Sur mon chemin/Livre II/Article 3

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Ernest Flammarion (p. 96-102).

À TRAVERS LA TUNISIE


Il faisait grand soleil quand notre steamer entra dans le chenal de Bizerte et nous fûmes tout surpris, après avoir mis le pied sur cette vieille terre punique, de nous retrouver dans la banlieue de Paris. De grandes bâtisses blanches chapeautées de tuiles roses se dressaient par groupes ou isolément, au coin de rues en formation qui ne sont encore que des routes. Voici le café de la Gare et le caté de la Poste, avec les mêmes enseignes, les mêmes tables de marbre, le même comptoir, la même banalité… Oui, ce sera une ville banale et laide, mais ce sera une ville. Elle sort de terre depuis un an. Dans six mois, elle bouchera l’horizon, cachant la vieille cité pittoresque attachée, là-bas, au flanc de la colline. Nous aurons déshonoré le paysage, mais nous aurons prouvé que nous sommes des colons. Ceux d’ici sont français.

Après déjeuner, le ministre et sa suite ont quitté « Pantin » et pris le train pour arriver bientôt à la station de la défense mobile.

Une nuée de torpilleurs (nous sommes la nation qui a le plus de torpilleurs) était là pour nous prouver que Bizerte n’avait rien à redouter d’une attaque. Quand les travaux de fortification seront achevés et munis des quarante pièces de gros calibre qui leur sont nécessaires, la défense mobile pourra être réduite.

Je ne vous parlerai point de cette rade merveilleuse, de ces lacs qui pourraient contenir toutes les flottes de l’univers : vingt articles vous les ont fait connaître. Qu’il vous suffise de savoir que l’on travaille ferme à l’arsenal, que la digue intérieure est presque achevée, que les dragages continuent, qu’une autre digue va barrer l’entrée du port et que d’autres villes encore s’édifient autour des lacs.

C’est ainsi que nous avons pu visiter Ferryville, qui n’était qu’un désert il y a un an. Nous y fûmes dans de vieux fiacres escortés par des Arabes aux longs burnous, qui bondissaient parmi les lauriers-roses et les figuiers de Barbarie, s’agitant beaucoup sur leurs petits chevaux, dont la folle chevelure était teinte au henné. Nous croisâmes une caravane de chameaux et d’Arabes loqueteux poussant des ânes, et, quand M. Lockroy se fut décidé à ajouter à la couleur locale en arborant le casque blanc de l’explorateur, je m’avouai que j’avais enfin retrouvé cette Afrique que j’ai tant aimée, il y a dix ans, à l’ombre de la rue du Caire et de la tour Eiffel.

À la nuit noire, nous étions à Tunis. La ville s’illumina de lanternes et de feux de Bengale. Mais que fut cette lumière de foire à côté de la fête que nous donna le soleil le lendemain matin ? Ce fut d’abord sur la place de la Résidence. Le ministre de la marine, entouré des généraux et des états majors, assista, sous les palmiers, à la rentrée des troupes, qui venaient des manœuvres.

Elles défilèrent avec une élasticité sans égale ; la musique endiablée du 4e zouaves leur jetait l’air de Sambre-et-Meuse en même temps qu’une énergie nouvelle ; et nous vîmes ainsi passer, comme s’ils étaient déjà lancés vers quelque assaut farouche, ces têtes de démons. Des indigènes drapés à l’antique, des Arabes beaux comme des dieux d’Éthiopie regardaient couler sous eux le flot des régiments entre la double rive des palmes. Nos soldats avaient dans les jambes les fatigues des manœuvres et 20 kilomètres accomplis le matin même, sous le soleil torride. Ils étaient couverts de poussière, et la sueur coulait des fronts sales. Riants et superbes, les yeux de flamme, le col dégagé, nos turcos et nos zouaves défilèrent. Puis ce furent les « bat’ d’Af » les zéphyrs, au son de la Marche du père Dugeaud.

Nous suivîmes le cortège officiel, qui, dans les landaus, parcourut les rues et fit son entrée dans la kasba. M. Lockroy et le résident, M. Millet, allaient rendre visite au bey. Des juives grasses et molles, tout habillées de blanc et coiffées de hauts bonnets pointus et moyenageux, se penchaient sur les balcons et nous souriaient amicalement. Des Françaises gracieuses et bien parisiennes agitaient leurs mouchoirs sur les terrasses. Des groupes de Mauresques, accoudées, tournaient vers nous leurs faces de mystère et d’ombre, le profil à peine dessiné sous le voile qui ne laisse passer que l’éclair du regard…

Mais nous franchissons la porte du palais, palais d’Orient, palais des Mille et une Nuits, accumulation fantastique d’incalculables richesses ! Eh bien, tout cela, c’est de la blague. Je les ai vus, les murs du palais, et les salles, et les couloirs, et les cours. On y a fait une grande dépense de chaux : tout y est blanchi à la chaux ; il n’y a même pas de tableaux sur les murs. Quant au grand salon d’apparat, au salon du Trône, où l’on nous a reçus, un directeur de province qui se respecte n’en voudrait pas pour jouer Trois Femmes pour un mari. Aussi le bey, qui en a tant, est-il impardonnable de les condamner à vivre dans un milieu où la pauvreté de la décoration le dispute au mauvais goût. Ce salon, entre autres, est tapissé entièrement de rouge sang de bœuf. Les corniches du plafond sont en or, je veux dire dorées. Ainsi pour les fauteuils, sans style, rouges et entourés de bois doré. Il y a une pendule dorée sous un globe, sur la cheminée. C’est à hurler ! On se croirait chez un roi nègre.

Il y a eu des présentations, comme vous pensez bien. Seulement, M. Lockroy ne sait pas l’arabe, et, comme le bey ne sait pas le français, tout s’est passé par interprète. Le bey semble un général turc quelconque. Il paraît plus vieux que M. Lockroy. Celui-ci s’est laissé passer au cou le grand cordon de l’Ahed. Tout de suite, ça lui a donné l’air d’avoir un costume comme tout le monde. En même temps que le cordon, on a donné à notre ministre une belle feuille de papier écolier sur laquelle il a commencé à lire :

Louange à Dieu seul !
Ceci est pour l’homme illustre dont le monde
entier loue les bienfaits…

M. Lockroy a mis le papier dans sa poche en rougissant. Coût de la cérémonie : 300 francs. Pas pour le bey.

On est allé ensuite prendre le frais sur les terrasses, puis dans les petites ruelles arabes, où M. Lockroy a marchandé un tapis pour mettre sur son piano. Il a fini par s’entendre avec Barbouchi, qui est un marchand illustre ici.

Le soir, M. Lockroy est allé à la Goulette pour s’occuper de ses canons. J’ai vu passer le train qui le ramenait à Tunis, ce pendant que j’attrapais un gros rhume dans les citernes de Carthage en évoquant, à l’heure du crépuscule, le souvenir de Matho et en songeant au Nicham, que je n’aurai jamais !

Tunis, 14 octobre 1891.

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