Sur mon chemin/Livre III/Article 4

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Ernest Flammarion (p. 186-191).

SOUS LA TOGE


Voici, au Palais, la danse de Saint-Guy annuelle qui commence. Vers l’époque où nous sommes, une agitation fébrile des robins émeut la placidité, trouble la dignité et interrompt l’ennui qui règnent de toute l’antiquité des murs féodaux et des salles Renaissance, dans la Maison de Justice. On s’agite. On s’agite. On a des entretiens mystérieux dans les coins les plus reculés de la galerie de Harlay ; on forme des groupes dans la galerie Marchande ; on se livre à de discrètes professions de foi dans des cercles d’amis, réunis comme par hasard, dans la grande salle des Pas-Perdus.

Car cette danse se danse toujours sur le même motif, celui des élections au conseil de l’Ordre. C’est un rythme connu et dont la phrase principale se développe ordinairement pour la plus grande gloire des libertés à conquérir et des réformes attendues. Et les chers maîtres se démènent comme de petits fols, trottinent au long des couloirs avec des allures rajeunies, des sourires de vieille qui veut encore plaire, des poignées de main qui sont comme l’échange rapide d’un geste convenu entre amants, des « bonjours » pleins de douceur et de caresse et des protestations soudaines, des déclarations d’amour pour les intérêts généraux de la Compagnie, au détriment des leurs qu’ils veulent oublier ; le tout accompagné de grands gestes où s’enveloppent les manches tournoyantes de la robe noire qui les fait ressembler à des Loïe Fuller en deuil.

C’est l’époque où les jeunes qui ont voix à l’élection sont abordés par leurs aînés qui voudraient la leur prendre et où ceux-ci commencent toujours par inviter à dîner ceux-là. C’est la période gastronomique au Palais. Il y a entre gens de robe un tel échange de politesses dînatoires, que ce serait bien le diable si tous les avocats qui le tirent par la queue, ceux qui attendent vainement la clientèle sous la grosse horloge, n’arrivaient pas à manger tous les jours. Aussi les pauvres bougres de la retape correctionnelle, les professionnels de la pièce de cent sous partagée avec le garde qui « allume », s’y emploient, ils ont plus de tenue, ce mois-là, que de coutume. On a besoin d’eux. On les invite. Ils donnent leur voix en échange du turbot sauce câpres et du caneton rouennaise, surtout si les pattes en ont été cuites au feu d’enfer.

Je parlais tout à l’heure du libéralisme des professions de foi chez ceux qui veulent franchir le seuil sacré du conseil de l’Ordre. Il en est du monde judiciaire comme du monde politique. On commence par être un révolutionnaire et on finit dans la peau d’un opportuniste. Ce privilège colossal, unique, qui a survécu à un monde disparu, à une civilisation morte, ce monstrueux pouvoir préhistorique de l’homme de loi, sitôt qu’il est inscrit sur les tablettes de la cour d’appel, n’a pas de plus cruel ennemi que le candidat au comité suprême du barreau ; quand il y est entré, il n’a point de plus solide défenseur. Avant le conseil, les réformes s’imposent. Après, elles ne se discutent même point.

Eh bien, si ! On les a discutées ! Une fois, qui n’est pas coutume, il y a quelques jours, et devant le conseil de l’Ordre. Ce que je dis là, qui n’a l’air de rien, est énorme, tellement énorme pour les initiés, que je m’attends à tous les démentis. Comment ! le conseil de l’Ordre a mis en discussion l’un des points quelconques de ses privilèges ? Mais oui, mon cher confrère. La chose fut tenue fort secrète, car elle était grave et destinée à remuer le Palais, à la veille des élections, Remuons-le.

Cette nouvelle apparaît d’autant plus invraisemblable qu’à la suite de l’initiative réformatrice prise par Me Moysen, lequel fit éditer, comme chacun sait, une brochure fort subversive sur le privilège des avocats, des pétitions avaient circulé au Palais et s’étaient vainement couvertes de signatures. Le conseil s’était déclaré tout à fait hostile à ces sortes de manifestations, qui faisaient rougir quelques-uns de ses membres et rugir les autres. Les pétitions avaient été repoussées. Et les réformes semblaient définitivement enterrées, à ce point qu’au Palais on n’en parlait plus que pour mémoire.

Il faut donc que l’on sache que l’initiative des couloirs ayant été repoussée, certains membres du conseil ont repris à leur compte les projets de réformes. Le conseil se vit acculé à la triste nécessité de nommer une commission chargée d’examiner les projets et de les présenter en séance. Les principaux membres de cette commission étaient, pour ne rien céler : MMes Pouilhet, Devin et Danet. Ce fut Me Danet qui fut chargé d’écrire le rapport. Il l’écrivit et le lut, pas plus tard que mardi dernier. Vous voyez que l’affaire est encore toute chaude. Le rapport n’avait retenu que deux réformes. C’était toujours cela. Au moins semblaient-elles avoir quelques chances de réussir. Vous allez voir ce que le conseil en a fait.

La première de ces importantes modifications aux us et coutumes de l’avocat devait permettre à celui-ci de se présenter sans pouvoir devant les justices de paix et les tribunaux de commerce. La robe, comme devant le tribunal civil et la cour, devait lui suffire. C’était une grave atteinte aux privilèges de l’agréé parisien. L’avocat n’avait plus besoin, pour plaider devant la Thémis commerciale, de son client à ses côtés. Cette proposition a été repoussée par douze voix contre six. Il y avait, en effet, dix-huit votants, trois membres du conseil étant absents, dont Me Waldeek-Rousseau, qui recevait alors le président de la République à l’école Braille. Je vais donner la liste de ceux qui furent pour la réforme. Elle pourra guider certains votes dans les prochaines élections. Ont voté pour : Mes Tezenas, Danet, Pouilhet, Devin, Thiebelin, Dufraisse. Tous les autres repoussèrent la proposition avec des cris d’horreur. Remarquons en passant que Me Devin passait, jusqu’à ce jour, pour un réactionnaire, et qu’il y a deux ans, Me Ployer fut élu en qualité de libertaire. Comme on est trompé, mon Dieu !

La seconde réforme proposée intéresse à la fois les clients et les avocats. On sait qu’à cette heure l’avocat n’a pas le droit de parler d’honoraires, qu’il a encore moins le droit d’en réclamer, aussi bien de vive voix que par lettre. Me Danet estimait que cette vieille hypocrisie avait fait son temps et que la permission devait être donnée à tous de déclarer sans fausse honte qu’ils entendaient être payés de la veuve et de l’orphelin quand ils avaient à en défendre les intérêts. Bref, la commission était d’avis qu’il n’était point déshonorant pour un membre du barreau de réclamer par lettre ce qui lui est dû. À l’exposé d’une telle abomination, une tempête se déchaîna au sein du conseil de l’Ordre. Les propos les plus agressifs furent échangés. Me Du Buit entra dans une sainte colère. Me Cresson faillit entrer, lui, en pamoison. Heureusement que Léon, l’huissier du conseil, vint immédiatement lui apporter le secours d’une boisson glacée !… « Coco ! » murmurait, d’une voix expirante, Me Falateuf. « Coco ! ». Léon, désespéré, expliquait à l’ex-bâtonnier qu’il ne pouvait lui servir le coco traditionnel, car le coco était en retard, comme la saison. Finalement, pour éviter des malheurs, on renvoya la seconde réforme aux calendes hellènes. Et Me Du Buit, qui fut le plus acharné contre les novateurs, jura bien qu’elle n’en reviendrait jamais.

Les chers maîtres continueront donc à écrire à leurs chers clients : « Je vous attends, mardi, à mon cabinet. Apportez les pièces. » Et le client, après s’être demandé à quelles pièces il peut bien être fait allusion, puisqu’il les a données toutes, continuera à finir par comprendre qu’il s’agit de celles de cent sous.