Sur les routes de Provence/03

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UN MAS PROVENÇAL. LA BASSE-COUR. — CLICHÉ SERRE À SAINT-CHAMAS.


SUR LES ROUTES DE PROVENCE[1]

PAR MM. L. ET CH. DE FOUCHIER


III. — LA CAMARGUE — AIGUES-MORTES ET LES SAINTES-MARIES DE LA MER


Aigues-Mortes et ses remparts. — Impressions du Moyen âge. — Le Grau du Roi. — Industrie moderne. — En Camargue : d’Aigues-Mortes aux Saintes-Maries par Silveréal. — Le pèlerinage des Saintes-Maries. — L’église fortifiée.



Aigues-Mortes… S’imagine-t-on l’impression que ressentirait devant la ville féodale le Parisien qui, brusquement, quitterait les grands boulevards de la capitale avec tout le luxe de la civilisation contemporaine, les magasins ruisselants d’électricité, les trottoirs encombrés d’une foule agitée, la chaussée parcourue en tous sens par les véhicules les plus modernes, pour se trouver en l’espace d’une nuit — et la chose est possible, certes – transporté devant les murs de la cité de Saint-Louis ? L’impression seule vaudrait le voyage, après tout, et il n’en coûterait pas beaucoup plus qu’un dîner fin au restaurant à la mode et moins encore qu’une soirée malheureuse d’ « option » à cinq sous le point !

Pour nous, qui parcourons depuis plusieurs jours déjà les routes de la Provence et qui commençons à nous familiariser avec les contrastes dont elle est pleine, la claire matinée d’avril qui nous a vus quitter Saint-Gilles et nous diriger vers la ville endormie reste ce pendant parmi celles qui nous ont réservé les sensations les plus vives. Tout est fait pour surprendre dans cet étrange pays ; les plaines sans fin au milieu desquelles court la voie et qui s’étendent sans une ondulation vers la mer, une région que l’on croyait pauvre, déshéritée, toute de marécages et ou d’immenses vignobles couvrent le sol de leurs pampres déjà vertes, et ce grand ciel si lumineux que les plus extrêmes lointains ont des reliefs d’une extraordinaire netteté. Le train débonnaire, au milieu des mas clairsemés, s’arrête en de modestes bourgades dont les stations sont envahies par des femmes au joli costume et des gars vigoureux et décidés ; puis il oblique nettement vers le sud, l’air est plus vif, des effluves salins annoncent le voisinage de la mer, sur la gauche une tour solitaire semble fermer la route de Nîmes, voici la ville des Croisés.

L’arrivée par chemin de fer enlève beaucoup d’illusion et nuit à l’impression première. Il y a trop de maisons neuves autour de la gare, qui font un écran bien fâcheux aux murs d’Aigues-Mortes, une usine fumante et trépidante qui ne s’allie guère avec l’architecture militaire du xiiie siècle. Les raffinés devraient arriver en voiture, tout au moins de Saint-Laurent d’Aigouze, la dernière station, à 8 kilomètres au nord. Il est vrai que l’on peut, comme nous l’avons fait, s’y rendre comme but de promenade après avoir visité Aigues-Mortes, de même que l’on ne manquera pas d’aller au Grau du Roi. Et voici le paysage ; il est du plus haut pittoresque et différent dans les deux cas. Sur la route de Saint-Laurent, dans la plate étendue, un premier plan de vignes aux pampres d’un vert tendre, puis des marais illimités dont le moindre souffle de brise fait frissonner et bruire les souples roseaux ; du sol se dégage une buée chaude et tremblante, comme une impalpable fumée qui devient, dans les lointains, une sorte de brouillard rose ; dans l’atmosphère saturée de la chaleur non accablante mais vivifiante qu’à cette époque de l’année le soleil distribue libéralement aux choses et aux gens, s’enlèvent sur l’horizon les contours imprécis d’une ville fortifiée dont les tours et les créneaux dessinent des arabesques. Rien de heurté ; les vieilles pierres ont pris avec les siècles quelque chose de la couleur ambiante ; elles se fondent sur l’azur profond du ciel en demi-teintes, l’auréole de lumière qui les dore à travers un voile léger de brume ouatée leur donne un aspect en quelque sorte irréel, une apparence de mirage. La nature s’harmonise ainsi avec l’histoire de la cité dont les fortifications nous ramènent près de sept siècles en arrière, c’est-à-dire aussi parmi les brumes et dans le mirage d’une civilisation disparue.

AIGUES-MORTES DONT LES FORTIFICATIONS NOUS RAMÈNENT PRÈS DE SEPT SIÈCLES EN ARRIÈRE.

Du côté sud, en revenant du Grau du Roi, l’aspect de la ville a tout autant de grandeur mais beaucoup plus de mélancolie. Ce n’est pas en pleine lumière, mais au déclin du soleil couchant, qu’il convient d’aller ainsi vers Aigues-Mortes. La route, qui longe la voie ferrée et côtoie la Grande Roubine, va toute droite au pied des murailles, que le regard embrasse depuis la mer, sans avoir un instant à les quitter. Elles se précisent ainsi à chaque instant davantage ; meurtrières, créneaux et mâchicoulis, merlons et courtines, grillages corrodés des tours, caressés de rayons attiédis ont une poésie singulière ; l’eau verte des étangs entoure les remparts, cette eau morte à laquelle Aigues doit son nom, et quelques pins parasols assombrissent les fonds roux du tableau[2]. Pendant que se poursuit lentement la promenade, l’imagination peut se donner libre cours ; l’esprit s’envole vers ces âges déjà si lointains où vivait la chevalerie, c’est tout le monde de la féodalité qui défile, les brillants seigneurs, les armures étincelantes, les chevaux caparaçonnés ; tout ce peuple de guerriers anima ces mêmes remparts de son imposant cortège, foula cette même terre que foulent nos pas de promeneurs. C’est Robert, comte d’Artois, Alfonse, comte de Poitiers, Charles, comte d’Anjou, tous trois frères du roi, Hugues, duc de Bourgogne, Guillaume, comte de Flandre, Hugues, comte de Saint-Paul, le comte de la Marche, le comte de Sarrebrück, combien d’autres qui, accompagnés d’une suite brillante passent, bannières et gonfanons au vent. À leur tête est Louis IX, le « mignon prince dont la longue chevelure blonde tombe en boucles sous une toque de velours ». Heaumes et cuirasses scintillent au soleil, les étoffes somptueuses marient leurs vives couleurs et là, aux pieds de la tour Constance, les nefs toutes prêtes attendent le vent favorable pour appareiller. Les vieux murs impassibles ont vu tout cela. Tandis que les générations se sont succédé dans la poussière du tombeau et que l’oubli a étendu ses voiles sur les noms les plus illustres, les pierres sont restées immobiles, leurs formes ne se sont pas modifiées, la longue chaîne des tours et des ouvrages de défense est demeurée intacte ; on a bien réellement devant soi une ville fortifiée du xiiie siècle, la ville de Saint-Louis, et c’est d’un effet prodigieux.

LES JOUEURS DE BOULES EN PROVENCE.

Le port d’Aigues-Mortes, simple hameau sans fortifications ni défenses d’aucune sorte, dépendait, au xiiie siècle, des biens d’une abbaye de Bénédictins, l’abbaye de Psalmodi, dont quelques ruines informes se voient encore sur la route de Silveréal dans les bâtiments d’un mas de Camargue. Saint-Louis en fit l’acquisition en 1246 et commença les remparts qui furent achevés par Philippe le Hardi. Si, dans l’intérieur de l’enceinte, les maisons se sont modifiées, il faut répéter encore que les remparts étaient exactement tels qu’ils sont aujourd’hui. Cette enceinte, sauf une légère courbe au nord-ouest, a la forme d’un rectangle parfaitement géométrique dont les grands côtés vont de l’est à l’ouest et qui mesure environ 1 700 mètres de tour. Les murailles sont crénelées, leur hauteur varie entre 8 et 10 mètres. À chaque angle du quadrilatère se dresse une tour ronde qui fait corps avec les murs, à l’exception de la tour de Constance dont nous parlerons tout à l’heure ; douze autres tours sont réparties sur l’ensemble des fortifications. Ces tours sont de trois types très accusés : tours jumelles dont la masse rectangulaire est flanquée de demi-tours rondes, tours carrées aux échauguettes polygonales, tours d’angle en trois quarts de cercle à plate-forme crénelée. Les tours jumelles servent de cadre aux quatre portes d’entre principales : au nord les portes de la Gardette et de Saint-Antoine, au sud les portes de la Marine et des Moulins, à l’est la porte de la Reine. D’autres entrées secondaires, aboutissant à des rues rigoureusement droites, donnent accès dans la ville. Un chemin de ronde court derrière un parapet au faite des courtines, contournant les grosses tours, pénétrant au travers des plus petites, formant ainsi une voie de guet ininterrompue.

Vue du sommet des tours, Aigues-Mortes a l’aspect d’un vaste échiquier ; les îlots de ses maisons basses sont coupés à angle droit par des voies tranquilles ; seule l’église assez banale émerge blanche parmi les toits gris. Tout auprès et presque au centre de la ville, sur une place assez large et ombragée, la statue de saint Louis évoque le souvenir du fondateur et du croisé. Lorsqu’il se détache de la ville, le regard embrasse un panorama de très grand caractère : ce sont les immenses étendues des marais qui conduisent à l’île de Camargue, région presque déserte mais non point sans cultures ; puis les innombrables étangs qui partent du pied des murs pour se diriger vers la mer et former au loin la petite Camargue ; le soleil y darde ses rayons de feu, les salines y dressent leurs blancs îlots de sel, des vols d’oiseaux aquatiques s’y poursuivent ; à l’horizon, la mer encadre le paysage de ses flots azurés, si calmes d’apparence et pourtant si perfides et, sur la plaine qui parait sans limites, le beau ciel du Midi étend son dôme radieux.

COURSE DE VACHETTES SUR LA PLACE D’AIGUES-MORTES.

Cette promenade au sommet des remparts s’impose si l’on veut emporter d’Aigues-Mortes une impression nette et profonde. La visite détaillée de la tour de Constance offre un grand intérêt. Cette tour, la plus haute et la plus imposante par la masse de son architecture, est isolée de l’enceinte, mais reliée aux fortifications par un pont crénelé. D’une hauteur de 29 mètres, avec une largeur de 22 et une épaisseur de murailles de plus de 6 mètres, ce donjon formidable a déjà vu bientôt sept siècles, il en défiera bien d’autres encore. Des trois étages qu’il comporte, nous ne pouvons visiter que les deux supérieurs, le rez-de-chaussée paraissant définitivement clos ; la salle de beaucoup la plus intéressante est la vaste salle en rotonde, dite des Gardes, dont la voûte est soutenue par douze branches d’ogives reposant sur des colonnes sculptées et dont la vaste cheminée est recouverte d’une hotte pyramidale. En faisant édifier la tour en 1246, saint Louis la destinait, sans doute, à servir de défense contre les Sarrasins et les incursions des pirates ; en réalité, elle n’a guère servi au cours des âges que de prison d’État. Dès l’année 1307, Philippe le Bel y faisait enfermer des Templiers ; au xve siècle, maints partisans des Armagnacs périrent dans ses oubliettes ; au xviie et au xviiie siècle, ce fut le tour des Huguenots, dont beaucoup, et parmi eux un certain nombre de femmes, y passèrent de longues années dans une réclusion sans pitié ; en 1815, la Terreur blanche y mit à l’abri plusieurs bonapartistes impénitents. Ah ! si ces pierres pouvaient parler, de quels drames, de quels sanglots, de quelles désespérances n’ont-elles pas été témoin !

Mais laissons là ces tristes pensées ; montons plutôt à la tour du guet qui repose sur la plate-forme supérieure et regardons de là le jour s’éteindre peu à peu et le soleil glisser dans la mer. Sur le canal de la Roubine voguent lentement quelques barques de pêcheurs qui vont passer la nuit au large et dont le chant monotone monte jusqu’à nous ; dans la ville, à nos pieds, les lumières s’allument successivement, tandis que là-bas les phares qui protègent cette côte fertile en naufrages balayent déjà l’horizon de leurs feux alternés.

PONT SUR LE CANAL DU RHÔNE À CETTE AUX ENVIRONS D’AIGUES-MORTES.

Par un violent contraste avec le grand silence qui règne sur la lande environnante, Aigues-Mortes offre ce soir le spectacle d’une animation exceptionnelle. Quand le méridional est occupé de politique, alors ses manifestations sont plutôt exubérantes ; c’est demain le premier mai et l’actuelle population d’Aigues-Mortes, qui n’a certainement qu’une très vague sympathie pour la hiérarchie féodale jadis régnante aux premiers jours de la ville, s’apprête à dignement fêter l’émancipation de la classe ouvrière. Les drapeaux rouges flottent dans les rues, les coups de fusil d’allégresse éclatent de toutes parts ; sur la place, saint Louis doit écouter impassible les accents de l’Internationale hurlés par une foule en délire et d’où émane un abominable relent d’absinthe. Sait-on que, d’après les constatations officielles de la régie, il se consomme annuellement à Aigues-Mortes et au Grau-du-Roi, pour une population d’environ 5 000 habitants, quatre cents hectolitres du poison vert ? Si vous déduisez les femmes et les enfants (et, sans en être bien sûrs, nous pensons devoir le faire), cela fait plus de vingt litres par tête. Peut-on vraiment, dans ces conditions, n’être pas un homme de progrès, un ouvrier conscient ?

LE GRAU DU ROI N’A RIEN DE BIARRITZ, DE DINARD, NI DE TROUVILLE.

Éloignons-nous bien vite de ces effluves et de ces cris pour aller respirer, en dehors des murs, l’air pur qui vient de la mer et contempler les vénérables remparts tout blancs dans un ciel d’étoiles. Dans la claire matinée, nouvelle promenade au Grau-du-Roi. C’est à 6 kilomètres au sud, sur le bord de la Méditerranée, un village de pêcheurs et, en même temps, un lieu de villégiature estivale. Rien de Biarritz, de Dinard, ni de Trouville, mais il ne faut pas se montrer exigeant sur cette côte déshéritée. La route longe à droite le canal de la Roubine, où nous passons de longs moments à suivre les phases d’une pêche originale très en faveur ici, nommée poche au globe. On y emploie un immense carrelet ; à l’état de plongée il repose sur le lit du canal qu’il couvre d’un bord à l’autre : la relève se fait au moyen d’un cabestan qui raidit les câbles latéraux fixés à la rive opposée ; dans l’intérieur du filet alors légèrement immergé circule une barque plate et l’épuisette fonctionne avec activité pour retirer les prisonniers frétillants. Si l’on se livre à la pêche à droite de la route, de l’autre côté s’étendent des lagunes qui sont, l’hiver, un véritable paradis pour les chasseurs. Les macreuses abondent sur ces étangs dont la commune, nous dit-on, est propriétaire ; lorsqu’elles sont réunies en nombre suffisant (5 000 ou 6 000 environ), des affiches font connaître qu’une grande chasse aura lieu au jour indiqué ; 100 bateaux sont à la disposition des amateurs au prix de 20 francs pour la journée ; les piétons, moyennant un droit de 2 francs, peuvent tirer sur les bords et ne se gênent guère, paraît-il, pour faire main basse sur les nombreux blessés.

CANAL DU GRAU DU ROI. LA PÊCHE AU GLOBE.
AU GRAU DU ROI. UN ÉTALAGE PEU COMPLIQUÉ.
UNE BELLE PÊCHE (700 LIVRES DE POISSONS). ENVIRONS DU GRAU DU ROI.

Nous ne quitterons pas Aigues-Mortes sans visiter la très moderne usine que vient d’édifier aux portes de la ville la Société anonyme des Verreries d’Aigues-Mortes et qui fonctionne depuis quelques mois à peine. Le travail mécanique si précis des fours et machines rotatives Owens, nous plonge dans le plus vif étonnement : un four Siemens à quatre brûleurs produit le verre qui passe ensuite dans deux fours Owens à sole tournante et de là dans la machine rotative d’où le verre en fusion ressort automatiquement sous forme de bouteilles. Ces bouteilles tombent alors dans les alvéoles pratiquées dans une table tournante qui présente leurs bagues au rebrûlage ; elles passent ensuite dans des fourneaux à recuire d’un refroidissement progressif et en sortent prêtes à être mises en caisse et expédiées. Ce système de fabrication entièrement automatique supprime absolument la main-d’œuvre ouvrière qui se réduit aux mécaniciens. 12 000 bouteilles ou 16 000 demies ou 20 000 quarts peuvent ainsi être fabriqués en vingt-quatre heures, par chacune des machines rotatives Owens, dont la complication paraît inouïe aux profanes, mais dont la précision est véritablement stupéfiante.

VERRERIES D’AIGUES-MORTES. LES MACHINES ROTATIVES OWENS.

Voilà qui nous éloigne quelque peu des Croisades ; la tour de Constance et la haute cheminée de briques de l’usine ont, en vérité, des silhouettes fort différentes, doublement accusées par leur voisinage. Et maintenant en route pour la Camargue !

D’Aigues-Mortes, une excellente route conduit aux Saintes-Maries en 32 kilomètres. La bicyclette, à moins que le mistral ne fasse des siennes, est certainement le mode de transport le plus agréable dans ces plaines qui se succèdent sans la plus petite ondulation ; on peut ainsi aller à sa guise, doucement, en flânant, s’arrêter là où le pittoresque du site vous plaît davantage, sans être hanté sans cesse par la frénésie du « toujours plus vite », qui est une des plaies de l’automobilisme.

Cette matinée de printemps est exquise et ce décor de Moyen âge, évoque le doux poète Charles d’Orléans, car le temps

s’est vestu de broderye
De soleil raiant, cler et beau.
Il n’y a beste ne oiseau
Qui en son jargon ne chante ou crye

et les fines pointes des roseaux de Camargue, humides de rosée nocturne

Portent en livrée jolye
Goultes d’argent d’orfavrerie.

La route suit d’abord le canal d’Aigues-Mortes, avec, sur la gauche, de grands pins qui embaument, puis elle bifurque vers l’est à peu près au point où la tour Carbonnière, en sentinelle avancée, domine la plaine. La tour carrée ferme la route de Nîmes ; il fallait même jadis traverser sa grande porte cintrée pour continuer son chemin ; aujourd’hui la route, séparée des marais voisins par un long parapet, la contourne ; la tour se trouve ainsi placée au centre d’un rond-point d’où son architecture altière, contemporaine des fortifications d’Aigues-Mortes, dresse son noble profil sur l’horizon bleu. Toute droite, entre des haies de tamaris, la route pique vers le petit Rhône, abandonnant la région des étangs pour la région des vignes et des cultures ; à l’horizon quelques bouquets d’arbres vigoureux indiquent les rares mas. Après plusieurs kilomètres, un hameau, le premier depuis Aigues-Mortes, aligne au bord du chemin quelques modestes demeures ; à proximité, les constructions neuves et opulentes du moderne château de Montcalm, forment un contraste assez singulier avec l’aspect général du pays. Une automobile passe en trombe à nos côtés, c’est le premier véhicule que nous rencontrons depuis le matin, ce sera le dernier jusqu’aux Saintes. La route s’infléchit vers le sud, dans la direction de Silveréal qu’elle atteint bientôt.

La bourgade est située à la pointe du delta de la petite Camargue, borné par le petit Rhône et le canal de Peccaïs. La petite Camargue, nommée le Sauvage dans le pays, est une vaste contrée à peu près déserte, formée d’étangs qui descendent vers la mer et de pâturages qui sont le principal séjour des sauvages taureaux noirs. C’était la patrie d’Ourias, le farouche prétendant de Mireille. Comme toute cette région a été divinement décrite par Mistral, comme il l’a aimée et connue dans ses moindres détails le poète de Maillane ! Il faut la parcourir ses œuvres à la main, Mireille surtout où il semble qu’il ait mis le meilleur de son talent de descriptif réaliste et si poétique pourtant.

De Silveréal nous gardons le souvenir d’un frais rideau d’arbres sur les rives du Rhône, d’un pont de bateaux très pittoresque où nous demeurons quelque temps, le soleil sur nos têtes et à nos pieds l’eau grise, qui semble bien pressée de rejoindre la mer ; dans la campagne immédiate, les mas sont plus nombreux, chacun d’eux paraît une île dans cette région dénudée, ou s’inclinaient naguère au souffle du mistral d’immenses et ténébreuses forêts ; ils offrent au promeneur une série de tableaux très champêtres, presque bibliques.

PRÈS DE SILVERÉAL, LES MAS OFFRENT UN ASPECT TRÈS CHAMPÊTRE.

À cette époque printanière, les oiseaux chantent au bord des nids ; de jolies envolées de mésanges bleues animent les tendres feuillages des oliviers et nous remettent en mémoire les adorables vers du chant II de Mireille, où Mireille et Vincent dénichant les pimparrins dans les branches du même arbre, savourent les premières et naïves joies de leur amour naissant. « Et sous eux voilà que tout à coup la branche éclate et se rompt ! Au cou du vannier, la jeune fille effrayée, avec un cri perçant, se précipite et enlace ses bras ; et du grand arbre qui se déchire, en un rapide virevolte, ils tombent, serrés comme deux jumeaux, sur la souple ivraie. Frais zéphyrs, qui des bois remuez le dais, sur le jeune couple que votre gai murmure un petit moment, mollisse et se taise ! Folles brises, respirez doucement ! Donnez le temps que l’on rêve, le temps qu’à tout le moins ils rêvent le bonheur ! Toi qui gazouilles dans ton lit, va lentement, va lentement petit ruisseau ! parmi les galets sonores ne fais pas tant de bruit ! pas tant de bruit, car leurs deux âmes sont, dans le même rayon de feu, parties comme une ruche qui essaime. Laissez-les se perdre dans les airs pleins d’étoiles. »

L’ÉGLISE DES SAINTES-MARIES À L’ASPECT FAROUCHE.

Le chemin longe pendant quelque temps le petit Rhône, caché par un remblai protecteur, la terre se fait plus ingrate, les cultures deviennent plus rares pour disparaître tout à fait, cédant la place aux prêles, aux salicornes, aux soudes, aux arraches, à toute cette maigre et courte végétation des marais que brûlent le vent et le sel de mer ; le sol lui-même change de couleur et prend une teinte blanchâtre qui révèle la présence du sel à sa surface. Bientôt, de toutes parts, des étangs capricieusement découpés scintillent au soleil, des oiseaux d’eau les traversent d’un vol rapide, d’autres, en masses compactes, nagent lentement à la surface, des mouettes étincelantes de blancheur se balancent mollement dans l’air et nous effleurent dans leurs courbes gracieuses ; là-bas, dans le lointain encore, à la limite de la mer, s’élève une église à l’aspect farouche, comme perdue dans cette immensité. C’est le temple vénéré où reposent les Saintes-Maries et vers lequel le vent du nord nous pousse trop rapidement à notre gré.

Chaque année, en vertu d’une tradition séculaire, toute la population de la région d’Arles, et de bien ailleurs en Provence, traverse les solitudes de la Camargue pour se rendre en pèlerinage aux Saintes. Il paraît établi, en effet, par des témoignages dignes de foi et par des enquêtes sévèrement menées et rigoureusement contrôlées qu’aux premières années de la foi chrétienne Marie Jacobé ou de Cléophas, sœur de la Sainte Vierge et Marie Salomé, mère des apôtres Jacques et Jean, chassées de Judée et exposées dans une faible barque aux caprices de la mer, vinrent aborder à la plage où s’élève aujourd’hui le bourg des Saintes Maries, qu’elles y établirent leur retraite et qu’après une vie de recueillement et de prières, elles y furent inhumées.

« Un coup de vent tempétueux sur la mer effrayante chassait le bateau : Martial et Saturnin sont agenouillés sur la proue ; pensif, dans son manteau, le vieux Trophime s’enveloppe ; auprès de lui était assis l’évêque Maximin. Debout sur le tillac ce Lazare, qui de la tombe et du suaire avait encore gardé la mortelle pâleur, semble affronter le gouffre qui gronde ; avec lui la nef perdue emmène Marthe, sa sœur et Magdeleine, couchée en un coin et pleurant sa douleur. La nef, que poussent les démons, conduit Eutrope, conduit Sidoine, Joseph d’Arimathie et Marcelle et Cléon… ». C’est Mistral qui parle ainsi au chant XI de Mireille et qui nous fait assister au débarquement sauveur ; ses vers enflammés ne font pas que reproduire une poétique légende, ils expriment la croyance de tout un pays.

Cette croyance se perd dans la nuit des temps. Dès l’an 1220, Gervais de Tilisberg, maréchal du royaume d’Arles, rapporte dans son traité de Géographie l’épisode du débarquement des Saintes et la consécration de l’église. Deux siècles plus tard, la tradition étant demeurée intacte, René d’Anjou, comte de Provence, entreprit de découvrir les reliques, alla visiter l’église où elles étaient présumées reposer et après avoir obtenu, en juin 1948, du pape Nicolas V la permission de faire les recherches, ordonna d’en commencer les travaux. Les fouilles, exécutées sous la surveillance de l’archevêque d’Aix, Robert Damian, amenèrent la découverte, sous le grand autel de l’église, des ossements de deux corps humains. Après une enquête assez minutieuse, des pièces et documents divers furent réunis et le cardinal légat du pape, comme juge et commissaire apostolique, prononça, en présence du roi, de la reine et d’une cour brillante, le décret déclarant, par l’autorité du Saint-Siège, que les corps des saintes Marie Jacobé et Salomé reposaient réellement dans l’église de Notre-Dame de la Mer. Le 3 décembre 1948 eut lieu la cérémonie de l’élévation des corps des deux saintes ; en raison de l’affluence énorme de la population, l’église se trouvant trop petite, les ossements furent déposés sur une table qui fut transportée sur la place publique et c’est là qu’eut lieu le panégyrique. Le lendemain les reliques furent placées par les évêques dans deux châsses en bois de cyprès et déposées dans la chapelle haute de l’église, où elles se trouvent encore aujourd’hui. Les châsses étaient fermées de quatre clefs dont deux furent remises au roi, puis conservées dans les archives de la Chambre des Comptes d’Aix et les deux autres furent confiées au prieur de l’abbaye de Montmajour, qui avait l’église de Notre Dame de la Mer dans sa dépendance. Depuis lors, les ossements vénérés n’ont pas quitté l’église, sauf pendant les mauvais jours de la Révolution où la dévotion du curé et des fidèles réussit à les soustraire à des investigations répétées.

Toutes les pièces les plus importantes de l’enquête de 1458, des bulles pontificales, des procès-verbaux de visite des reliques sont déposés à la cure des Saintes-Maries et l’excellent homme, le très intéressant guide qu’est le curé les montre et les détaille avec un légitime orgueil.

Les 23, 24 et 25 mai de chaque année a lieu un pèlerinage auquel se rend une foule immense. Nous n’avons pas eu la bonne fortune d’y assister mais nous en avons interrogé de nombreux témoins et il a, d’ailleurs, été maintes fois décrit. En dehors du spectacle toujours impressionnant de la foule électrisée par un élan de foi, ces cérémonies réservent à la curiosité du visiteur tout l’intérêt du pittoresque des costumes et des fêtes locales, qui suivent les fêtes religieuses. C’est le second jour du pèlerinage, à l’issue des vêpres. qu’a lieu la cérémonie la plus émouvante : c’est alors, en effet, que descendent lentement les chasses contenant les reliques et que, la fenêtre de la chapelle haute étant ouverte, elles paraissent au milieu des acclamations frénétiques et des invocations passionnées des pèlerins. Pour qui connaît l’exubérance méridionale on ne saurait faire un tableau suffisamment expressif des gestes supplicatoires et du paroxysme des étreintes ; chacun veut toucher les châsses, car chacun a des grâces à implorer et, s’il en résulte quelque tumulte, trop louables sont les intentions pour que les Saintes s’en chagrinent.

Mistral nous explique d’une manière simple et touchante cette foi populaire et voici le récit de Vincent au chant Ier de Mireille :

« Un enfant était par terre, pleurant, malingre, joli comme saint Jean-Baptiste ; et d’une voix plaintive : ô Saintes, rendez moi la vue, disait-il ! Je vous apporterai mon agnelet cornu. Autour de lui coulaient les pleurs. En même temps les chasses descendaient lentement de là-haut sur le peuple accroupi ; et aussitôt que le câble mollissait tant soit peu, l’église entière, comme un grand vent dans les taillis, criait : grandes Saintes, oh ! venez nous sauver ! Mais, dans les bras de sa marraine, de ses petites mains fluettes, dès que l’enfantelet put toucher aux ossements des trois bienheureuses Marie, il se cramponna aux châsses miraculeuses avec la vigoureuse étreinte du naufragé à qui la mer jette une planche ! Mais à peine sa main saisit avec amour les ossements des Saintes, soudain cria l’enfantelet avec une merveilleuse foi : Je vois les châsses miraculeuses ! Je vois mon aïeule éplorée ! Allons quérir, vite, vite, mon agnelet cornu ! »

Si Mistral parle des trois Saintes, c’est qu’à côté des saintes Marie Jacobé et Salomé sont exposées à la vénération des fidèles les reliques de leur servante sainte Sara. Sainte Sara est la patronne des bohémiens qui viennent, en hordes cosmopolites et bariolées, visiter chaque année à la fête de mai leur protectrice. La crypte de l’église leur est spécialement affectée et, dans l’intervalle des cérémonies religieuses, ils se répandent par la ville et surtout sur la plage où leurs campements improvisés sont un spectacle plein de couleur.

AUX SAINTES-MARIES, CHAQUE ANNÉE DES BOHÉMIENS VIENNENT EN PÈLERINAGE.

L’origine du pèlerinage des bohémiens aux Saintes-Maries ne saurait être précisée ; elle est, en tous cas, extrêmement ancienne. Il est curieux de constater la persistance de cette tradition et d’une manifestation religieuse qui n’est pas sans présenter des contradictions assez piquantes. Car les bohémiens, qu’ils aient tous, comme on l’admet généralement, une origine indienne et commune, ou qu’ils constituent deux races tout à fait opposées, l’une orientale (bohémiens proprement dits ou zingari), l’autre méridionale (gitanos), ont une religion dont les pratiques, par certains côtés, se rapprochent singulièrement du culte du feu. Comment ces pratiques s’allient-elles avec les rites d’ordre catholique qui s’accomplissent dans la crypte de Sainte-Sara et pourquoi cette visite annuelle aux Saintes-Maries de la mer ? La question a été maintes fois posée par les auteurs qui se sont occupés de cette région de la France et jamais résolue ; et pourtant il faut un mobile, une raison profonde pour expliquer une tradition si fidèlement suivie. Sans doute les bohémiens sont les habituels suivants des foires et fêtes populaires, au cours desquelles peuvent s’exercer leurs talents et leurs industries particulières ; sans doute la foire de Beaucaire, relativement peu éloignée de la Camargue, attira jadis régulièrement les hordes de la bohème errante et comme le pèlerinage des Saintes suivait de près cette foire célèbre, on peut admettre que les bohémiens aient pris l’habitude de se transporter de Beaucaire aux Saintes-Maries. Mais pourquoi le culte de sainte Sara ? Car il semble bien que là soit toute la question et que les bohémiens se rendent aux Saintes non comme à une foire, mais avant tout comme à une fête religieuse. On a émis l’opinion que la servante des Maries, étant Égyptienne, devait avoir le teint très brun et se rapprocher physiquement du type bohémien. C’est faire reposer sur une bien faible base et sur une pure hypothèse une tradition séculaire et ininterrompue. Si ce n’était pas également une simple hypothèse, nous préférerions l’opinion du marquis de Baroncelli-Javon, l’un des Camarguais les plus experts et les plus familiarisés avec les bohémiens qui fréquentent le pèlerinage des Saintes : il y voit une race à part, descendant d’une population primitivement originaire de ce pays de Camargue, chassée au cours des âges par les invasions successives et ramenée par une sorte d’instinct atavique vers son lieu d’origine. Mais ici encore le culte de sainte Sara n’est guère expliqué. Quelque intéressant que soit le problème, laissons-le sans solution et contentons-nous de signaler cette réunion périodique, ces fêtes annuelles qui sont pleines de couleur et de variété.

LABOURAGE EN CAMARGUE (RÉGION DU GRAND RHÔNE).

Lorsque nous arrivons aux Saintes-Maries le soleil est déjà haut, l’atmosphère est déjà bien chaude et la première pensée, faut-il le dire, est pour la salle fraîche de l’hôtel où doit nous attendre le déjeuner réparateur. Il est tout à fait gentil cet hôtel de village, dans une rue solitaire, à deux pas de l’église ; la chère n’est point du tout méprisable, les langoustes sont appétissantes et l’aïoli plein de saveur. Et puis on est si bien, et si au calme, et si à l’aise dans ce bourg perdu de Camargue, après la course du matin ! Réflexion, hélas, de courte durée ; les hors-d’œuvre ne sont pas achevés qu’une trompe d’auto met en rumeur la rue déserte et que six voyageurs grotesquement accoutres débouchent en coup de vent dans la modeste salle, le parler haut, le rire bruyant. Ah ! des Saintes-Maries, de leur pieuse et touchante histoire il n’est guère question à la table envahie, mais des kilomètres abattus le matin, de ceux qu’on abattra le soir, après que l’on aura dégusté le café et les liqueurs et fait, par surcroît, une visite de trois minutes à l’église, si captivante pourtant. Nous avons mieux vu les Saintes ; à l’église et chez le curé l’après-midi fut charmante, et la soirée, sur la plage infinie, devant la mer sans limites où se reflètent les étoiles du firmament, est restée inoubliable.

L’église fortifiée des Saintes est un spécimen unique d’architecture. Elle se compose de trois étages superposés : une crypte qui date du roi René (milieu du xve siècle), l’église proprement dite dans le style roman (xe siècle) et la chapelle haute, établie au-dessus de l’abside et qui renferme les célèbres châsses. En dehors des fêtes où s’y pressent les bohémiens, la crypte n’offre pas d’intérêt bien particulier. L’église, sombre mais dont la sévérité est tempérée par les nombreux ex-voto qui couvrent les murs, a, tout autour de l’abside, une série de huit chapiteaux très curieux ou les emblèmes païens voisinent avec les images du christianisme. Dans l’allée du milieu, qui conduit à la crypte et au maître-autel, se trouve un puits couvert surmonté d’une crosse épiscopale : la source inépuisable, qui dort au fond et à laquelle sont attribuées des propriétés bienfaisantes, fut découverte en 1118 lors des fouilles entreprises pour retrouver les corps des Saintes, elle est là toujours renouvelée depuis lors. Il y a bien d’autres reliques du passé. Que de larmes ont coulé, que de supplications se sont élancées dans ces murs bientôt millénaires ! Quelle impression profonde ne ressent-on pas à la pensée de la misère des foules qui, à tous les âges, est venue chercher consolation sur ces dalles ! Et tous ces ex-voto, plus ou moins riches, quelques-uns très humbles, d’autres très naïfs, dont certains attestent depuis des siècles aux générations successives la gratitude d’une âme qui a vibré il y a bien longtemps, mais qui était tout de même bien semblable à la notre, tous ces ex-voto ne sont-ils pas faits pour vous émouvoir ? Au-dessus du maître-autel une ouverture dans la voûte, en forme de fenêtre, livre chaque année passage aux châsses, au moment des fêtes de mai. Nous montons à l’église haute par un escalier qui s’ouvre à l’extérieur de l’édifice et, après la visite à la chapelle très simple qui renferme les reliques, nous gagnons le faîte de l’église, qui n’est autre chose, ici, qu’une forteresse assez puissante, avec son chemin de ronde, ses créneaux, ses mâchicoulis et sa tour de vigie. Ce sont les incursions des Sarrasins et des pirates, fréquentes au temps jadis, qui ont rendu nécessaire la militarisation de l’édifice religieux ; à l’appel du veilleur toute la population mâle se rendait à l’église haute pour défendre la ville, tandis que femmes et enfants se réfugiaient sous la protection de leurs saintes dans l’intérieur de l’édifice. Comme à Aigues-Mortes au haut de la tour Constance, nous aimons ici à demeurer sur le clocher des Saintes pour bien nous imprégner du panorama de Camargue : les maisons des Saintes-Maries, timidement groupées autour de leur église, paraissent un point, un tout petit point perdu dans l’immensité ; la mer immédiate, qui semble continuer les étangs presque sans la transition d’un rivage, ferme tout l’horizon de « sa fière poitrine et respire lentement de toutes ses mamelles. » Il n’y a pas une voile dehors, ce soir, dans tout le golfe de Beauduc ; la côte, basse et monotone, s’allonge en une courbe régulière jusqu’aux lointains redoutés de Faraman, où veille un phare parmi le fouillis inextricable des étangs ; puis vers le nord c’est le Vaccarès, véritable mer intérieure, les plaines de Camargue et, par delà le grand Rhône, le rude désert de la Crau.

Il fait nuit maintenant à l’intérieur de l’église ; seules quatre lumières brillent à l’autel de la Vierge. Après des intervalles de silence on entend le murmure de quelques voix chevrotantes, la crosse du puits sacré se dore du furtif éclat d’un cierge et là-bas, sur les marches de l’autel, un vieux prêtre à cheveux de neige parle de paix et de bonheur.

Dans les rues désertes courent des traînées lumineuses au travers des portes closes et des volets à jour ; nous gagnons le rivage de la mer guidés par le sourd murmure du flot. Quel calme infini ! Quelle paix profonde ! Ce soir, comme tous les soirs, la nuit étend ses voiles sur les grandes plaines où les taureaux noirs du Sauvage et les cavales blanches du Sambuc se tiennent immobiles, sur les étangs de Camargue où, parmi les roseaux au long des grèves désertes, dorment, la tête sous l’aile, les cygnes, les flamants aux ailes de feu et les macreuses lustrées. À plusieurs lieues dans l’est Faraman veille, son grand œil rouge dardé dans les ténèbres ; tout près de nous, au pied de mâtures et d’antennes assez étranges, une petite lumière plus discrète veille aussi ; car, venues des pays d’outre-mer, des ondes invisibles traversent l’atmosphère et, la tête encerclée de son masque de fer, un employé du poste de télégraphie sans fil, courbé sur ses appareils, enregistre attentivement les nouvelles venues du Maroc.


(À suivre.) L. et Ch. de Fouchier.

  1. Suite. Voyez page 253 et 265.
  2. Au moment où nous écrivons ces lignes nous parvient une stupéfiante nouvelle. Une société coopérative vinicole, dont les administrateurs sont pourtant d’Aigues-Mortes, n’a pas craint de mettre à exécution, sans autorisation préalable, un monstrueux projet. Aujourd’hui s’élèvent, à 62 mètres des remparts sud de la ville, les abominables constructions d’une cave coopérative, dont on nous communique la photographie. On s’en est ému dans le Gard, on s’en émeut à Paris, mais pourquoi si tard ? L’administration des Beaux-Arts n’a-t-elle pas quelque responsabilité dans l’affaire ? En tous cas comment ne pas déplorer le vandalisme de ceux qui n’ont pas craint de déflorer l’admirable perspective des remparts séculaires et ne pas crier bien haut que le maintien sur l’emplacement actuel de la cave coopérative serait un crime de lèse-beauté.