Sur mon chemin/Livre IV/Article 2

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Ernest Flammarion (p. 252-258).

UNE CONVERSATION AVEC M. DESCHANEL


Je dîne quelquefois en ville. Dînant quelquefois en ville, j’ai eu l’honneur de rencontrer M. le président de la Chambre qui, lui, y dîne fort souvent. C’est une des charges de la présidence, et non la moins lourde.

Se trouver, par hasard, à la même table que M. Deschanel, pour un convive ordinaire, c’est une bonne fortune ; pour un journaliste, c’est… oh ! je ne dirai pas une interview. Le mot qui nous vient d’outre-Manche est horrible, surtout avec le sens étroit, ridicule et mesquin qu’on y attache chez nous. Qui dit interview dit coup de sonnette chez un monsieur auquel vous demandez, sans crier gare, son opinion sur la lune, et qui vous la donne. Dieu ! que l’interview est une chose que je hais ! J’aime la conversation. Elle vient à qui sait attendre, à l’heure qu’il ne l’attend point. J’allais avoir une conversation avec M. Deschanel et déjà pendant le repas, qui me parut long, j’en savourais à l’avance tout le charme. Dès le dessert, je redoutais presque qu’elle m’échappât, car les conversations que M. Deschanel pouvait avoir avec d’autres ne comptaient point pour moi. Au salon, entre deux mignonnes tasses de café servies par les plus jolis doigts du monde, je crus la tenir ; mais ces dames me la ravirent avec une énergie que j’aurais dû prévoir. Je la traquai jusque dans le fumoir, et, sur le bord d’un canapé, je la tins captive, bien à moi, dans la fumée d’un cigare, le mien, puisque M. Deschanel ne fume pas.

Le jour où M. Deschanel fut élu président de la Chambre, il y a bientôt deux ans de cela, j’étais au Palais-Bourbon. J’entends encore la tempête qu’il domina. Pour la première fois qu’il se dressait sur la dunette, c’était un jour d’orage ; les « quarts » qu’il avait montés, comme vice-président, aux heures d’accalmie et de séance étale, ne pouvaient guère servir à son expérience, et, je l’avoue, je désespérais presque du capitaine. Il me paraissait trop frêle, trop mince, quasi chétif en son élégance, avec de délicats poignets de femme, pour conduire le rude bâtiment. Habitués que nous étions aux carrures, aux larges épaules, aux membres lourds et épais, aux faces énergiques des vieux loups parlementaires, nous eûmes — quelques amis et moi — un sourire de bienveillante ironie pour ce jeune homme. Voilà pourtant plus d’un an et demi qu’il navigue, avec un certain art.

Je ne lui cachai point mon étonnement de la première heure, et comme je le lui rappelais en analysant mes sensations d’alors, je lui demandai de vouloir bien me communiquer les siennes.

— Mon Dieu ! me dit-il, tout « mon secret », celui que vous me demandez, est dans l’unique souci d’une sincère impartialité, sans nulle arrière-pensée. D’ailleurs, les orages, le tumulte des assemblées me produisent un effet singulier ; ils refroidissent mon sang dans mes veines. Plus l’Assemblée devient houleuse, et plus je me sens…, je ne dirai pas calme, mais en possession de moi-même.

— À votre banc de député, éprouviez-vous la même sensation ?

— Oh ! pas du tout ! J’étais souvent pris, moi aussi, par les courants ambiants. Au fauteuil, un homme est tout autre. Il le faut bien ! Le sentiment de la responsabilité change tout.

— Et à la tribune ?

— À la tribune, c’était autre chose encore : je me rappelle que lorsque j’y parlai pour la première fois, j’éprouvai une sensation de distance incommensurable entre la tribune et l’auditoire. Je crus d’abord que cette distance, je ne la franchirais jamais !

« Vous compariez tout à l’heure le bâtiment parlementaire à un navire. Oui, c’est en effet un gros navire ; mais — ne vous y trompez pas — il suffit, pour faire virer cette lourde et puissante machine, de très peu de chose, du mouvement d’une aiguille sur un cadran. Cette machine pesante et compliquée a la sensibilité d’une balance d’orfèvre, et il suffit parfois d’une syllabe ou d’un geste pour faire chavirer tout !

— Ne pensez-vous pas, monsieur le président, qu’il est plus facile d’être un président de combat ? Car, enfin, l’impartialité ne risque-t-elle pas de faire des mécontents des deux côtés ? À gauche, on vous criera que vous êtes l’élu des chouans, et, à droite, que vous ménagez les révolutionnaires.

— La Chambre vient de répondre à cela. Mais ce qui est vrai et ce que j’avais l’honneur de lui dire l’autre jour, c’est que c’est parfois quand on fait le plus grand effort d’impartialité — et cet effort se réalise dans les moments les plus difficiles et les plus troublés — c’est à ce moment qu’on est le plus attaqué. Le sentiment du devoir accompli vous console aisément de ces attaques, bien excusables d’ailleurs, dans le feu de l’action, et que mes collègues sont souvent les premiers à regretter une fois le calme revenu.

— Et les rigueurs du règlement ?…

— Oh ! les rigueurs du règlement !… J’ai horreur de toucher au règlement ! Cela m’arrive le moins possible, et toujours à mon corps défendant ! D’ailleurs, je suis un peu désarmé. Qu’est-ce que le rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal ? Autrefois, il comportait une amende. Depuis quinze ans, cette sanction a été supprimée. La coutume en est établie, et il ne faut pas trop s’en plaindre, si l’on songe que l’amende ne frappait pas seulement le représentant du peuple, mais aussi, dans bien des cas, la famille, le budget du ménage.

— Mais alors ?

— Alors… il y a la censure, que la Chambre seule peut appliquer ; mais elle ne se soucie pas de le faire quand il s’agit uniquement d’assurer l’ordre. Il ne reste donc au président que son crédit moral, la confiance de ses collègues…

M. Deschanel se tait. Je le regarde. Mais son sourire ne me répond point. Mon regard demande si le crédit moral du président et la confiance de ses collègues remplacent toujours l’amende absente que l’on n’applique plus et la censure qu’on ne demande pas…

M. Deschanel laisse tomber ces paroles entre deux bouffées de mon cigare :

— Il y a des jours où la Chambre devrait comprendre que je ne puis rien sans elle.

Là-dessus nous revenons au leit-motiv, à l’impartialité du président et à l’éclectisme nécessaire qui lui ordonne, à la Chambre, de faire taire les exaltés de tous les partis pour les réunir, ensuite, à sa table.

— Car vous recevez, à votre table, socialistes et monarchistes ?

— Oui, comme le « speaker » de la Chambre des communes. Il invite, lui, successivement, tous ses collègues par ordre alphabétique. Ce speaker comprend son devoir de président, et personne, chez nos voisins, ne s’en étonne ; personne ne s’en est scandalisé, même au temps des luttes les plus ardentes du parnellisme, parce qu’ils ont les véritables mœurs parlementaires. Je voudrais, en ce qui me concerne, les acclimater définitivement en France, et qu’il fût bien entendu que le Palais de la présidence est ouvert à la représentation nationale tout entière. Ce n’est pas tout. Je veux, en faire aussi, vous le savez — et cela de plus en plus, dans le bon sens du mot — l’« accueillante » maison du peuple !

Comme on le voit, M. Deschanel a de nobles et justes ambitions. Pour atteindre son but, il ne ménage point ses efforts et ne craint pas la fatigue.

M. Deschanel se lève et me dit à l’oreille :

— Savez-vous ce qu’il y a de plus fatigant, pour un président de la Chambre ? Ce n’est ni les cris des socialistes, ni les protestations de la Droite, ni le silence du Centre, ni l’exercice du coupe-papier ou le maniement de la sonnette, ni les pires tumultes : c’est le dîner en ville ! Au début de ma présidence, j’ai mis le frac et la cravate blanche, tous les soirs, pendant quatre mois de suite !… Et impossible d’échapper ! C’est l’engrenage ! Je sais bien qu’il en est de charmants et que je ne regrette point ; celui de ce soir, par exemple…

— Qui sait ? Vous le regretterez peut-être, fis-je à M. Deschanel un peu surpris.

Et comme il avait la bonté de m’en demander la raison, j’eus la naïveté de la lui dire. Je lui fis comprendre… qu’il se pourrait… qu’avec une conversation comme celle que nous venions d’avoir… moi, journaliste…

— Ah ! je vous le défends bien ! Promettez-moi !… s’écria M. Deschanel.

— Oh ! oh ! Promesse de discrétion pour un journaliste !

Mais rappelez-vous, monsieur Deschanel, que nous rentrâmes au salon et que je ne vous ai rien promis.