Sur mon chemin/Livre III/Article 5

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Ernest Flammarion (p. 192-199).

LES CONSERVES M. H.
en police correctionnelle


M. Person est fabricant de comestibles. C’est un fabricant en gros. Le nombre de boîtes de conserves, pâtés de gibier, de foies gras, de lièvre, de dindon, de canard, de faisan et même de chevreuil qu’il a lancées dans la circulation parisienne est incalculable. Et, tout cela, il le fabrique. De la sorte, si ses clients savent rarement ce qu’ils achètent, lui, il n’ignore jamais ce qu’il vend. « Spécialités alimentaires ». L’usine fonctionne au 87 de la rue de la Glacière et est renommée chez les petits commerçants du quartier, qui ne manquent point d’y venir faire leurs provisions. Cette renommée s’étend à la province et M. Person fournit les meilleures maisons d’Aix-en-Provence.

Ce qui a fait la fortune de la maison, depuis bientôt huit années que M. Person l’a prise à son compte, ce n’est point que la chair de canard, de lièvre ou de chevreuil y ait un fumet spécial de chevreuil, de lièvre ou de canard ; mais c’est qu’elle y a un petit goût de je ne sais quoi de cheval qui la rend tout à fait plaisante au palais. Les conserves, qui pourraient être jugées un peu avancées si elles sortaient d’une autre maison, ont, par cela même qu’elles viennent de chez M. Person, un air de marinade auquel on ne résiste pas. Mais j’aime mieux vous dire tout de suite, afin que vous en usiez à l’avenir si le cœur vous en dit, quelle est la recette gastronomique de M. Person. Elle nécessite un certain tour de main et demande quelque apprentissage.

Car il n’est point difficile de faire du pâté d’oie avec de l’oie ou du pâté de lièvre avec du lièvre, et celà est à la portée du premier profane qui a un lièvre ou une oie ; mais là où gît la difficulté, c’est de fabriquer des conserves d’oie ou de lièvre avec uniquement de la viande de cheval. M. Person — tel Ésope, partant de ce principe que la meilleure des choses est la langue et ne servant à son maître que des plats à la langue — M. Person, dis-je, part de cet autre principe que la meilleure des viandes est la viande de cheval, et ne sert à ses clients que des conserves à la viande de cheval.

La sauce, ou plutôt l’accommodement, n’est point toujours le même, et M. Person, tenant compte de l’entêtement culinaire dans lequel vivent la plupart de ses contemporains, n’a pas abordé de front le problème de la cuisine hippophagique. Les uns aiment l’oie ? Qu’à cela ne tienne ! Ils trouveront, rue de la Glacière, des boîtes d’une structure agréable à l’œil et couvertes de dessins appétissants, où une oie grasse promettra la rotondité de ses formes dénudées de plumage ! Ceux-là préfèrent le chevreuil ? Un croquis leur exhibera un chevreuil expirant sous les coups du chasseur. Et c’est toujours du cheval ! Ce résultat prodigieux est acquis au prix des études chimico-culinaires les plus ardues et les plus variées, dont le rhum, le kirsch, le vinaigre, et quelquefois le saucisson et des épices à l’emporte-bouche font ordinairement les frais. Le tout est de savoir s’y prendre et de ne point mettre de kirsch là où le rhum s’impose. Il faut la grande expérience de M. Person — huit ans de conserves sur tous les comptoirs de Paris — pour arriver à un résultat qui contente, à la fois, les plus affamés et les plus délicats… jusqu’au jour, qui date d’hier, où un inspecteur sanitaire de la ville de Paris, qui ne partage pas le goût de M. Person pour la cuisine de cheval, s’aperçoit que le canard qu’il déguste n’est autre chose qu’un reste d’abatis de canasson et que son volatile s’est engraissé (?) dans les écuries de l’Urbaine.

Alors les justes lois que rien n’arrête pénètrent les mystères des boîtes de conserves, et il y a de la prison dans l’air de la huitième chambre correctionnelle.

— Avancez, monsieur Person.

M. Person s’avance, le front serein et de l’allure d’un homme qui n’a rien à se reprocher, ayant travaillé toute sa vie au bonheur de ses concitoyens.

— Vous vendiez de la viande de cheval ? de la mauvaise viande de cheval ! ajoute presque rageusement le président qui, dès l’abord, prend une attitude déplorable vis-à-vis de la cuisine hippophagique. Et cette viande de cheval, vous la disiez d’oie ou de dindon ou de chevreuil. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

— Mais que voulez-vous que je dise, monsieur le président, je ne croyais point mal faire. Voilà huit ans que j’exerce honorablement mon métier dans la partie que j’ai choisie, et mon prédécesseur n’agissait point autrement que moi.

L’inculpé regarde le président avec une stupéfaction visible et semble se demander comment un homme aussi intelligent que le président de la huitième chambre a encore des illusions sur le commerce des boîtes de conserve.

Il répète :

— Je ne croyais pas mal faire, attendu que tous ceux qui préparent des viandes le font de la sorte.

Et il ajoute avec force :

— Il en est ainsi dans toutes les charcuteries et dans toutes les salaisons.

Le président considère les assesseurs d’une mine navrée et semble les prendre à témoin qu’il ne mangera plus que des œufs à la coque.

— Mais vous empoisonnez vos malheureux clients !

— Si je les empoisonnais, il y aurait beau temps qu’ils m’eussent lâché, depuis huit ans !

— Mais vous les trompez abominablement !

— Mais non, monsieur le président, le client sait !

Le président est furieux de tant de cynisme et de mauvaise foi. Il puise, dans son dossier, des étiquettes d’un dessin et d’une couleur variés.

— Il ne sait rien, le client ! Je lis vos étiquettes et j’y relève ces mots : « Ô fin gourmet ! Ouvrez délicatement la boîte une heure seulement avant de vous en servir. Évitez la chaleur et l’humidité. Gare à l’humidité !… Terrine des gourmets… Mettez au frais ! » et autres recommandations qui ne sauraient être de mise pour de la viande de cheval. Non seulement vous les trompez, vos clients, mais encore vous vous payez leur tête…

— Monsieur le président, vous n’avez point lu avec soin mes étiquettes, sans quoi vous eussiez certainement remarqué ces deux lettres : M. H.

Le président découvre, en effet, deux petites lettres, deux petites naines de lettres qui ne sauraient passer inaperçues, pour peu que l’on examine les boîtes de conserve à la loupe.

— Que veulent dire M. H. ? demande le président intrigué.

Ici, M. Person prend son temps et laisse tomber ces mots qui médusent le tribunal :

— Il faut y mettre de la mauvaise volonté pour ne pas comprendre que M. H. signifient « Mélange hippophagique ! »

— Mais, alors, c’est un rébus que vos étiquettes ! s’écrie le président, quand il a recouvré l’usage de la parole. M. H., mélange hippophagique ! mais ça peut aussi bien vouloir dire Médaille d’honneur ! Je crois même que c’est bien là la signification qu’il faut donner à ces lettres. Sur les étiquettes, en effet, je relève des petits ronds qui ressemblent à des médailles, des dessins de pièces et d’effigies de souverains. Vous avez été médaillé dans les concours, dans les expositions ? »

M. Person, modeste :

— Non, monsieur le président. Ces dessins sont sans importance et destinés uniquement à donner plus d’œil à la marque de la maison. Mais, M. H. signifient : « Mélange hippophagique. »

Un avocat :

— Ça peut aussi vouloir dire : Marcel Habert !

On se roule. Les inspecteurs sanitaires défilent. Ils expliquent les recettes de M. Person, et donnent de précieux détails : « Le pâté de lièvre se fait avec de la viande de cheval, beaucoup de sang et de rhum. Le pâté de foie gras, avec de la viande de cheval et du kirsch. Le pâté de canard avec de la viande de cheval et beaucoup de persil et de cerfeuil » ; etc., etc.

Ils ont saisi, ouvert, examiné une boîte de conserves de chaque espèce de produit. Leur déposition n’est nullement favorable au prévenu, auquel ils reprochent d’user de viande avariée…

— Si encore ça avait été du bon cheval ! dit l’un d’eux.

— Oui, renchérit le président, c’était du cheval de fiacre !

— Messieurs, réplique avec dignité le prévenu, les chevaux sont visités !

Un inspecteur ajoute :

— J’ai même trouvé chez M. Person du flambard. Oui, messieurs, il se servait de flambard !

Le président se fait expliquer ce que c’est que du flambard.

Le substitut du procureur se lève et lit cette définition, puisée dans le Larousse :

« Saindoux provenant de la cuisson des viandes des charcutiers ; graisse que le charcutier recueille à la surface de l’eau dans laquelle il fait cuire la viande de porc. »

Le président est arrivé au bout de ses stupéfactions. Il les résume toutes par ces paroles menaçantes :

— Ah ! vous usiez de flambard !

Le flambard ne portera pas bonheur au spécialiste alimentaire, et le tribunal, après une délibération nullement orageuse, condamne M. Person non seulement à cinquante affichages du jugement, à sa publication dans le Petit Journal et dans le Petit Parisien, non seulement à une amende de cent francs, mais encore à huit mois de prison.

Un mois par année de commerce de conserves alimentaires.