Sur le plateau/Chapitre 2

La bibliothèque libre.
Librairie Ollendorf (p. 11-18).
II
Les Cent Vierges.
La Fille de Madame Angot.


L’opérette après la Commune. — Départ pour la Belgique. — Eugène Humbert. — L’Alcazar Royal et le Théâtre des Fantaisies-Parisiennes. — Un directeur optimiste. — Un succès qui se fait trop attendre. — Une première dans la capitale du Brabant. — Les Cent Vierges. — Une représentation par vierge. — De Bruxelles aux Variétés. — Les suites d’une idée. — La Fille de Madame Angot. — Le luxe à prix réduit. — Les rideaux de Mlle Lange.


C’était en 1871, après la triste année de la guerre et de la Commune. Les théâtres venaient le faire, en septembre, leur réouverture et le public, longtemps sevré de son plaisir favori, y courait avec empressement. Les directeurs faisaient des affaires d’or, ainsi que les auteurs — ceux du moins qui avaient la chance d’être sur l’affiche. Mais trois salles seulement restaient ouvertes à l’opérette : les Variétés, où la reprise des Brigands avait retrouvé une vogue qui dépassait celle de la création ; les Folies-Dramatiques, où le Petit Faust avait recommencé le cours de ses exploits après que le Canard à trois becs d’Emile Jonas y eut lancé ses derniers coins-coins par la voix tonitruante d’un baryton du nom de Vauthier, destiné à devenir célèbre, et les Bouffes-Parisiens, tout à la dévotion d’Offenbach, qui y faisait rejouer la Princesse de Trébizonde. En dehors de cela, rien pour les autres compositeurs.

Charles Lecocq, depuis le grand succès de Fleur de Thé, n’avait pu trouver le moyen de faire représenter une pièce importante. Tout au plus avait-il pu donner aux Bouffes quelques petits actes tels que le Testament de Monsieur de Crac ou le Rajah de Mysore, qu’on s’étonne de ne voir repris par aucun théâtre, ou encore le Beau Danois. Las d’attendre une occasion qui ne venait pas, il résolut de la faire naître et s’en ouvrit au directeur de l’Alcazar de Bruxelles, qu’il connaissait justement pour lui avoir donné le Beau Danois.

Un homme charmant que cet Humbert, et dont tous ceux qui l’ont connu ont conservé le plus aimable souvenir. Ce grand garçon si gai, si accueillant, si serviable, à la mine ouverte, à la voix chaude, d’une activité joyeuse, avait la passion du théâtre. Ayant pris la direction de l’Alcazar Royal de la rue d’Arenberg, alors simple café-concert, il s’était promis d’en faire un jour une scène rivalisant avec celle, toute voisine, des galeries Saint-Hubert. Et il avait toutes les qualités voulues pour se tenir parole. Il avait surtout celle qui agit le plus sûrement, la confiance et une foi inébranlable dans tout ce qu’il entreprenait. Jamais on ne vit un optimisme aussi complet. Dès qu’il avait une pièce entre les mains, c’était un chef-d’œuvre et, pas un instant, il ne doutait de la réussite. À ce point qu’un soir, après une première plutôt douteuse, je l’ai entendu dire à un des auteurs :

Je suis bien tranquille ! Ça marchera cent fois, vous verrez. D’abord, je vous garde ici jusqu’à ce que ce soit un succès !

— Oh ! non ! répondit l’autre. Je risquerais trop de ne jamais rentrer à Paris !

Donc, Humbert, après avoir amené chez lui la foule avec Judic qu’il était venu prendre à notre Eldorado, se mit à glisser sur son affiche un acte, puis deux puis trois. Puis, il supprima complètement les chansonnettes et, tout en conservant le sous-titre d’Alcazar Royal qui avait la vogue, il intitula bravement l’ancien café-concert « Théâtre des Fantaisies-Parisiennes » et entreprit d’y jouer de grandes opérettes en trois actes prises dans le répertoire des théâtres de Paris.

Aussi la proposition de Lecocq arrivait-elle à pic. Jouer une pièce nouvelle, donner sur son théâtre une vraie première, quel rêve ! Voilà qui ne manquerait pas de faire du bruit dans « le Tout-Bruxelles » !

Cela en fit, en effet, et, lorsque le rideau se leva sur les Cent Vierges de MM. Clairvillc, Chivot, Duru et Charles Lecocq, la salle était bondée d’un public surchauffé et tout disposé à applaudir. Il faut se rappeler qu’à cette époque déjà lointaine, l’exportation des pièces inédites était chose absolument inconnue.

Le succès fut chaleureux et l’opérette nouvelle se joua cent fois de suite :

— Une fois par vierge ! disait Humbert.

Bertrand, qui n’aurait certes pas voulu de l’ouvrage si on le lui avait proposé tout d’abord, s’empressa d’aller le voir à Bruxelles et de le ramener à Paris ; c’est ainsi que Lecocq rentra triomphalement aux Variétés, après avoir pris le chemin de fer du Nord, aller et retour, ce qui se trouva — pour cette fois, savez-vous ? — le plus court chemin.

Ce succès des Cent Vierges devait avoir une suite : trois hommes se rencontrèrent, dont deux eurent une idée. Le premier, Victor Koning, pensa que, puisqu’une pièce nouvelle avait pu se jouer cent fois à Bruxelles et revenir de là à Paris, il y aurait encore une excellente affaire à tenter. Ce fut son idée, qu’il communiqua à Siraudin.

Celui-ci, grand paresseux, mais connaissant à fond l’ancien théâtre, eut à son tour l’idée que, dans toute la série des Madame Angot d’Aude, qui eurent tant de succès en 1803 et durant les années suivantes, il y aurait peut-être une mine à exploiter. Quant au troisième, Clairville, il n’eut pas d’idée : il se contenta d’imaginer et d’écrire les trois actes d’une pièce dont Lecocq se mit à composer la musique et que le rayonnant Humbert reçut à bras ouverts.

Un an à peine après les Cent Vierges, le « Théâtre des Fantaisies-Parisiennes (Alcazar Royal) » de Bruxelles donnait, le 4 décembre 1872, la première représentation de la Fille de Madame Angot, qui devait faire la fortune des auteurs et celle de tant de directeurs de tous les pays du monde.

Ce que c’est, tout de même, que d’avoir une idée ! — Et même de ne pas en avoir !

Deux mois et demi plus tard, — exactement le 21 février 1873, — l’opérette qui faisait courir les Bruxellois était donnée à Paris sur la scène des Folies-Dramatiques. Le directeur, Cantin, comptait bien sur un succès, mais sans prévoir les proportions qu’il devait prendre. Aussi, tout en faisant fort convenablement les choses, s’était-il abstenu de toute vaine prodigalité. Il avait, notamment, avisé, dans un magasin qui venait de s’ouvrir au coin de la rue d’Uzès et de la rue Montmartre, de superbes tentures jouant à s’y méprendre les plus riches étoffes et qui étaient tout simplement en papier.

— Voilà, s’était-il dit, qui fera admirablement l’affaire pour les rideaux du salon de Mlle Lange, au second acte.

Et, de fait, les pseudo-rideaux remplirent leur rôle aussi bien qu’on pouvait le désirer, Mais voilà qu’au moment où commençait le final, un malencontreux courant d’air dirigea sur l’un d’eux la flamme d’une applique et que le papier se mit à brûler, menaçant de mettre le feu aux frises. Par bonheur, personne ne perdit la tête ni sur la scène ni dans la salle. Les artistes s’interrompirent, un brave pompier de service arriva tranquillement avec un seau et une éponge, arracha le rideau, l’éteignit sous ses pieds et rentra dans la coulisse en disant :

— Et voilà !

Puis, Desclauzas reprit le final :


Tournez ! Qu’à la valse on se livre !


et l’acte se termina au milieu des bis, des applaudissements et des rappels. On avait tout à fait oublié cet incident, qui aurait pu devenir tragique. Il est vrai qu’à cette époque il n’y avait pas eu l’incendie du théâtre An der Wien, ni celui de l’Opéra-Comique, et que le public n’était pas disposé à s’affoler comme il le ferait maintenant à la moindre alerte.

Mais c’est égal, pour un mauvais début, les rideaux de papier avaient eu un mauvais début et, dès le lendemain, ils étaient remplacés par de bonnes et sérieuses soieries pour lesquelles, cette fois, Cantin ne regarda pas à la dépense : les quatre cent onze représentations consécutives qu’allait avoir la Fille de Madame Angot pouvaient lui permettre ce luxe. Qui sait même si cet homme, habile à calculer, n’avait pas quelque intérêt dans la maison où il se fournissait de ces riches tentures ?

5 janvier 1912.