Sur mon chemin/Livre II/Article 2

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Ernest Flammarion (p. 87-95).

À TRAVERS LA CORSE


Nous arrivâmes en vue de la Corse le matin, par un petit jour livide qui, peu à peu, nous laissa découvrir l’île comme une terre de tristesse, d’abandon et de silence. La nuit se dissipant tout à fait, nous pûmes voir le rocher désolé de Calvi, qu’un âne, désespérément, léchait. Quelques bâtisses jaunies s’étageaient aux flancs des monts, et, sur le quai, une estrade surgit de l’ombre, entourée d’une centaine d’indigènes qui semblaient ne s’être point couchés et nous avoir attendus depuis une éternité.

Un silence mortel régnait sur toutes ces choses qu’aucun bruit de poudre, qu’aucune salutation d’artillerie ne vint troubler. Les flots eux-mêmes se taisaient. La rade apparaissait comme un lac aux eaux grises, stagnantes et malfaisantes.

Sur ces eaux, la barque du ministre sournoisement glissa. Alors, quand il eut débarqué, une pauvre petite Marseillaise alla troubler l’âne, qui, un instant, s’arrêta de lécher et exprima brusquement tout le mécontentement qu’il ressentait de cette musique inusitée et matinale. Des burnous blancs s’agitaient dans un coin : c’étaient des prisonniers arabes qui, depuis des années, avaient à mourir là d’ennui.

Mais le canot ministériel revenait déjà sous l’effort de ses seize rameurs, et notre flottille s’éloigna vite. Les habitants de Calvi la regardèrent partir et crièrent sans conviction : « Vive la République !  » (N’oublions pas que nous sommes dans le pays de Napoléon.) M. Lockroy serait demeuré plus longtemps chez ces braves gens qu’il n’aurait pu encore avoir la prétention de le leur faire oublier.

Le Pothuau, à bord duquel se trouvaient le ministre et sa suite, le Galilée et notre paquebot, le Cyrnos, de la Compagnie Fraissinet, dont le directeur lui-même et M. Neuton nous font aimablement les honneurs, prirent la route du cap Corse.

Toute cette côte nord-ouest est désolée et désolante : pas de falaises, mais des sommets de montagnes abruptes dont les arêtes s’enfuient dans la mer. On dirait de hautes cimes surprises hier par un déluge. Entre ces arêtes, des criques, des anses, des baies, des golfes. Nous entrons là-dedans. Nous visitons, après Calvi, Saint-Florent, pauvre petit village moisi, aux murailles qui semblent mangées de lichens, comme si les maisons avaient séjourné vingt ans dans un aquarium. Que sommes-nous allés faire à Saint-Florent ? Qu’étions-nous allés faire à Calvi ? Promettre des digues ! C’est à croire que M. Lockroy a la maladie de la digue. Je lui avais déjà entendu promettre aux Brestois toutes les digues qu’ils voulaient. En Corse, c’est bien une autre affaire. On ne peut rencontrer un trou le long de la côte sans que le ministre, sur les instances des indigènes, promette de le fermer. Cela nous fera des ports de guerre innombrables. Nous aurons beaucoup plus de ports de guerre que de vaisseaux.

— Eh bien, on en construira ! conclut un Corse auquel j’avais soumis cette judicieuse réflexion.

À Bastia, on doit créer un poste de torpilleurs qui menacera la Spezia. Un habitant me fait entendre que le vieux port suffirait pour cela. Je lui conseillai, puisque le ministre était en train, de lui demander une digue.

Ajaccio a besoin aussi d’une digue. Quant à Porto-Vecchio, il peut être certain de son sort… il l’aura, sa digue ! Il n’y aura même que lui qui l’aura, car j’ai appris, dans la soirée que, si le ministre promettait partout des digues, il n’en voulait construire que là.

Bastia, où nous débarquons le soir même, est une ville supportable pendant deux heures, avec ses grandes bâtisses blanches et carrées, sans style, sans art, sans beauté. Sur la grande place, qui regarde l’île d’Elbe, dont on aperçoit les monts, on a érigé un Napoléon nu comme un ver ou comme un gladiateur romain. Il a l’air très mécontent ! Que serait-ce si, au lieu de lui montrer l’île d’Elbe, on lui avait montré Sainte-Hélène ?

J’ai compris, ce soir-là, pourquoi on voyait si souvent Emmanuel Arène sur les boulevards et si peu dans sa chère patrie.

— Vous venez ici tous les quatre ans ? lui demandai-je.

— N’exagérez pas, mon ami, me répondit le plus sérieusement du monde le député de la Corse : que faites-vous des scrutins de ballottage ?

Arène obtient dans tout ce pays le plus franc succès. C’est lui le grand dispensateur de toutes les joies. On m’a confié hier qu’on ne pouvait être garde champêtre s’il ne le voulait. Lui et Napoléon ont perdu la Corse : tous deux en ont fait un peuple de fonctionnaires dévoués aux intérêts de la métropole. Notre député pouvait-il mieux faire que suivre un aussi illustre exemple ? Ne lui en voulons pas. Ici, tout le monde lui en est reconnaissant.

La file des landaus ministériels entra dans Bastia avec un grand fracas. Elle était précédée d’une musique militaire et de cinq cents moutards qui exhibaient un grand enthousiasme en même temps que des habits en loques. Il y a tant d’enfants dans cette contrée qu’on ne voit plus leurs parents. Ceux-ci sont ridiculement habillés avec des « laissés pour compte » des grands magasins. Pas un homme, pas une femme avec le costume national : il n’y en a plus, de costume national, et la moindre agglomération de paysans et de villageois dans le plus proche coin de la Normandie offre plus de pittoresque et plus de couleur locale. Quand je pense que les costumes des bandits que nous vîmes le jour suivant viennent de la « Belle Jardinière » ! J’en conserve une rage dont je ne puis me consoler que dans le souvenir du voyage merveilleux que nous fimes de Bastia à Ajaccio, à travers les terres. Cette île féconde et nullement cultivée, où la vue d’un champ de blé est si rare qu’on se demande où les Corses font pousser leur pain — ce à quoi on vous répond immédiatement qu’ils ne mangent que de la châtaigne — cette île est bien, à l’intérieur, la plus pittoresque qui soit. On y rencontre de temps à autre des bâtisses en ruines, des ponts croulants, des arcades qui s’effritent ; le tout est entouré d’une végétation sauvage et de bouts de maquis. Je vous signale tout particulièrement la région avant d’arriver à Corte. On dirait la Cour des comptes vingt ans après la guerre civile. À Corte, toute la population, en chapeau haut de forme, et ces dames en robe de soie noire, nous fit un gracieux accueil. Le curé affirma son dévouement à la République ; le maire, aussi.

M. Lockroy voulut au moins récompenser le maire, il lui attacha les palmes académiques à sa redingote. Le maire protesta en donnant ce détail qu’il les avait depuis quinze ans. Le ministre promit la rosette de l’instruction publique, mais oncques n’en voulut le maire.

On finit par s’entendre avec le Mérite agricole.

Nous avons quitté Corte en contemplant les travaux de fortification de la gare, qu’exigea récemment le génie, qui coulèrent 30,000 francs et dont on revend les matériaux aujourd’hui pour trois billets de cent francs. L’art de la guerre brûle tout le temps ce qu’il a adoré. Après le pont du Vecchio, qui est hardi, nous gravîmes en lacet les montagnes jusqu’à Vizzavona, qui pourrait faire la plus charmante station d’été de tout le bassin de la Méditerranée. Nous y avons rencontré surtout des bandits. On avait pris la précaution de les aligner à la sortie de la gare, et nous fûmes reçus avec force pétarades. Ils avaient de grandes barbes blanches et les yeux doux, un tas de poignards et de pistolets à la ceinture, un fusil de chasse dans les mains. Ils étaient vêtus d’un complet de velours marron, et leurs bottes étaient convenablement cirées. Sur leur tête pendait crânement le bonnet noir phrygien. Ils étaient commandés par Bellacoscia, qui a tant de vrais crimes sur la conscience et à cause duquel tant d’honnêtes gendarmes ne voient plus la lumière du soleil. Tout notre monde officiel n’eut pas plutôt aperçu ce groupe de bandits qu’il se jeta dessus. J’assistai à une effusion qui sera le plus beau jour de ma vie. Le trouble que j’en ressentis ne me permet pas de m’exprimer autrement.

Emmanuel Arène, en habit, la poitrine barrée de tricolore, serra sur son cœur et embrassa sur les joues l’illustre bandit.

M. Lockroy s’avança, lui tendit largement la main, serra longuement la sienne, agita à plusieurs reprises la tête, exprimant ainsi une admiration qui, officiellement, devait rester muette.

Le chef de cabinet Ignace prenait des instantanés de brigands avec une hâte fébrile. Le général Brunet faisait fonctions de gardien de la paix, refoulant les curieux à seule fin que le général Delambre dessinât plus facilement ce héros national.

Le commissaire spécial lui apporta une boîte de cigares. M. Lockroy ne daigna point adresser la parole au capitaine qui avait osé arrêter cet homme…

Tout le monde comprit ! Le malheureux aussi. Il gémit : « Ma carrière est brisée ! » Bellacoscia s’éloigna d’un pas naturel, sans forfanterie, le fusil en bandoulière, fumant le cigare du commissaire spécial, une main appuyée au poignard à manche d’ivoire que lui donna jadis Edmond About en lui recommandant de « ne pas le laisser dans la plaie », et regardant à la montre merveilleuse que lui donna le roi de Saxe s’il n’était point l’heure du déjeuner.

Je l’arrêtai un instant :

— Pardon, lui fis-je. Tous ces bandits qui sont avec vous, ce sont de vrais bandits ?

— Eh non ! me répondit-il en haussant les épaules : ce sont de la fripouille.

Nous arrivâmes quatre heures plus tard à Ajaccio, continuant notre route à travers les montagnes, qui sont plus vertes et riantes sur ce versant. Quelques maisonnettes s’apercevaient sur des pics élevés. Un homme politique me les montra en me disant :

— Ce devrait être défendu d’habiter si haut que ça : si vous saviez ce que c’est fatigant pour les tournées électorales !

Ajaccio est coquette et jolie, aimablement parée de palmiers et ceinturée d’eucalyptus. Tout le monde était dehors pour voir Lockroy et Emmanouele ! On a beaucoup crié : « Vive Lockroy ! » et « Vive Emmanouele ! » On a crié aussi : « Vive l’empereur ! »

On n’a le temps de rien voir dans ce mirifique voyage, et, dès la première heure, le lendemain qui est aujourd’hui, on mettait le cap sur Bonifacio. Cela, par exemple, c’est joli ! Voir un coucher de soleil entre la Sardaigne et la Corse ; voir l’astre éclairer de ses rayons obliques les hautes falaises qui s’avancent en éperons sur la mer et les peindre de rose ; voir l’archipel des petites îles flamber comme des phares, puis s’éteindre peu à peu pour n’être plus que de larges gouttes de sang écarlate sur les eaux, et voir Bonifacio sur son rocher, dressant, dans l’azur qui se pique déjà d’étoiles, ses hautes masures toutes blanches, éclatantes comme des marbres, et ses murailles crénelées, et ses vieilles tours génoises, des murailles des premiers temps de l’histoire, comme on en voit dans les paysages de Judée, comme celles qui s’écroulèrent au son des trompettes sacrées !

Bonifacio nous ouvre les portes de l’Orient. À part cela, on y créera un poste de torpilleurs pour gêner la Maddalena.

Dans la nuit, nous avons enfin abouti à Porto-Vecchio. La rade y est fort commode, et comparable, en petit, à celle de Brest. Santamanza est définitivement sacrifié, et c’est bien à Porto-Vecchio que nous créerons un refuge, une sorte d’auberge fortifiée pour notre flotte. Il y aura une digue, bien entendu. Il y en aura même deux.

Demain matin, nous partons pour Bizerte. C’est effrayant ! La suite du ministre est exténuée ; tout le monde est malade. Ces messieurs du cabinet sont verdâtres et disparaissent des heures dans des coins. Nous abandonnons à toutes les étapes quelque malheureux qui n’en peut plus.

Quant à M. Lockroy, toujours souriant et le teint admirablement frais, il passe parmi nos misères, fumant son éternel cigare et roulant son gant blanc autour de son index.


Porto-Vecchio, 11 octobre 1898.