Sur le plateau/Chapitre 3

La bibliothèque libre.
Librairie Ollendorf (p. 19-29).
III
À la Renaissance, de 1873 à 1875.


La naissance de la Renaissance. — Un restaurant disparu. — La Femme de feu. — Hippolyte Hostein. — Un directeur au-dessus de ses affaires. — Aussi fort que Mercadet. — Thérèse Raquin. — Association Hoslein-Offenbach. Une troupe inutilisée. — La Jolie Parfumeuse et les débuts de Louise Théo. — Deux premières le même jour. — Du Châtelet à la Porte Saint-Martin. — Une soirée en fiacre. — Les trucs récalcitrants. — Thérésa et Paulin-Ménier, dans la Famille Trouillat. — Giroflé-Girofla. — Les inconvénients d’un succès. — Prévision démentie.


A l’angle de la rue de Bondy, dans la pointe qu’elle forme avec le boulevard et juste à côté du théâtre de la Porte-Saint-Martin, se trouvait, sous le second Empire, le restaurant Deffieux, qui avait eu son moment de vogue, rivalisant avec les autres traiteurs célèbres du quartier, mais dont le souvenir lui-même a disparu.

Pendant les derniers jours de la Commune, le théâtre et le restaurant avaient été incendiés. Sur remplacement de ce dernier, l’architecte Delalande, propriétaire du terrain, entreprit alors de construire une salle de spectacle — le théâtre de la Renaissance actuel — dont les destinées, depuis trente-huit ans, ont été si diverses et, parfois, si heureuses.

C’est le 8 mars 1873 que la Renaissance fit son ouverture avec un drame d’Adolphe Belot, la Femme de Feu, tiré d’un roman paru dans le Figaro et dont le succès avait été très vif, grâce surtout à certaine description suggestive d’un bain pris la nuit par l’héroïne dans la mer phosphorescente. On parla beaucoup de cette scène, qui paraissait alors des plus osées. Nous en avons vu bien d’autres depuis et, aujourd’hui, ce bain-là nous laisserait assez froids, — si j’ose dire.

Hélas ! au théâtre, le fameux bain fut loin de donner l’effet qu’on en attendait ! D’abord, la mer phosphorescente, plus ou moins bien représentée par des gazes lamées, avait plutôt l’air d’un aquarium. D’ailleurs, il n’avait pas été possible de conserver à la jolie baigneuse le costume, c’est-à-dire la négation de costume qui avait produit tant d’effet dans la description du roman. On n’y regarderait plus de si près, maintenant que la tenue de notre mère Ève est devenue courante dans beaucoup d’exhibitions dites « artistiques. »

Le directeur qui avait pris en mains le nouveau théâtre était Hippolyte Hostein, jadis célèbre pour l’éclat de ses grandes mises en scène dans lesquelles il arrivait souvent à égaler Marc Fournier, le maître d’alors. Au Théâtre Historique, avec les grands drames d’Alexandre Dumas, puis à la Gaîté et enfin au Châtelet, il avait eu des directions, sinon fructueuses, du moins fort brillantes. Dans ce dernier théâtre, il avait même connu le grandissime succès avec la féerie de Cendrillon, qui n’eut pas moins de quatre cents représentations. Il y avait surtout, après le tableau du bal, une poursuite aux lanternes dont l’effet était prodigieux et qui était demeurée légendaire.

Puis les mauvais jours étaient venus. Hostein avait dû quitter Paris et s’en était allé au Caire, où il ne resta d’ailleurs que fort peu. Quand je l’ai connu, il était déjà blanchissant, vieilli et découragé, disant avec un sourire désabusé, alors qu’il venait d’emménager rue de Bondy dans une maison donnant sur le boulevard et dont le premier étage était occupé par un commissionnaire au Mont de Piété :

— Enfin ! Me voilà sûr d’être toujours au-dessus de mes affaires.

Encore actif malgré tout, puisqu’il n’avait pas hésité, en même temps qu’il prenait la direction de la Renaissance, à y joindre celle du Châtelet qui se trouvait vacante, sans renoncer pour cela au feuilleton dramatique qu’il faisait chaque semaine au rez-de-chaussée du Constitutionnel.

C’était un homme aimable et doux, le teint d’un créole, les manières pondérées d’un ancien magistrat, fort lettré, s’exprimant avec une aisance tranquille et un don de persuasion qui l’aidaient à se tirer, sans avoir l’air d’y faire effort, de situations souvent plus que difficiles.

De ce don de persuasion, on citait même un exemple bien frappant et presque aussi merveilleux que les féeries qu’il avait mises à la scène.

Cela remontait à pas mal d’années déjà, au temps où la prison pour dettes existait encore rue de Clichy. Poursuivi par des créanciers qui ne voulaient pas entendre raison, Hostein, sous le coup d’une contrainte par corps, est cueilli un beau matin par un garde du commerce qui l’emballe dans un fiacre, à destination de « Clichy ».

En route, on cause. Hostein déplore l’incident qui vient se jeter à la traverse de tous les projets qu’il avait en tête et qui devaient le sortir d’embarras. Il les dit, ces projets si séduisants, il les explique, il les développe avec une confiance, une sûreté, une précision telles que le garde du commerce — homme peu sensible par métier, comme bien l’on pense — s’en trouve tout ébloui. Changement à vue ! Celui-ci donne ordre au fiacre de rebrousser chemin, se fait conduire chez lui et y prend l’argent nécessaire pour payer les dettes de son captif. Non content de cela, il met à sa disposition toutes ses économies et s’attache à sa fortune en qualité d’administrateur. Balzac aurait-il imaginé mieux pour son Mercadet ?

Après le drame de Belot qui, en dépit de son titre, n’avait été qu’un feu de paille, Hostein fit diverses tentatives du même genre et, entre autres, le 11 juillet 1873 — il y avait alors des auteurs qui n’hésitaient pas à risquer une pièce nouvelle en plein cœur de l’été — il donnait la Thérèse Raquin d’Emile Zola, reprise depuis à l’Odéon, mais dont un tableau à sensation, celui de la noyade, ne réussit pas à fixer le succès.

Décidément, ce joli théâtre n’était pas fait pour le sérieux ; on appela la musique à la rescousse. À ce moment même, Offenbach, qui venait de prendre la direction de la Gaîté, avait sur les bras toute une troupe d’opérette engagée à grands frais et qui allait se trouver immobilisée pendant de longs mois par les représentations du Gascon de Théodore Barrière et de la Jeanne d’Arc de Jules Barbier.

Le directeur de la Renaissance n’eut donc pas de peine à s’entendre avec celui de la Gaîté pour qu’un certain nombre des artistes inoccupés vînt s’établir provisoirement au boulevard Saint-Martin. On improvisait un spectacle coupé, qui passait le 4 septembre suivant et dont faisaient partie la Chanson de Fortunio et un petit acte nouveau, Pomme d’api, de Ludovic Halévy et William Busnach — musique d’Offenbach, naturellement — joué par Daubray, Mme Peschard et une jeune débutante que l’auteur d’Orphée aux enfers avait découverte à l’Eldorado et engagée sur-le-champ, en lui jurant qu’avant peu il ferait d’elle une étoile. Et il tint brillamment sa parole, puisque cette débutante n était autre que Louise Théo — devenue depuis l’heureuse et charmante femme du plus grand marchand de tableaux de New-York.

Pendant que ce premier spectacle commençait à attirer le public dans la salle enfin désenguignonnée, Offenbach se hâtait d’achever une partition sur un livret en trois actes de Crémieux et Blum et, dès le 29 novembre, on donnait la Jolie Parfumeuse avec Daubray, Bonnet, le baryton Troy, mort il y a quelques années régisseur à l’Opéra-Comique, Mme Laurence Grivot et, enfin, Théo qui, ce soir-là, enleva d’emblée « ses éperons d’étoile », comme le lui dit son joyeux camarade Christian, enchanté de cette métaphore hardie. Ce fut la vraie vogue, qui persista aussi longtemps que dura l’association des deux directeurs.

Quand Offenbach eut repris sa troupe, Hostein, resté seul, essaya de frapper un coup en remontant, à grand renfort de trucs, de talismans et de changements à vue, une ancienne féerie de Clairville et des frères Cogniard, les Bibelots du Diable, jouée jadis aux Variétés et pour laquelle il avait engagé deux artistes aimés, Montrouge et la joyeuse Silly.

J’ai dit que ce directeur était un homme actif : il le prouva à cette occasion. En même temps qu’il montait les Bibelots à la Renaissance, il mettait sur pied au Châtelet les Amours du Diable, l’opéra-comique à spectacle d’Albert Grisar, avec Paola Marié et une belle et charmante cantatrice qui avait passé par l’Opéra et y avait même créé le petit rôle du pâtre, dans Tannhauser : Mélanie Reboux. Pour comble de dilettantisme, il affichait les deux premières en même temps et on le vit toute la soirée faire la navette entre ses deux théâtres, courant de la Porte-Saint-Martin à la place du Châtelet, et réciproquement. Le cocher, qu’il avait retenu à l’heure, crut positivement que son client était devenu fou.

Du reste, les Amours du Diable, les Bibelots du Diable, c’était trop de diables à la fois et c’eût été bien le diable si le diable ne s’en était pas mêlé. Pendant que la représentation du Châtelet se déroulait assez tranquillement, mais sans provoquer beaucoup d’enthousiasme de la part du public, celle de la Renaissance se trouvait fortement accidentée. Tous les trucs, tous les changements, qui avaient à peu près marché à la répétition générale, semblaient s’être donné le mot pour rater avec un ensemble désespérant. Un personnage disait :

— Je veux que cette chaumière se transforme en palais.

La chaumière demeurait immobile, malgré les efforts des machinistes qu’on voyait se démener désespérément derrière les châssis récalcitrants.

Montrouge, juché sur le haut d’un rocher, s’écriait en agitant un talisman :

— Je veux descendre !… Ah ! Enfin ! je descends !

Et le rocher se mettait à monter encore plus haut.

A la fin, Hostein, pour ne pas succomber à la tentation de s’arracher les cheveux, prit le parti de s’en aller :

— Ils ont encore trop de choses à souhaiter, dit-il. Je préfère retourner au Châtelet !

Malgré son goût pour la grande mise en scène, Hostein se voyait forcé de revenir à l’opérette, qu’il n’aimait guère, s’y trouvant par trop à l’étroit. Donc, après avoir fermé son théâtre pendant l’été, il donnait, à la réouverture de la saison, une opérette nouvelle d’Hector Crémieux, Jaime et Léon Vasseur, où devaient être réunis les noms de Paulin-Ménier et de Thérésa. Malgré la présence bien escomptée du créateur du Courrier de Lyon et de la chanteuse populaire, le sort de cette pièce, la Famille Trouillat, fut éphémère. Il n’en est guère resté qu’un refrain :

C’est les Normands, m’a dit ma mère,
C’est les Normands qu’a conquis l’Angleterre !

que jouent encore les musiques militaires et que quelques gens fredonnent sans savoir d’où il vient.

Enfin, le 11 novembre de la même année, avait lieu la première représentation de Giroflé-Girofla, dont le succès avait été très grand à l’Alcazar royal de Bruxelles et où débutait Jeanne Granier.

Cette fois, le public revint en foule et le bureau de location dut être doublé pour répondre à toutes les demandes. Hostein aurait dû se trouver au comble de la joie. Point ! On le voyait arriver au théâtre, sombre, inquiet, taciturne, s’empressant de gagner son cabinet et de s’y enfermer.

— Que le diable emporte votre succès ! disait-il aux auteurs. J’étais bien plus tranquille avant !

C’est que, si la Renaissance faisait autant d’argent qu’on pouvait le souhaiter, le Châtelet en avait dévoré d’avance la plus grande partie et que les créanciers, qui s’étaient tenus cois jusque-là, accouraient en bande pour se partager la mine d’or qui venait de s’ouvrir. Complètement débordé, le trop heureux directeur ne savait auquel entendre et il lui fallut deux bons mois avant d’avoir apaisé la meute qu’il avait à ses trousses.

Toutes ces luttes l’avaient fatigué et dégoûté. Après un nouveau succès avec la Reine Indigo de Johann Strauss, il se décida à passer la main et à céder la Renaissance à Victor Koning, à qui la Fille de Madame Angot venait de rapporter la forte somme.

Je me souviens encore de son mot en remettant le théâtre à son successeur :

— Mon cher, je suis obligé de vous imposer une pièce des auteurs de Giroflé-Girofla, reçue par traité et sur laquelle je ne compte pas. Mais en revanche je vous laisse la Filleule du Roi.

La Filleule du Roi se joua à peine une vingtaine de fois. Quant à la pièce « imposée par traité », et sur laquelle il n’y avait pas à compter, c’était la Petite Mariée.

Après cela fiez-vous donc aveuglément aux pronostics et aux jugements des directeurs !

14 janvier 1912.