Sur le plateau/Chapitre 12

La bibliothèque libre.
Librairie Ollendorf (p. 137-148).


XII

Le Gymnase Montigny.


Au Gymnase à dix ans. — Lafontaine dans Flaminio de George Sand. — Un fils de famille. — Comment écrivait Alexandre Dumas père. — La première du Verrou de la Reine. — La troupe du Gymnase-Montigny. — Mariage d’artistes. — Faut-il la tuer ? — Un grand directeur d’autrefois. — Dumas fils et la parodie. — Un lever de rideau plus que centenaire. — Les Maniaques. — Un artiste gagné par son rôle. — La contagion. — Au cimetière Notre-Dame, à Versailles. — Touchante pensée de femme.


Je n’avais pas dix ans lorsque je suis entré pour la première fois au Gymnase — non comme auteur, vous pensez bien : c’eût été par trop de précocité !

La pièce à laquelle j’assistai pour mes débuts au théâtre de Madame était le Flaminio de George Sand, mais je serais bien incapable de commettre la moindre indiscrétion sur le sujet de cette comédie qui n’a du reste pas laissé de traces. Tout ce que je me rappelle et qui m’avait beaucoup frappé, c’est qu’il y avait là-dedans un personnage fatal et romanesque à tous crins, qui était, je crois bien, joué par Lafontaine. Le nombre de fois que ce brave Lafontaine aura été fatal sur la scène, on ne saurait se l’imaginer ! Ce qui ne l’empêchait pas de se montrer au besoin plein de bonhomie et d’onction, comme dans l’Abbé Constantin, ou même de fantaisie comique, comme dans le Fils de famille.

Voilà une pièce, le Fils de famille, qui bien que je l’ai vue à peu près vers la même époque, à une reprise, est restée tout à fait vivante dans ma mémoire : Bressant, Lafontaine, Lesueur, Priston, Landrol, Rose-Chéri, Mélanie, Chéri-Lesueur elle-même avec sa longue figure chevaline, tous disparus depuis longtemps et que je revois encore aussi nettement qu’aux soirs où ils attiraient la foule au boulevard Bonne-Nouvelle !

Peu après Flaminio et le Fils de famille, un autre de mes souvenirs lointains est celui d’une première, — la première de ma vie — pour laquelle j’avais reçu, honneur dont je n’étais pas médiocrement fier, un fauteuil à moi spécialement adressé par Alexandre Dumas père, qui, fort lié avec ma famille, m’a témoigné jusqu’aux derniers jours une affection que je n’ai jamais oubliée.

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Quelle que fût l’heure à laquelle nous arrivions chez lui — il habitait alors un hôtel assez vaste avec un grand jardin, au 77 de la rue d’Amsterdam — nous le trouvions en bras de chemise à sa table de travail, couvrant de sa large et rapide écriture de longs feuillets de papier bleuté, qu’il jetait au fur et à mesure autour de lui. Le parquet en était jonché et il fallait mille détours et précautions pour l’approcher sans marcher sur la copie éparpillée. Dès qu’il m’apercevait, il me criait de sa bonne voix gaie :

— Tu arrives bien ! Vite à quatre pattes, ramasse-moi tout cela et mets les pages en ordre. Puis, quand j’avais terminé :

— Tu vois, c’est déjà un commencement. Nous ferons quelque chose de toi !

C’est sans doute un service de ce genre qui m’avait valu ce fauteuil à la première. Mais je tombais mal, car le succès ne fut pas des plus brillants. Il s’agissait d’une comédie en trois actes, le Verrou de la Reine, mettant en scène Louis XV et Marie Leczinska séparés par le Cardinal Fleury, dont les manoeuvres se trouvaient à la fin déjouées par le duc de Richelieu qui arrivait à faire du roi le vrai mari de sa femme en dévissant avec son épée, au moment psychologique, le verrou que la reine avait fait placer à la porte de sa chambre. Ce dénouement ne passa même pas très facilement, malgré toute la désinvolture et l’aisance qu’avait montrées dans le rôle de Richelieu l’excellent Dupuis qui devait bientôt nous quitter pour s’en aller à Saint-Pétersbourg et que nous avons revu à son retour de Russie, vieilli déjà et un peu alourdi, mais toujours si fin, dans le Voyage d’agrément de Bisson au Vaudeville.

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Quelle troupe merveilleuse possédait alors Montigny ! Aux noms que j’ai cités, il faut ajouter ceux de Ferville, un vieux comédien sans rival dans les pères nobles ; de Bouffé, retiré du théâtre depuis longtemps, mais qui reparaissait encore quelquefois dans un des rôles de son répertoire, Michel Perrin, entre autres ; de Derval ; de Lafont, aussi célèbre à cette époque par la coupe de ses habits que notre Le Bargy l’est aujourd’hui par le choix de ses cravates, ce qui n’excluait pas plus le talent chez le premier que chez l’autre : on se rappelle encore sa grand allure dans le Montjoie d’Octave Feuillet, et plus tard dans le Rabagas de Sardou au Vaudeville. Je citerai encore Marie Delaporte, qui devait remplacer Rose-Chéri et créer la plupart des jeunes premières de Dumas fils et de Sardou, et surtout l’exquise Victoria, dont la grâce d’ingénue véritable et la réputation inattaquée avaient conquis tous les cœurs et, en particulier, ceux des collégiens d’alors, qui autour de moi se montraient des plus emballés. Ce qu’il s’est vendu de portraits de Victoria dans la Grâce de Dieu qu’elle était allée jouer en représentations au boulevard, Daguerre lui-même n’aurait su le dire !

Aussi, ce fut un événement quand on apprit, pendant les répétitions du Démon du feu de Barrière et Crisafulli, qu’elle allait épouser son camarade Lafontaine. L’église Saint-Eugène fut trop petite ce jour-là et la foule débordait jusque dans la rue Sainte-Cécile, une foule dont l’empressement marquait le plaisir d’assister au mariage de deux artistes aimés et, peut-être aussi, un peu de chagrin de voir se terminer au profit d’un seul le petit roman que chacun avait plus, ou moins ébauché dans son imagination.

Ce fut peu de temps après que les deux époux furent nommés « par ordre » sociétaires de la Comédie-Française et ; le soir de ses débuts dans Il ne faut jurer de rien, où elle était si délicieuse, Mme Lafontaine retrouva, fidèles à leur poste, tous les admirateurs de Victoria, qui lui firent une ovation.

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Lorsque j’ai été joué au Gymnase, cela a été avec une pièce en un acte qui était reçue d’avance « quelle qu’elle fût ». Voici comment : après avoir comme tout le monde déposé chez le concierge trois actes qui nous avaient valu, à Leterrier et à moi, la lettre de rigueur, nous nous étions tournés vers d’autres scènes et nous ne pensions plus à revenir frapper à cette porte, quand l’apparition de la brochure de Dumas fils : Tue-la ! nous donna l’idée d’un à-propos.

On annonçait aux Variétés : Ne la tue pas ! Nous fîmes, nous : Faut-il la tuer ? et, comme il nous paraissait piquant de présenter notre manuscrit au Gymnase, nous allâmes le porter à Derval, que nous connaissions quelque peu et qui, en même temps qu’artiste de la troupe, était le régisseur général du théâtre.

— Revenez dans huit jours, nous dit-il. Je vais lire cela et je verrai s’il y a lieu de le soumettre à M. Montigny.

Huit jours après, il nous répondait :

— Je n’ai même pas eu le temps de lire. Aussitôt après votre visite, M. Montigny est entré dans mon bureau. Il a vu votre manuscrit dont le titre l’a fait sourire, il l’a pris et l’a emporté avec lui à la campagne, en même temps que d’autres qu’il veut examiner pour le prochain spectacle coupé qu’il doit m’envoyer de là-bas. Je ne serais pas étonné que vous soyez choisis.

Mis en espoir par ces paroles du bon Derval, nous ne laissions pas s’écouler une semaine sans venir aux nouvelles. La première fois, Montigny avait envoyé une pièce à mettre en répétitions, puis une autre, puis une troisième. Mais la quatrième n’arrivait toujours pas ! Évidemment, il y avait quelque chose là-dessous.

— Je le connais, nous répétait Derval. S’il ne devait pas vous jouer, il y a longtemps qu’il vous aurait rendu votre manuscrit.

Enfin, un jour, il nous fit savoir que le directeur était rentré à Paris et voulait nous voir. Je ne m’étais pas encore trouvé en présence de Montigny et, au premier abord, son aspect n’avait rien de très engageant. C’était alors un homme d’une soixantaine d’années, grand, massif, bien droit, avec un collier de barbe blanche et drue et un air de sérieux et d’autorité devant lequel on restait intimidé. Mais cette autorité était douce et posée et, dès qu’il vous adressait la parole, on s’apercevait qu’on n’avait pas affaire à un ogre et cela vous remettait vite en confiance.

— Mes amis, nous dit-il, j’ai trouvé votre petit acte amusant et j’aurais voulu le monter tout de suite. Seulement le Gymnase, vous le savez, est la maison de Dumas en même temps que la mienne et je ne pouvais jouer ici sans son assentiment une parodie de son livre. Il m’a prié de n’en rien faire, non parce qu’il répugne à la parodie, mais parce qu’il doit me donner l’année prochaine une pièce sur ce sujet-là et qu’il ne voudrait pas qu’il fût auparavant tourné au comique sur la scène même où il va le traiter sérieusement. Pourtant, nous avons jugé qu’il vous était dû une compensation. Apportez-moi un autre acte, je le reçois d’avance sans le lire.

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La pièce à laquelle Dumas faisait allusion fut jouée en effet l’année suivante : c’était la Femme de Claude. Quant à notre parodie, elle ne fut pas tout à fait perdue. Avec quelques légers remaniements, elle passa un peu plus tard à la Renaissance, où elle eut certainement un nombre de représentations qu’elle n’aurait jamais atteint sous sa forme primitive, car, sous le titre de Trop curieuse, elle servit à plusieurs reprises de lever de rideau à la Petite Mariée, à la Marjolaine et à la Camargo, pendant quatre ou cinq cents soirées pour le moins. J’ai même eu le plaisir de constater dernièrement qu’il y avait en province deux ou trois directeurs qui avaient eu le bon goût de la faire figurer sur leur affiche.

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Inutile d’ajouter que nous ne fîmes pas attendre à Montigny l’acte qu’il nous avait reçu d’avance. Au bout de quelques semaines, nous lui apportions les Maniaques.

— Donnez la pièce à Derval et entendez-vous avec lui pour la distribution, nous dit-il. Je lirai ensuite, mais par simple curiosité.

Les répétitions commencèrent immédiatement avec Lesueur, Andrieux, un jeune premier qui a fait depuis toute sa carrière en Russie, un comique appelé Ulric, Maria Legault, qui venait de débuter et qui fut remplacée vers la trentième par une autre élève du Conservatoire, Alice Lody, devenue plus tard Mme Albert Vizentini, et enfin une jeune artiste désignée sous le simple nom de Juliette et qui était la fille du régisseur Prioleau et de Mme Prioleau, une duègne assez appréciée.

La pauvre Juliette mourut avant la fin des représentations, emportée par la fièvre typhoïde, au théâtre même, dans l’appartement qu’elle y occupait avec ses parents. Je ne revois jamais sans penser à elle ces petites fenêtres qui se trouvent en façade, tout en haut, au-dessus du foyer du public. Lorsque la pièce parut en brochure, la mère nous fit demander l’exemplaire qui aurait été destiné à sa fille, en nous priant d’y mettre la même dédicace que si elle eût été encore vivante.

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Pendant ces répétitions et bien qu’il ne s’agît que d’une chose à laquelle il n’attachait que peu d’importance, j’ai pu me rendre compte de ce qu’avait dû être, comme metteur en scène, l’homme qui dirigeait le Gymnase depuis 1844. Dès que les acteurs commençaient à savoir suffisamment leur rôle, il arrivait, après avoir prévenu la veille. Installé dans son fauteuil, il écoutait sans faire la moindre observation.

Mais le lendemain, quel changement ! En, quelques mots nets et brefs il bouleversait tout, mettant à droite ce qu’on avait réglé à gauche, faisant reculer celui qui était en avant ou s’asseoir celui qui était debout, et tout cela sans se tromper d’une réplique, posément, avec une sûreté extraordinaire. En moins de rien, la pièce avait complètement changé d’aspect et l’on se trouvait tout étonné de la facilité avec laquelle cela avait été fait.

Du reste, il ne vint pas bien longtemps. Lesueur jouait le rôle d’un vieux maniaque que le moindre dérangement à ses habitudes mettait hors de lui : il lui était impossible de lire son journal si quelqu’un en avait enlevé la bande avant lui, de prendre une tasse de café s’il n’avait pas mis le sucre avant de verser le café, etc. Or, il était, comme on dit, si bien entré dans la peau du bonhomme, qu’il en était arrivé à prendre au naturel toutes les manies de son personnage et d’autres en plus. Un accessoire qu’il ne trouvait plus à sa place accoutumée l’empêchait de continuer à répéter, une chaise changée de côté lui faisait perdre le fil d’une scène. A la fin, Montigny, n’y tenant plus, nous déclara qu’il allait nous laisser continuer le travail sans lui.

— Je finirais par devenir maniaque à mon tour, nous dit-il. J’aime mieux ne plus venir.

Pareille chose s’était produite, à ce qu’on m’a conté, au Palais-Royal pour les Gens nerveux de Barrière et Sardou, où l’on était arrivé à grincer des dents et presque à se prendre aux cheveux pour tout de bon.

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Je parlais plus haut du mariage de Victoria et de Lafontaine. Je finirai par ceci qui en est le touchant épilogue :

Si vous allez à Versailles, entrez au cimetière Notre-Dame, dans la rue des Missionnaires. Là, en suivant l’allée centrale jusqu’au milieu, puis en tournant un peu à gauche, on trouve la tombe de Louis Thomas, dit Lafontaine. Sur la pierre se dresse un buste en bronze de l’ancien sociétaire de la Comédie-Française. A la boutonnière est percé un petit trou dans lequel, chaque jour, une main pieuse vient mettre une fleur rouge, oeillet ou géranium, qui, de loin, fait l’effet d’une décoration — cette décoration qui l’eût rendu si heureux et qu’il méritait aussi bien que d’autres qui l’ont eue depuis !

N’est-ce pas que c’est bien là une pensée d’artiste — et de femme ?

4 août 1912.