étaient toujours réservées à quelques habitués. D’abord, tout au fond, un fort aimable homme, grand, fort, haut en couleur, qui s’appelait Archdeacon et était le père et l’oncle des sportsmen connus. Il occupait cette place de fondation et, quand, peu à peu, nous étions venus nous installer aux tables voisines, il s’en était montré ravi, car il adorait le théâtre et tout ce qui s’y rattachait. Auprès de lui, on voyait souvent le peintre Charles Marchal, dont le tableau — qui avait été un des succès du salon de 1864 — la Foire aux servantes en Alsace, avait popularisé le nom. Avec sa bonne figure, ses yeux clairs et sa grosse moustache couleur des blés murs, c’était un brave garçon, qui n’avait que des amis. Un jour, il cessa de venir : sa vue se perdait, la gêne arrivait peu à peu et, dans un accès de désespoir, il s’était tué. Ce nous fut une grande tristesse lorsque nous en eûmes la nouvelle, et pendant quelque temps, sans qu’on se fût donné le mot, sa place resta inoccupée, comme si l’on eût attendu le bon camarade absent pour toujours.

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A la table suivante, Albert Wolff, du Figaro, assis à côté de Victor Koning bouffi et satisfait, nous racontait les potins du jour de sa voix suraiguë et en scandant ses phrases de ce « Eh ? Eh ? » interrogatif que j’entends encore. Puis, un boulevardier impénitent, le vaudevilliste Ernest Blum, qui ne manquait pas, en sortant de table et avant de rentrer chez lui, d’aller faire un tour aux Variétés, où il ne voyait que le lever du rideau, car il s’était juré à lui-même depuis longtemps de ne jamais se coucher plus tard que neuf heures.

Tout à côté de la caisse, un personnage grave, moustachu et taciturne, qui arrivait paisiblement à pied du boulevard Saint-Martin, en pardessus clair et jaquette de coupe soignée avec un chapeau aux reflets impeccables et des gants gris-perle aux larges piqûres noires. Il saluait avec une sorte de grognement qui pouvait passer pour un bonjour et s’installait dans son coin, ne desserrant les dents à peu près que pour manger : c’était l’acteur Paulin-Ménier, le créateur fameux de Choppart dit l’Aimable, du non moins fameux Courrier de Lyon. Tout d’abord, on l’aurait pu croire miné par quelque noir chagrin. Mais, point ! Quelques-uns insinuaient que, s’il parlait peu, c’est qu’en dehors de ses rôles, il ne trouvait pas grand’chose à dire. A cela, on pourrait répondre qu’il en est, à la Chambre qui parlent beaucoup, encore qu’ils aient peut-être bien moins à dire.

Enfin, entre Blum et ce muet convive, j’avais pour vis-à-vis ordinaire un autre vaudevilliste, Adolphe Choler, qui était, avec Dormeuil et Plunkett, un des trois directeurs du Palais-Royal.

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Ce n’est pas dans le Larousse qu’il faudrait vouloir se documenter sur son compte. Sous le prétexte qu’il avait un frère, le rédacteur de l’article qui lui est consacré dans le supplément, a si bien confondu leurs deux personnes qu’elles n’en font plus qu’une, désignée à la fois sous le nom d’Adolphe et de Saint-Agnan et ayant écrit à elle seule les œuvres des deux. Rendons à Adolphe ce qui n’est pas à Saint-Agnan. Ce dernier, qui écrivait pour les tout petits théâtres, avait été surtout le fournisseur de Gaspari au théâtre du Luxembourg et une de ses pièces : Cocher, à Bobino ! avait attiré le Tout-Paris de la rive droite dans ce bouiboui cher aux étudiants et aux étudiantes.

Adolphe, lui, avait eu une carrière plus brillante et, parmi ses nombreuses pièces en collaboration avec Labiche, Siraudin, Marc Michel, Clairville et Henri Rochefort, il y en a, comme les Marquises de la fourchette, les Méli-Mélo de la rue Meslay, les Pinceaux d’Héloïse, Un Pied dans le crime et la Vieillesse de Brididi, qui sont encore au répertoire. Toujours rasé de frais, il portait le monocle immuablement rivé à l’œil droit, avec un chic et une aisance que le seul Aurélien Scholl possédait au même degré que lui.

Pendant les premiers temps, il ne m’adressait que rarement la parole et me faisait l’effet d’un homme assez peu liant. Peut-être redoutait-il « le coup du manuscrit ». Mais, à la longue, quand il s’aperçut que j’évitais de faire la moindre allusion à sa qualité de directeur, il se familiarisa et me prit en amitié, si bien qu’un jour ce fut lui qui aborda la question et me proposa de m’ouvrir le Palais-Royal. Je n’attendais que cela !

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Le Palais-Royal ! Il y avait si longtemps que j’en étais un spectateur assidu. Dès le collège, j’étais encore en quatrième, que déjà la Mariée du Mardi-gras avait pour moi moins de secrets que le quatrième livre de l’Énéide ou le chant neuvième de l’Iliade. Hortense Schneider, la mère Thierret et toutes les jolies filles de la troupe, Crénisse, Keller, Elmire Paurelle, Léontine Massin, de Ribeaucourt et autres, faisaient le plus grand tort à Virgile, à Homère et même au voluptueux Horace, et la voix de mes professeurs me semblait moins agréable à entendre que celle de Brasseur disant dans son rôle de Groseillon : « C’est mon oncle qui ne dira rien, mais c’est ma tante qui ne sera pas contente ! » Et dans les Diables roses, l’organe si suave de Gil-Pérez attaquant une phrase dans l’aigu pour la continuer sans transition dans les notes les plus graves : « Alors, je me suis dit : tiens ! si j’épousais la petite Belzingue ? Et pourquoi donc que je ne l’épouserais pas, la petite Belzingue ? » Cette façon de formuler une demande en mariage a longtemps fait ma joie.

Et Geoffroy, dans la Cagnotte ! Et Hyacinthe avec son nez phénoménal : « Peau de satin : on m’a donné ce nom-là à cause que j’ai la peau douce. » Ou bien « Sans effeuiller la reine des fleurs ! » qui est resté légendaire.

Dans une autre pièce, les Femmes sérieuses, qui n’eut que peu de succès, bien que signée Siraudin, Delacour et Blum, il était véritablement épique arrivant sous le costume de Louis X, dit le Hutin, qu’il appelait successivement : le Lutin, le Mutin, le Lutrin, sans jamais arriver à dire le nom vrai : Cela seul aurait dû sauver la pièce !

Et Lassouche, si cocassement abruti : « Y a-t-il un sac ? En ce cas, passez-moi la demoiselle ! » Et Pellerin, toujours sautillant, et ce bon Lhéritier avec le : « Ah ! » indéfinissable par lequel il terminait ses répliques en ouvrant une large bouche et en se passant la langue sur les lèvres, ses yeux blancs levés vers le ciel !...

C’était là une fière réunion de comiques, un ensemble dont on ne retrouverait sûrement pas l’équivalent aujourd’hui. Sans compter qu’à tous ces vétérans, venaient s’adjoindre peu à peu des artistes comme Calvin, puis le gros et fulminant Montbars, Daubray, rubicond et épanoui, Milher, Raymond et d’autres encore.

Avec une pareille troupe, on aurait pu croire que les coulisses du théâtre étaient le temple — que dis-je ! le sanctuaire même de la gaîté la plus folle. Point ! C’était froidement, posément et avec l’attention la plus sérieuse que l’on combinait les jeux de scène abracadabrants et les cascades insensées qui devaient plus tard faire s’esclaffer le public. Du reste, l’aspect des directeurs n’avait rien de folâtre. Dormeuil, qui souffrait sans nul doute d’une maladie de foie, semblait faire tous ses efforts pour dominer une crise quand il disait d’un ton dolent :

— Soyons gais ! Du mouvement ! Il y a bien longtemps que vous êtes à la même place. Sautez par--dessus cette chaise. Fourrez-vous sous cette table pour commencer votre déclaration. A présent, faites semblant de vous asseoir sur le canapé, qui se dérobera derrière vous et vous continuerez comme si vous ne vous étiez aperçu de rien. Il faut rester dans le comique, mes enfants !

— « Cherchons la coloquinte » était aussi un de ses mots favoris.

Plunkett, avec son air flegmatique et ennuyé d’Anglais, avait, de plus, l’oreille d’un dur à rendre des points à toutes les trappes de son théâtre. Il portait à chaque instant la main à son oreille en manière de cornet acoustique et souriait pour se donner l’air d’avoir entendu. Choler, lui, ignorait le sourire.

Il y avait encore Henri Luguet, à la fois artiste et régisseur, le seul être vraiment jovial de la maison, et le souffleur Garin, qui mérite une mention spéciale, car ce n’était pas un souffleur ordinaire. Toujours très correctement vêtu et d’une tenue parfaite, il était pour tous un véritable collaborateur, donnant au besoin son avis aux artistes et aux auteurs. Quand il vous avait dit : « Ne coupez pas ceci ou cela, c’est un effet », on pouvait l’écouter, car il ne se trompait jamais.

Pour n’oublier personne, je citerai encore le secrétaire-général Pélissier, auteur dramatique à ses heures, et non moins sourd que son directeur Plunkett : une conversation entre les deux était quelque chose qui n’avait rien de banal.

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Donc, tout se faisait avec la plus stricte méthode au Palais-Royal et la tradition y régnait tout aussi bien que dans la maison régie par le décret de Moscou, à l’autre extrémité des galeries. Je m’en aperçus dès la première pièce que je donnai au théâtre. C’était un acte joué par Brasseur, Montbars, Lassouche, Numa et Eugénie Lemercier, qui avait pour titre : Madame Clara, somnambule, avec musique nouvelle d’Isidore Legouix, l’auteur du Lion de Saint-Marc, du Vengeur et de l’Ours et l’amateur des jardins, un succès des Bouffes. Lorsque l’on commença à répéter, nous demandâmes le piano.

— Un piano ! s’écria Dormeuil. Il n’y en a jamais. Ici, on répète le chant au violon.

C’était la vérité pure. Pourtant, j’insistai en disant que, sans piano, il serait difficile au compositeur d’accompagner ses artistes et de leur donner les mouvements, vu qu’il n’était que pianiste qu’on ne pouvait vraiment pas exiger qu’il eût appris le violon d’ici la première. Enfin, après l’avoir bien redit « que cela ne se faisait jamais » et qu’il n’y avait eu d’exception que pour la Vie Parisienne et le Château à Toto d’Offenbach, « parce que c’étaient de grandes machines », il consentit à faire voiturer l’Érard ou le Pleyel du foyer, mais avec bien du regret et à titre de faveur spéciale.

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Ma seconde pièce à ce théâtre fut un vaudeville en trois actes, Papa — un titre qui a reparu n’y a pas bien longtemps sur l’affiche du Gymnase avec une autre signature. Mais le titre est tout ce qu’il y a de commun entre les deux pièces. Dans le Papa premier en date, il s’agissait d’un célibataire endurci, qui sentait vibrer en lui sur le tard — sur le trop tard — la corde de la paternité. Il se faisait cette réflexion que, pour peu que l’on ait mené la vie de jeune homme, on doit être père quelque part et que le tout est de savoir où. Alors il cherchait, et ses recherches l’amenant chez le maire d’une petite ville pour consulter les registres de l’état-civil, il s’imaginait trouver l’enfant de ses rêves dans la propre fille du maire. Vite, il s’installait sous mille prétextes, et je me rappelle l’étonnant duo de pères que faisaient Montbars et Daubray, se disputant le cœur de la petite.

— Ne pleurez pas, mademoiselle, disait l’un.

— Si ! au fait ! Pleure si tu veux ! clamait rageusement l’autre.

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Ce que je me rappelle encore mieux, c’est la répétition générale qui avait lieu dans la journée. Quelle différence avec celles d’à présent ! La scène seule éclairée, et, dans la salle complètement obscure, quatre personnes en tout : les deux auteurs, un des directeurs et le représentant de la Censure, qui était, ce jour-là, mon ami Bourdon.

Avec cela, un froid terrible, un hiver des plus rigoureux. Aux entr’actes, pendant que l’on changeait le décor, nous allions nous réchauffer dans le boyau qui était le foyer des artistes — le bureau d’omnibus, comme on l’appelait. De la fenêtre, nous regardions tristement les jardins couverts d’une couche d’au moins vingt centimètres de neige, où grouillait un nombre infini de points noirs : tous les corbeaux du département, qui avaient fui les campagnes inhospitalières pour chercher un refuge à Paris !

Cela ne nous inspirait que peu d’idées riantes pour le soir ; pourtant, malgré ce temps si favorable aux ours, la pièce n’en fut pas un et réussit beaucoup.

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Un dernier souvenir qui marque à quel point les habitudes ont changé depuis ces temps, qu’on dirait préhistoriques. Aujourd’hui, on ne se gêne pas pour mettre les gens à la scène en les nommant tout à trac et il n’y a guère de protestations. D’aucuns s’en montrent même ravis. Mais, à cette époque-là, pour prononcer sur un théâtre le nom d’une personne vivante, il fallait une autorisation écrite de la personne même. Ainsi, dans le Huis-clos, un acte joué en 1883, nous avions donné à Daubray un très long monologue — cent cinquante lignes environ — où il racontait son affolement lorsque s’étant introduit sous un costume d’avocat à la correctionnelle, pour assister indûment à une affaire des plus croustillantes, il s’était vu désigner d’office par le président pour remplacer un défenseur pris de malaise. Il n’avait qu’une idée, s’enfuir et se débarrasser au plus tôt, dans un couloir, de la robe fatale. Surpris à un moment par un huissier qui lui demande ce qu’il fait là, il lui répond qu’il apporte à Me Carraby sa robe et sa toque. A la censure, on nous dit :

— Avez-vous l’autorisation écrite de Me Carraby ?

— Non.

— Il nous la faut.

Vite une lettre au célèbre avocat, qui nous répond pour décliner l’honneur que nous voulions lui faire et nous prier de nous adresser à un autre de ses confrères, plus digne.

Nous aurions pu faire ainsi tout le tour du barreau, aussi prîmes-nous la résolution de porter notre choix sur un mort qui, lui, ne protesterait sûrement pas — le propre défenseur de Louis XVI.

Mais quel rire, lorsque Daubray débita, de la façon que vous pouvez vous imaginer :

— J’apporte à Me Malesherbes sa robe et sa toque. — Me Malesherbes, mais il n’est pas au Palais. — Ah ! Où est-il donc ? — En province. — C’est bien ! J’y vais…

Jamais le nom de Carraby ne nous aurait valu un pareil effet. Ce qui prouve bien que la censure avait du bon.

4 septembre 1912.