Sur les poèmes symphoniques de Franz Liszt

La bibliothèque libre.
Traduction par M.-D. Calvocoressi.
Librairie Fischbacher.


RICHARD WAGNER





Sur les
Poèmes


Symphoniques


de Franz Liszt


LETTRE À M. B.



Traduit de l’allemand, avec autorisation,

Par M.-D. Calvocoressi




PARIS

LIBRAIRIE FISCHBACHER

33, rue de Seine, 33


1904


NOTE DU TRADUCTEUR


Lorsque subitement et presque coup sur coup la plupart des grands poèmes symphoniques de Franz Liszt furent révélés au public, la portée novatrice de cette manifestation d’art ne fut guère comprise tout d’abord. La conception dont procèdent ces poèmes était trop profondément originale, trop révolutionnaire même, pour ne pas déconcerter les esprits les moins prévenus.

La façon dont Wagner prit la défense des œuvres de son ami nous montre combien il était difficile de dégager l’inconnue du problème esthétique soulevé par les nouvelles compositions de Liszt. Wagner a senti que celui-ci, loin de s’être trompé, avait créé des œuvres vivantes et fécondes. Et s’il ne trouve pas, pour étayer sa conviction intime, les arguments lumineux, les paroles décisives qui eussent résolu la question, il ne faut pas trop nous en étonner. Nul moins que l’artiste n’est apte à s’assimiler une pensée créatrice autre que la sienne. Wagner surtout, dont toute l’inspiration tendait à unir la magie de la musique à celle des mots, afin que toute la force expressive de cette musique vînt corroborer l’expression directe de la pensée, eût été excusable de se refuser, d’instinct, à admettre et à comprendre des œuvres dont le génie propre était opposé au sien, et où la musique seule venait traduire des émotions directes.

Or, tout au contraire, Wagner eut la pleine intuition de ce que Liszt avait réalisé : si le problème le déconcerte, l’irrite presque, tout au moins sait-il le formuler admirablement et en éclairer les différents termes ; il nous oriente par là vers la solution que chacun de nous — Wagner le dit expressément et nous le fait comprendre — trouvera par une nouvelle intuition tout individuelle.

Cette lumière singulièrement vive que les idées générales si fortement exprimées par Wagner fournissent à quiconque veut arriver à comprendre les œuvres de Liszt fait qu’il a paru utile de publier la traduction du présent opuscule, à ce moment surtout où ces œuvres commencent à être connues en France, et où il semble qu’on soit enfin disposé à accorder au noble compositeur que fut Franz Liszt la place qui lui est due, au nombre des plus grands.







Je vous suis pour ainsi dire redevable d’un entretien quelque peu développé sur notre ami et sur ses nouvelles œuvres d’orchestre : à traiter ce sujet verbalement, on ne procède guère que par aphorismes, et, de plus, il ne me serait pas de sitôt possible d’en causer avec vous. Votre désir, si souvent exprimé, de connaître une bonne fois mon opinion nette et mûrement pesée sur Liszt devrait, tout compte fait, être pour moi une source de perplexité. Vous n’ignorez pas en effet que la vérité ne sort guère que de la bouche des ennemis ; l’appréciation venant d’un ami, surtout lorsque cet ami a envers celui qu’il juge toutes les obligations que j’ai envers Liszt, semble nécessairement suspecte de partialité et dénuée de toute valeur. Mais cela m’inquiète fort peu ; c’est, je crois, une de ces maximes à l’aide desquelles le monde des médiocres, ou, comme vous le dites spirituellement, de la « médiocratie », a su, grâce à cette ingéniosité si profonde que donne l’envie, s’entourer comme d’un inviolable rempart d’où il crie aux grands hommes : « Halte ! attends que moi, ton ennemi naturel, je t’aie rendu justice. » Et je veux, tout au contraire, m’en tenir à ce que je sais par expérience, à savoir que quiconque attend l’appréciation de ses ennemis pour se sentir conscient de sa propre valeur doit avoir infiniment de patience, mais fort peu de raisons valables pour être sûr de soi. Par conséquent, prenez tout ce que je vais vous dire comme le témoignage d’un homme dont le cœur seul guide les propos, et qui parle avec autant d’assurance que s’il n’existait dans tout le monde aucune maxime, ou que toutes les maximes lui donnaient raison.

Mais j’ai un autre motif de perplexité : que dois-je bien vous écrire ? Vous fûtes témoin de l’admirable enthousiasme que provoquèrent en moi l’exécution et la publication des nouvelles œuvres de Liszt. Vous m’avez vu, alors que j’étais tout entier dominé par la joie et le saisissement de savoir qu’une telle chose avait été créée et que je pouvais la connaître. Certainement, vous avez remarqué alors combien j’étais volontiers sobre de paroles, et vous avez, je pense, attribué mon silence à la profondeur de mon émotion. Telle en était bien la première des causes ; mais je dois vous dire que, maintenant encore, la réflexion me confirme dans ce silence. J’ai de plus en plus pleinement conscience que la partie la plus essentielle, la plus intime, de nos opinions peut d’autant moins se communiquer qu’elle gagne en extension et en profondeur, et par là échappe à l’expression, — à l’expression qui n’est pas notre chose propre, mais qui nous vient toute faite du dehors, pour servir au commerce que nous entretenons avec un monde qui ne peut nous comprendre exactement que si nous restons absolument sur le terrain des coutumières exigences de la vie. Plus nos opinions s’éloignent de ce terrain et plus l’énoncé de toute idée devient pénible. Aussi le philosophe court-il sa chance d’être compris ou non, et emploie-t-il le langage dans un sens détourné, tandis que l’artiste s’approprie un merveilleux outil de son art, outil absolument impropre aux besoins de la vie quotidienne, et s’en sert pour exprimer des choses qui, dans l’hypothèse la plus favorable, ne seront comprises que de ceux qui partagent sa propre façon de concevoir.

Incontestablement, la musique est l’intermédiaire qui convient le mieux à ces pensées que le langage ne peut exprimer, et on pourrait appeler musique l’essence la plus intime de toute conception. Or si, en présence des œuvres de Liszt, j’ai ressenti les impressions que la musique seule peut communiquer, le but était atteint, et, nécessairement, je devais estimer qu’il était non seulement insensé, mais aussi impossible, de chercher à m’exprimer sur ce qui était devenu musique précisément parce qu’on ne pouvait l’exprimer. Qui n’a pas essayé déjà de noter avec des mots des impressions musicales ? Et, entre ceux-là, seul quiconque n’a pas ressenti la véritable impression peut s’imaginer qu’il a bien réalisé son intention. Un homme aussi plein de ces véritables impressions que l’était par exemple Liszt, lorsqu’il écrivait sur la musique, aura toujours, pour écrire, à lutter avec les mêmes inouïes difficultés que ce dernier. Et, après avoir tenté de rendre possible, grâce à cet art de l’expression verbale que seul un musicien de génie pourrait acquérir, cette chose qui est impossible, il sera forcé de convenir qu’il ne peut encore être compris que par un musicien d’intelligence équivalente, mais pas le moins du monde par un lecteur aux tendances purement littéraires. À de tels personnages, en effet, Liszt fait ce compliment, que leur langage, leurs phrases sont incompréhensibles, insipides, fastidieuses, etc.

Ainsi que dois-je bien vous dire ? Tout compte fait, il faudra m’en tenir à vous expliquer avec quelque détail l’impossibilité où je suis de dire quelque chose. Mais cela n’ira pas sans nous amener à toucher le nœud même de la question. Pour caractériser la signification tangible de l’œuvre d’art, la partie purement formelle de celle-ci, nos esthéticiens et nos connaisseurs d’art ont réuni un si bel assortiment de termes et de façons de dire, que l’on n’est vraiment jamais embarrassé, avant du moins que d’avoir à expliquer quelque chose dont justement tous ces messieurs n’aient pas encore eu conscience. Je vais donc choisir dans les œuvres de Liszt, pour vous en entretenir, ce qui s’y trouve de manifeste et de tangible. Il vous en faudra vous contenter ; pour le reste, rappelez-vous mon silence lors de l’audition.

Je commence par le côté le plus extérieur de la question, par la façon dont les gens envisagent Liszt. Celui-ci est connu comme virtuose, un virtuose dont la carrière est infiniment éblouissante et triomphale, et cela suffit pour que la foule sache à quoi s’en tenir sur son compte. Or cette foule, maintenant, est rendue perplexe par la retraite du virtuose et son hardi début comme compositeur : que doit-elle penser de tout cela ? D’abord, il est bien ennuyeux que pareil fait ne se soit jamais produit, et surtout qu’un musicien devenu classique n’en ait point donné l’exemple. Certes, on a déjà vu parfois qu’un virtuose devenu riche se soit laissé aller à l’ambition d’être compté au nombre des compositeurs, ce qui était considéré, en général, comme une faiblesse admissible. Aussi est-on, dans le cas présent, porté à pardonner au célèbre héros du clavier sa lubie de composition, tout en regrettant qu’il ne préfère pas rester au piano. On a même la bonté de glisser silencieusement sur les grandes œuvres qu’il vient de produire, et seuls quelques gardiens trop acerbes de la musique classique se sont oubliés jusqu’à lâcher bride à leur méchante humeur. Ne nous en étonnons pas trop : il y aurait matière à inquiétude si, du premier coup, les choses s’étaient passées d’autre façon. Qui de nous, en effet, ne s’est pas tout d’abord trouvé véritablement embarrassé ? Il est vrai qu’en cela nous sommes coupables pour n’avoir pas su voir, immédiatement, le fond même de la nature de Liszt, ou tout au moins pour ne l’avoir pas assez clairement compris. Quiconque a eu l’occasion d’entendre souvent Liszt, alors que par exemple pour le cercle de ses fidèles il jouait Beethoven, a forcément dû avoir de tout temps l’intuition qu’il était en présence, non d’une reproduction, mais bien d’une véritable production. Or, caractériser exactement le point par où les deux formes d’activité se différencient, c’est là chose infiniment plus difficile qu’on ne le croit d’ordinaire. Mais il est une certitude que j’ai acquise, c’est que, pour pouvoir reproduire Beethoven, il faut être capable de produire avec lui. Et cela, il serait impossible de le faire comprendre aux gens qui de toute leur vie n’ont entendu autre chose que nos habituelles exécutions au concert des œuvres de Beethoven, et les interprétations des virtuoses, sur la qualité et la valeur desquelles mon opinion s’est, avec le temps, faite si piètre, que je ne veux affliger personne en la révélant plus au long. Par contre, je demande à tous ceux qui ont entendu Liszt jouer, pour ses intimes, les œuvres 106 ou 111 de Beethoven (les deux grandes sonates en si bémol et en ut), ce qu’ils savaient, auparavant, de ces productions, et ce qu’ils ressentirent en les entendant alors. Si c’était là une reproduction, la valeur, certes, en était plus grande que celle de tant de sonates où Beethoven est reproduit, et que nos compositeurs de musique de piano « produisent » en imitant les œuvres encore mal comprises du maître. C’était jadis le caractère propre de la nature de Liszt, qu’il donnait de soi-même, au piano, ce que d’autres manifestent à l’aide de papier et d’une plume. Et, de plus, qui voudrait nier que même le plus grand, le plus original des maîtres a, lui aussi, commencé par reproduire ? Il faut pourtant remarquer que, tant qu’un très grand homme de génie se borne à reproduire, ses travaux n’acquièrent jamais la valeur ni la signification des œuvres reproduites ni du maître imité, et que valeur et signification n’existent qu’à partir du moment où l’originalité s’est nettement manifestée.

Mais Liszt, par son activité pendant cette première période de reproduction, l’emporta sur tous ses prédécesseurs, parce qu’alors, le premier de tous, il sut exprimer clairement la valeur et la signification des œuvres de ceux qui existèrent avant lui, et s’éleva ainsi presque à la hauteur du maître qu’il reproduisait. Justement parce qu’une telle particularité était toute nouvelle, elle passa presque inaperçue, et voilà ce qui motive l’étonnement qui maintenant accueille Liszt dans sa nouvelle carrière, alors que celle-ci n’est autre chose que la manifestation nouvelle de la productivité, arrivée à son apogée, de cet artiste.

Je vous dis tout cela parce que ces réflexions seules m’ont rendu clairs notre sujet et l’étonnant problème qu’il renferme. Mais peut-être n’est-il pas utile que ce soit justement à vous, ****, que je le dise, car ce même instinct, qui guida Liszt dans son développement, doit bien vous avoir montré où était le nœud de la question, alors que nous autres hommes, qui nous occupons tant de nous alors même qu’il ne s’agit de nous en rien, restons souvent, en pareil cas, honteux et confus devant les femmes.

De toute façon, il ne devrait point vous être indifférent de partager ici le privilège de l’homme, privilège qui voudrait être d’acquérir pour soi et pour les autres, si tardivement que ce soit, la conscience de ce que les femmes ont déjà inconsciemment senti. Or telle est la seule chose à quoi ma lettre tout entière puisse tendre pour vous.

Il me semble que maintenant Liszt, dans cette voie exceptionnelle et ouverte à lui seul, a, par sa réelle productivité de compositeur, atteint, en ces dix dernières années, la pleine maturité de sa puissance artistique et créatrice. Et, si peu de gens peuvent à l’heure actuelle se rendre compte de cette voie parcourue, il n’en est pas un plus grand nombre qui soient capables de comprendre la manifestation soudaine du but atteint. Je l’ai dit : s’il en était autrement, il y aurait de quoi rester perplexe et déconcerté. Mais si quelqu’un convient en lui-même, par une irrésistible intuition, de la haute valeur de cette manifestation, de l’extraordinaire plénitude de puissance musicale qui se dégage dès l’abord des grandes compositions que Liszt a placées devant nous comme par un coup de baguette magique, ce quelqu’un devrait retomber dans la perplexité à cause de la forme de ces œuvres, et, après avoir spontanément admis la mission de compositeur de notre ami, revenir, par suite des habitudes prises, à une deuxième façon de penser. Vous le voyez : fidèle au projet que j’ai conçu, j’aborde mon sujet en me plaçant tout à fait au dehors, au point d’où tout le monde devra l’aborder, et par conséquent m’en tiens à ce dont on peut parler, pour arriver, en fin de compte, au point sur lequel il sera probablement impossible de dire quoi que ce soit. Or, maintenant, voyons la « forme ».

Mon Dieu, ****, s’il n’y avait point de forme, il n’y aurait point d’œuvres d’art ; mais, aussi, point de juges d’art. Et cela, ces derniers le voient si bien que, du fond de leur cœur angoissé, ils invoquent à grands cris la forme, tandis que, librement, l’artiste, qui ne saurait sans cette forme atteindre son but, ne s’en soucie pas le moins du monde pendant qu’il est occupé à créer. Comment expliquer cela ? Très probablement par le fait que l’artiste, sans le savoir, crée lui-même sans cesse des formes, alors que les autres ne créent ni formes ni même la moindre des choses. Et il semble que ces juges crient si fort afin que l’artiste, non content de créer tout, réalise à leur intention quelque chose de tout spécial ; car, s’il ne le faisait, eux resteraient bien en peine. En vérité, ils n’ont pu être satisfaits que par ceux qui, incapables de produire quoi que ce soit de personnel, s’aidèrent de — formes. Nous savons bien ce que cela veut dire, n’est-ce pas ?

Ô épées privées de lames ! Mais vienne un homme qui sache se forger un glaive tranchant (vous voyez que je sors de la forge de mon jeune Siegfried !), et les lourdauds de venir s’y couper, parce qu’ils veulent gauchement le saisir, comme auparavant ils empoignaient le pommeau désarmé ; et alors, naturellement, ils se fâchent parce que le malin forgeron sait tenir le pommeau pour manier la lame, et ils ne peuvent plus même voir ce pommeau que d’autres leur offraient tout dégarni. Je vous le dis, voilà la cause de tant de gémissements sur l’absence de forme ! A-t-on jamais vu manier une épée sans pommeau ? Mais au contraire l’élan puissant de l’épée montre bien que le pommeau est là solide ; toutefois, il ne devient visible et tangible pour les autres qu’une fois le sabre lâché. Quand le maître sera mort et son épée accrochée à la panoplie, on verra le pommeau, on pourra le dévisser de l’arme — saisir[1], mais en atten- dant on se refuse à concevoir que quiconque voudra de nouveau brandir la lame ne pourra le faire avant d’y avoir ajusté un pommeau. Mais les gens sont tels — laissons-les aller.

Oui, ****, il n’en est pas autrement : Liszt n’a pas même de forme. Mais ceci doit nous réjouir, car si on voyait le « pommeau » , il faudrait pour le moins craindre que Liszt ne tint son épée par la pointe, ce qui, dans un monde méchant et hostile comme le nôtre, serait vraiment par trop chevaleresque, vu qu’il est besoin de frapper de grands coups pour prouver que le pommeau porte bien une lame. Mais laissons notre plaisanterie, quoiqu’il nous faille rester encore un peu sur la question de la « forme ».

Involontairement, en écoutant une des nouvelles œuvres orchestrales de Liszt, je me sentis surpris et ravi de constater combien était heureuse cette dénomination de « poème symphonique ». Très sérieusement, la découverte de ce nom constitue une conquête plus grande qu’on ne le pourrait croire, car elle implique la découverte d’une nouvelle forme d’art. Ceci paraît sans doute bizarre, même pour vous, aussi vais-je vous expliquer bien nettement ma pensée.

En premier lieu, les dimensions approximatives de chacune des œuvres orchestrales qui nous occupent ainsi que leurs titres permettent de rapprocher celles-ci des « Ouvertures » de nos anciens maîtres, ouvertures qui en viennent, à l’heure actuelle, à atteindre un développement considérable.

Combien cette désignation d’« Ouverture », appliquée à des compositions qui, n’importe où, seraient mieux à leur place qu’au début d’une représentation dramatique, est malheureuse. chacun l’aura certes compris qui, contraint par le précédent gigantesque de Beethoven, se sentit tenu de toujours donner à ses œuvres cette même désignation. Et, outre la contrainte de la coutume reçue, il en était une autre bien plus lourde que devait subir le compositeur : celle de la forme même. Quiconque veut se rendre compte des particularités de cette forme devra se représenter l’histoire de l’ouverture depuis que celle-ci existe, et verra alors avec stupeur que cette ouverture était en principe une danse que l’orchestre jouait pour préluder à une représentation scénique. Alors il ne pourra qu’admirer le résultat de la marche des temps et des trouvailles de génie dues aux grands maîtres.

Et ce n’est pas seulement l’ouverture dont la forme originelle était soit une danse, soit une marche ; toute pièce instrumentale indépendante a la même provenance, et une suite de telles pièces, ou encore une pièce formée de la fusion de plusieurs formes de danses, s’appelait une « symphonie ». Le noyau, le schème de la symphonie se trouve, aujourd’hui encore, dans le troisième mouvement de celle-ci, le menuet ou le scherzo, où ce schème devient subitement visible dans toute sa naïveté primitive, comme pour révéler le secret de la forme de tous les autres mouvements.

Je ne veux point ici déprécier cette forme à laquelle nous sommes redevables de tant de merveilles ; mon intention est seulement d’établir qu’elle est fort peu malléable, et que la moindre des perturbations la rend méconnaissable. Ceci a pour résultat, que ceux qui veulent s’exprimer en cette forme doivent s’astreindre très strictement à elle, à peu près comme les danseurs à la danse. Et, ce qui peut être exprimé à l’aide de cette forme, nous le voyons et l’admirons dans la symphonie beethovenienne, où la pensée est d’autant plus belle qu’elle s’exprime plus exactement sous ladite forme. Mais où cette même forme était déconcertante, c’était lorsqu’elle devait — en qualité d’ouverture — servir à l’expression d’une idée dont la manifestation se refusait à suivre la règle stricte imposée par la danse. Cette règle, en effet, exige, non le développement qui est nécessaire aux éléments du drame, mais l’alternance, dont le principe consiste traditionnellement, pour toutes les formes émanées de la danse ou de la marche, en la succession d’une période initiale vive, puis d’une autre plus douce, plus paisible, avec, pour terminer, le retour de la période initiale. Ceci n’est pas arbitraire, mais se justifie par des raisons tirées de la nature même de la chose.

Sans une telle alternance, sans cette répétition, on ne saurait concevoir un mouvement de svmphonie, au sens que nous admettons actuellement. Les éléments visibles du troisième mouvement de la symphonie (le menuet, le trio et le retour du menuet) se retrouvent, quoique plus dissimulés, dans chacun des autres mouvements — dans le deuxième, par exemple, ils tendent à la forme de la variation — et sont bien le schème du type. Il est donc évident que, lorsqu’une idée dramatique entre en conflit avec la forme, force est de sacrifier le développement, c’est-à-dire l’idée, en faveur de l’alternance, c’est-à-dire de la forme, ou inversement. Il vous souvient sans doute que, conformément à ce principe, j’ai autrefois montré que l’ouverture d’Iphigénie à Aulis, de Gluck, était un parfait modèle, parce que le maître, guidé par son instinct de la nature du problème posé, a très heureusement su faire alterner les idées et naître les oppositions, conformément au type de l’ouverture, sans chercher comme introduction à son drame un développement incompatible avec ce type.

Mais, à considérer les ouvertures de Beethoven, nous verrons que les grands maîtres qui suivirent Gluck souffrirent d’une telle contrainte. Ici le compositeur sentait combien plus riche et plus vaste était la puissance expressive de sa musique ; il se savait capable de réaliser le développement de son idée : les grandes ouvertures de Léonore en sont la preuve. Si l’on veut approfondir cette question, que l’on voie, dans ces ouvertures, combien la nécessité de s’assujettir à la forme traditionnelle devait être funeste au maître. Qui par exemple de ceux qui sont en mesure d’apprécier une si belle œuvre ne me donnera raison, si je dis que la répétition du début, survenant après la partie du milieu, est une faiblesse qui a pour conséquence de dénaturer la pensée de l’œuvre au point de la rendre incompréhensible ? Et cela est d’autant plus frappant que dans les autres parties, et notamment dans le finale, il est évident que le maître n’avait en vue que le seul développement dramatique. Or, celui dont l’esprit est assez impartial, assez lucide pour faire une telle constatation, ne peut que reconnaître que le seul moyen d’éviter un aussi fâcheux état de choses eût été de renoncer nettement à ladite répétition. Mais alors la forme de l’ouverture, c’est-à-dire la forme originelle à motifs, la forme symphonique d’une danse eût cessé d’exister, et c’eût été là le point de départ de la création d’une forme nouvelle.

Demandons-nous quelle pourrait être cette nouvelle forme. Nécessairement, celle qui, chaque fois, conviendrait au sujet et au développement qu’on doit en faire. Et quel serait ce sujet ? Une donnée poétique. Donc — frémissez — de la « musique à programme » .

Ceci paraît dangereux, et, à l’entendre, d’aucuns se plaindraient volontiers bien haut qu’on ose de sang-froid condamner la musique à la non-autonomie. Mais examinons de plus près ce qu’il faut penser du reproche. Cet art incomparable, le plus sublime, le plus indépendant, le plus nettement caractérisé de tous, la musique, qui pourra jamais lui porter préjudice, à part quelques malheureux qui ne reçurent point la consécration dans le sanctuaire de l’art ? Liszt, le plus musicien de tous les musiciens que je connaisse, a-t-il rien de commun avec de tels êtres ? Ecoutez ce que je crois fermement : Jamais, et en quelque combinaison qu’elle apparaisse, la musique ne pourra cesser d’être le plus noble des arts, l’art libérateur. Elle possède cette qualité essentielle, que par elle et en elle tout ce que les autres arts ne peuvent qu’indiquer devient une indubitable certitude, une vérité directe et qui s’impose. Voyez la plus vulgaire des danses, écoutez les pires vers de mirliton : même là, la musique (dans la mesure où elle s’y associe sérieusement et n’est pas une caricature intentionnelle) exerce son influence ennoblissante. Elle est en effet, de par sa gravité propre, tellement pure et tellement merveilleuse, qu’elle illumine tout ce qu’elle touche.

Il est tout aussi évident, tout aussi certain que la musique ne peut être réalisée que sous des formes dérivées d’une manifestation de la vie, de circonstances étrangères en principe à cette musique, mais qui n’acquièrent leur complète valeur que grâce à elle, grâce à la mise au jour de ce que de tels éléments contiennent de musique latente.

Rien de moins absolu que la musique, — j’entends dans ses manifestations. Évidemment, les partisans d’une musique absolue ne comprennent point leur propre pensée. Pour leur prouver leur erreur, il suffirait de leur demander qu’ils nous fassent connaître une musique non soumise à cette forme qu’elle emprunta (pour remonter à la cause première) aux mouvements du corps ou aux vers parlés. Nous avons reconnu dans la forme danse, ou marche, l’indéniable prototype de toute musique instrumentale. Même dans les compositions les plus diverses, les plus complexes, nous avons vu, motivées par cette forme, des règles de construction tellement strictes, que toute dérogation — par exemple la non-répétition d’une période initiale — fait conclure au manque absolu de forme ; si bien que l’audacieux Beethoven lui-même n’a pu se soustraire à ces règles, malgré les inconvénients qui en résultèrent pour lui.

Sur un point donc nous sommes d’accord : nous reconnaissons que la divine musique ne pouvait se manifester à l’humanité qu’avec l’aide d’un élément qui la fixât et, nous venons de le voir, la conditionnât. Or, je vous le demande maintenant, la marche, la danse, avec ces gestes, ces images si momentanées qui la constituent, sont-ce là de plus valables éléments de la forme musicale que, par exemple, la représentation, en leurs grandes lignes caractéristiques, des actes, des sentiments d’un Orphée, d’un Prométhée, etc. ? Je vous le demande encore : puisque la musique, je vous l’ai fait constater, est si profondément asservie à la forme sous laquelle elle se manifeste, n’y a-t-il pas en la représentation de données comme celles d’Orphée, de Prométhée, un point de départ plus noble, plus libérateur que celui qui est fourni par la danse et la marche ?

Cela, personne ne le contestera. Mais on peut objecter qu’il est bien difficile de réaliser une forme musicale intelligible qui soit adéquate à ces données particulières si belles, alors qu’il semblait jusqu’à ce jour impossible d’organiser, d’une façon qui fut claire pour tous (je ne sais si je me fais bien comprendre), une œuvre musicale, sans le secours des éléments usuels, bien dépourvus de grandeur, de la forme que nous connaissons.

Une telle inquiétude a pour cause certaines compositions de musiciens sans génie, ou d’inspiration mal coordonnée, et que jamais n’illumina la véritable flamme ; incapables de manier en maîtres la forme symphonique ordinaire, celle de la danse, ceux-ci n’en prirent pas moins avec cette forme des libertés assez grandes pour que leurs élucubrations devinssent incompréhensibles, à moins qu’à chaque instant un programme explicatif ne servit de repère. Et alors, nous sentions combien était avilie la musique : d’abord, parce qu’une idée indigne d’elle lui servait de base, et ensuite, parce que cette idée même n’était point exprimée de façon assez claire. Ce qui restait compréhensible appartenait encore à la forme danse ordinaire, morcelée intentionnellement et maladroitement déformée.

Mais ne nous attardons pas à de telles caricatures : il en est dans n’importe quel art. Considérons au contraire cette puissance d’expression infiniment riche, inépuisable, que la musique doit aux grands génies de toutes les époques. Alors nous ne craindrons plus que la musique soit incapable d’atteindre le but proposé : même avec la contrainte de la forme ancienne, ce qu’on a pu faire est inouï. Nous nous demanderons plutôt s’il est un artiste dont la nature soit celle d’un poète et d’un musicien à la fois, de façon qu’il puisse envisager la donnée poétique sous l’aspect qui lui fournira le principe d’une forme musicale intelligible. Là est le secret, là est l’obstacle qu’il est réservé à un être d’exception, à un être seul qui soit, et très profondément musicien, et poète profondément compréhensif, de franchir. Peut-être ma pensée est-elle insuffisamment claire : je laisse à nos grands professeurs d’esthétique, dont le nombre augmente chaque jour, le soin d’en réaliser dialectiquement la signification. Mais ce dont je suis sûr, c’est que tout être doué d’un cerveau et d’un cœur me comprendra bien, après avoir entendu les poèmes symphoniques de Liszt, son Faust, et son Dante ; car c’est là que moi-même j’ai trouvé la solution du problème qui nous occupe.

Je n’en veux pas le moins du monde à ceux qui, jusqu’à présent, doutaient de la viabilité d’une nouvelle forme de l’art de la musique instrumentale ; j’avoue avoir ressenti ce même doute, et m’être associé à ceux qui considéraient nos musiques à programme comme autant d’innovations fâcheuses. C’est alors que m’advint cette chose étrange, d’être compté au nombre des musiciens à programme, et fourré dans le même sac qu’eux.

Même lorsque j’écoutais une des belles œuvres de cette catégorie (il en est de véritablement géniales), il m’arrivait toujours de perdre absolument le fil de la musique ; pour le conserver comme pour le retrouver, tout effort était vain. Tel fut le cas, encore tout récemment, lorsque j’entendis la scène d’amour de la symphonie Roméo et Juliette, de notre ami Berlioz, scène dont les idées musicales sont d’une beauté si saisissante. Le ravissement où m’avait jeté le développement du motif principal disparut pendant que j’écoutais la suite, et ce fut un désenchantement, un franc déplaisir. Je compris que le fil de la musique (c’est-à-dire l’alternance claire et logique de motifs déterminés) une fois perdu, je devais me contenter de motifs scéniques dont aucune circonstance effective ni aucun programme ne me fournissaient la désignation. Ces motifs, on pouvait incontestablement en trouver l’origine dans la célèbre « scène du balcon » de Shakespeare; mais les avoir fidèlement traités d’après la disposition que le dramaturge avait adoptée, c’était, de la part du compositeur, une erreur grave. Lorsqu’il voulut tirer de cette scène la matière d’un poème symphonique, ce dernier en effet aurait dû sentir que, pour exprimer une idée à peu près semblable, le dramaturge et le musicien ne sauraient employer les mêmes moyens. Le dramaturge s’éloigne moins de la vie ordinaire ; il ne se fait comprendre que s’il manifeste son idée par une action dont toutes les parties constituantes réunies donnent l’impression de cette vie même, de façon que tout spectateur croie participer à cette action. Au contraire, le musicien néglige absolument les circonstances matérielles de la vie, en laisse de côté les contingences, les cas particuliers, pour n’en extraire que les éléments essentiels, selon sa propre sensibilité intime, laquelle précisément ne peut se manifester de façon concrète que par la musique. Un poète véritablement doué de sens musical aurait donc fourni à Berlioz cette même scène sous une forme idéale parfaitement concrète ; un Shakespeare la livrant à un Berlioz, afin qu’il la reproduise en musique, aurait fait subir à sa réalisation poétique des modifications. Et ces modifications seraient équivalentes à celles qui, introduites par Berlioz dans son œuvre, rendraient celle-ci pleinement intelligible. Mais nous venons de considérer ici une des plus heureuses inspirations du génial compositeur. Mon opinion sur d’autres pages moins heureuses me ferait volontiers réprouver de pareilles tendances, si nous ne devions à ces tendances, encore, la Scène aux champs, la Marche des pèlerins, etc., scènes de moindre envergure, il est vrai, mais qui nous étonnent et montrent ce qu’il est possible de réaliser dans cet ordre de matières.

Si j’ai choisi à titre d’exemple ladite scène d’amour, c’était uniquement afin de vous montrer combien est grande la difficulté du problème qui nous occupe : il ne s’agit de rien moins que de découvrir un secret, que je comparerais volontiers à cet invisible pommeau de la lame dont je parlais tout à l’heure. Le pommeau, je pose sans hésiter en principe qu’il est dans la main de Liszt, car je vois la lame qui agit ; et il s’adapte si étroitement, si exactement à cette main, qu’il y disparait entièrement à nos yeux. Or le secret, c’est également l’essence même de la personnalité, l’intuition qui lui est propre, et ce secret resterait toujours impénétrable pour nous, s’il ne se manifestait dans les œuvres de l’homme de génie.

Nous pouvons d’ailleurs nous en tenir à ces œuvres seules, à l’impression, tout aussi individuelle en lin de compte, qu’elles produisent sur nous. Les règles esthétiques déportée générale que nous pourrions abstraire de ces œuvres se réduisent, somme toute, à rien, et ceux-là seuls en font grand cas qui n’ont rien compris du tout au principal de la question. Ce qui reste sûr, c’est que Liszt ne peut avoir d’une donnée poétique qu’une conception foncièrement différente de celles qui sont familières à Berlioz, et que cette conception sera analogue à celle qu’aurait eue, ainsi que je viens de le supposer, le poète de la scène d’amour, s’il s’était proposé d’écrire cette scène en vue d’une réalisation musicale.

Vous le voyez, je suis arrivé si près du nœud de la question que, raisonnablement, je ne puis plus guère vous dire grand’chose. Il nous faut maintenant voir quel est le secret qu’une individualité, l’artiste, communique à l’autre, l’auditeur. Mais celui-là seul oserait raisonner haut et net de cette chose mystérieuse, à qui l’essence en aurait à peu près totalement échappé : on parle d’autant plus d’un mystère qu’on le comprend moins. Si donc je tais tout ce que m’a fait ressentir Liszt au moyen de ses poèmes symphoniques, il ne m’en reste pas moins à vous dire quelques mots sur la nature, l’allure de mes impressions. Ce qui m’a surtout étonné, c’est l’intense, la « parlante » précision avec laquelle se manifeste la donnée. Certes, cette donnée n’est plus celle que le poète nous indiqua avec des mots. Elle est devenue tout autre, indescriptible, si foncièrement immatérielle, que l’on conçoit à peine comment elle peut se manifester à notre sensibilité d’une façon aussi exceptionnellement lumineuse, aussi précise, sans possibilité d’équivoque. Chez Liszt, cette conception musicale génialement sûre s’affirme dès le début de ses œuvres avec une telle puissance que souvent après les seize premières mesures j’étais foudroyé, j’avais envie de crier : « Cela suffit, j’ai vécu l’œuvre entière ! » Et ce caractère particulier des œuvres de Liszt me semble si fortement accentué que, malgré le peu de propension que d’aucuns montrent à reconnaître la valeur desdites œuvres, je ne doute pas le moins du monde que le véritable public ne se familiarise très rapidement et très complètement avec elles. Les difficultés que rencontre un compositeur de musique dramatique, obligé d’avoir recours à des moyens d’expression fort compliqués, ne subsistent, pour l’auteur d’œuvres purement orchestrales, que dans une faible mesure. Nos orchestres, en général, sont bons. Que Liszt ou un de ses disciples de choix dirige l’exécution, et le succès viendra de lui-même ; rappelez-vous comme nos fidèles amis de Saint-Gall ont fêté Liszt et manifesté de façon touchante leur admiration, après avoir constaté combien étaient intelligibles et claires pour eux ses œuvres, qu’on leur avait représentées mm informes et arides. Il vous souvient que cela me confirma dans la bonne opinion que j’avais du public, à qui j’estime qu’il ne faut demander qu’une chose : se laisser aller à un entraînement subit qui l’élève au-dessus du niveau habituel de ses sentiments. Mais cet entraînement reste temporaire et ne saurait avoir aucune réaction sur la vie quotidienne, précisément parce qu’il est d’une violence foncière et extrême.

La seule satisfaction que l’artiste doive attendre du public, c’est la conscience que cet entraînement a été subi. Mais il ne faut pas que l’artiste cherche à s’en convaincre en ce qui concerne chaque auditeur pris individuellement : une fois l’exaltation passée, ces auditeurs pourraient bien exprimer des critiques. Tel, à coup sûr, sera plus d’un musicien, enthousiasmé à l’audition, qui le lendemain se sentira gêné par telle ou telle « bizarrerie » , telle « aspérité » , telle « dureté ». Plus d’un aussi restera perplexe devant certaines progressions harmoniques curieuses et inusitées. Comment se fait-il, pourrat-on leur demander alors, que rien ne les ait gênés pendant l’audition ; que, bien au contraire, ils n’aient ressenti, à ce moment, autre chose que des impressions neuves, inconnues, captivantes, provoquées grâce à ces « bizarreries », etc., et ne pouvant évidemment être provoquées que grâce à elles?

En fait, toute création nouvelle qui agit sur nous de façon insolite offre cette particularité qu’elle nous semble toujours contenir quelque chose d’étrange et qui éveille notre méfiance : c’est là une conséquence de ce côté mystérieux de notre individualité intime.

Notre nature propre à tous est indubitablement la même : nous sommes une race unique, et pas autre chose. Mais nos façons de concevoir, de penser, sont à ce point diverses, que, rigoureusement parlant, nous restons toujours étrangers les uns aux autres. C’est là le propre de notre individualité. Si objectivement que celle-ci se manifeste, ou, en d’autres termes, si compréhensives, si pleinement ouvertes à leur objet que se fassent nos conceptions, il y subsistera toujours la marque des tendances individuelles de chacun.

Aucune conception ne peut exister qui ne soit empreinte de ce caractère individuel : qui veut s’en assimiler une en doit accepter cette condition inévitable. Pour voir ce que voit un autre individu, il faut regarder avec les mêmes yeux que lui : et cela, celui qui aime peut seul le faire. Si donc nous aimons un grand artiste, il faut qu’en nous assimilant sa conception nous ayons acquis nous-mêmes quelque chose de sa propre personnalité, de ses tendances grâce auxquelles est née sa conception créatrice. Or, comme jamais je n’ai ressenti l’action vivifiante et révélatrice d’un tel amour avec plus d’intensité qu’en l’amour que je porte à Liszt, j’ai le besoin de crier hardiment à tous ceux que retient le manque de confiance : « Soyez confiants, et vous serez bientôt stupéfaits des fruits de votre confiance ! Si vous hésitez, si vous craignez d’être déçus, qu’il vous suffise de connaître de près celui en qui vous devez vous confier. Savez-vous un musicien plus profondément musicien que Liszt, et qui possède en soi plus pleinement, plus complètement que lui, la puissance tout entière de la musique ? Quel être trouverez-vous dont la sensibilité soit plus fine, plus intense que la sienne, dont la science et le pouvoir soient plus grands, qui soit mieux doué que lui par la nature et qui se soit plus magnifiquement développé ? Si vous n’en connaissez pas un deuxième, allez en toute confiance à lui qui est l’unique ; c’est un trop noble esprit pour vous décevoir jamais. Soyez sûrs que cette confiance vous vaudra d’admirables joies là où précisément vous craignez d’être dupés. »

Voilà, ****, je ne saurais rien ajouter de plus. Ces dernières choses mêmes que j’ai dites ne sont pas destinées à vous, mais à des gens foncièrement autres. Si bien que vous ne saurez que faire des présentes pages, à moins d’avoir l’idée de les publier. Véritablement, à relire ma lettre, je m’aperçois que j’ai parlé bien moins à vous qu’à ceux auxquels j’éprouvais, il y a longtemps déjà, un si violent besoin de dire ouvertement mapensée. Et, me rappelant la confusion qui s’ensuivit alors, je devrais estimer que je retombe dans mon ancienne erreur, et m’abstenir, car mal m’en est déjà advenu. Mon imprudence mérite un châtiment. Et, si vous pensez en le faisant ne nuire à personne qu’à moi seul, il faut bien que je consente à ce que vous livriez au public ma lettre. Êtes-vous trop mon amie pour vouloir nuire même à moi seul, et vous convient-il néanmoins de me châtier anonymement, attribuez cet écrit à un autre — par exemple à M. Fétis : celui-là, on peut le croire capable de n’importe quoi.

Mais surtout, saluez bien mon Franz de ma part, et dites-lui qu’une chose reste vraie : c’est que je l’aime !

Votre
Richard Wagner.



(Traduit de l’allemand, avec autorisation, par M.-D. Calvocoressi.)

  1. Il y a ici un jeu de mots intraduisible basé sur les mots Griff, pommeau ; Begriff, compréhension. (N. d. T.)