Sur mon chemin/Livre IV/Article 3

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Ernest Flammarion (p. 259-264).

AU « BOUL’ MICH’ »


Il apparaît que les jeunes d’aujourd’hui ont un grand sens pratique. Je parle ici de la génération écolière qui passe au quartier Latin depuis dix ans.

J’en fus. Je fréquentais encore, il y a cinq ans, au « boul’ Mich’ ». Je parle de choses que j’ai vues et que je n’ai pas eu le temps d’oublier. Quand j’arrivai au quartier, du fond de ma province, je croyais bien toucher à la terre promise de la fantaisie et de la rigolade. Et j’avais le caractère ainsi fait que cela ne me déplaisait point outre mesure.

Mais, las ! que fut grande ma désillusion ! Je tombai dans un milieu de gens fort sérieux et très sages. Les uns allaient au cours, et les autres, au café ; mais, qu’ils allassent au café ou au cours, ils étaient toujours fort sérieux et très sages. À des heures ponctuelles, ils franchissaient le seuil des Écoles ou le seuil des brasseries. Ils avaient leurs coins préférés, que chacun respectait. Et c’était toujours du même endroit qu’ils assistaient aux accès de laryngite de M. Garsonnet ou qu’ils fumaient leurs pipes. Ces pipes étaient en terre blanche, qu’ils culottaient, et, quand ils s’en allaient, ils les laissaient suspendues à des sortes de râteliers, tels les habitués du café du Commerce, dans un chef-lieu de canton.

Je vis bientôt que tout le quartier Latin se conduisait de la sorte et qu’il ne me fallait faire d’exception que pour quelques étudiants en médecine, pour quelques internes incorrigibles qui se livraient, dans les hôpitaux, à des facéties dont ils étaient universellement blâmés.

Cette ligne de conduite était générale. Elle se retrouvait partout, même dans les choses de l’amour. Ces messieurs étaient, pour la plupart, en ménage et déjà montraient toutes les qualités qui sont l’apanage des époux fidèles. Ils faisaient l’apprentissage des vertus domestiques. On abordait les dames de ces messieurs en leur donnant non point leurs noms de baptême, ce qui eût semblé trop familier, mais le nom de leurs amants. On demandait à l’ami rencontré des nouvelles de la santé de Mme X… Et vous appreniez que Mme X… avait attrapé un gros rhume, dans la nuit, en sortant de chez Beauvy.

De temps en temps, une manifestation venait troubler le train-train de la vie écolière. Mais elle était toujours anodine et peu compromettante. Les professeurs eux-mêmes ne s’y trompaient point et ne se fâchaient guère. Je sais bien qu’on peut me répliquer par ce que l’on a appelé les « troubles du quartier Latin ». Tous ceux qui ont franchi à cette époque le pont Saint-Michel, et qui ont vu brûler les omnibus, vous répondront que les étudiants n’y étaient pour rien, ce dont, du reste, il leur faut faire honneur.

Enfin, dans les dernières déambulations de ces jeunes gens par les rues, il n’y avait point grand risque à courir, puisqu’ils criaient : « Zola ! » avec quasi tout le monde, et « Vive l’armée ! » avec l’armée.

Au surplus, c’est dans ces petites manifestations que l’on retrouve encore ce sens du pratique dont je parlais tout à l’heure, cet esprit d’organisation et d’administration qui fera plus tard de l’immense majorité de ces écoliers d’excellents fonctionnaires et d’irréprochables officiers ministériels. Elles étaient toujours réglées comme papier à musique, avaient leur chef, leurs sous-chefs, leur comité et leur siège social, qui était ordinairement le café de la Source. Ils savaient mettre de l’ordre dans le désordre.

Le bruit qui m’est venu hier me prouve que cet esprit administratif n’a fait que croître et embellir et qu’ils ont poussé jusqu’au fin du fin l’art de l’organisation.

Il s’agit de la cavalcade de la mi-carême et du recrutement des petites grues qui doivent parader sur les chars. Les engagements se sont faits de la façon suivante : Ces dames viennent au comité et donnent cent sous, qui leur seront rendus après les fêtes ; moyennant quoi, on leur distribuera un costume. Mais comment les reconnaître au moment de la distribution des oripeaux ? C’est ici que la chose devient ingénieuse. Quelques étudiants sont préposés au timbrage. On timbre ces dames sur la peau. Il paraît que ce n’est pas toujours celle des bras. Ça, c’est leur affaire, et je n’aurais garde de les en blâmer. M. Bérenger est là pour un coup.

Mais, comme on le voit, qu’ils manifestent de la joie ou de la colère, ils ne perdent jamais le nord.

Un événement qui a eu une influence colossale au quartier Latin et qui a contribué plus que tout autre chose à faire de ces jeunes esprits des amis de l’ordre, de la pondération, de la modération, du règlement et de la hiérarchie, c’est la fondation de l’A.

L’A. G. D. E. (pour les profanes, l’Association générale des étudiants) fut tout de suite une vaste machine, admirablement administrée, partagée en petites cases, avec des bureaux, des divisions, des sections, des comités. Ces sections se réunissaient dans ces bureaux et adressaient des pétitions à ces comités. C’était beau comme tout. On pouvait déjà se croire quelqu’un pour peu que l’on fût le secrétaire, ou le trésorier, ou le vice-président de l’une de ces sections. Quand on atteignait la présidence, on pouvait s’estimer un personnage. On en était un. Puis l’on faisait partie du comité suprême. Puis on pouvait en être le président. Alors, oh ! alors ! le président de l’A !… C’était et c’est un personnage avec lequel compte cet autre président, celui de la République.

On avait déjà un avant-goût des joies qui accueillent tout bon citoyen chaque fois qu’il franchit un degré de plus de la hiérarchie sociale. Dans ces petites luttes pour ces petits honneurs, on se rendait compte des difficultés que l’on aurait à rencontrer plus tard, dans d’autres batailles, plus sérieuses, au bout desquelles sont des honneurs plus durables. On intriguait déjà. Mais on apprenait à aimer cette lutte, ces intrigues, ces honneurs. On était déjà férocement, platement, bassement ambitieux. On aspirait de toutes ses forces à être au-dessus des autres par la place que l’on devait occuper dans les assemblées et par le siège qui vous y était réservé.

Tous ces jeunes gens reçurent là une éducation inappréciable au point de vue spécial du régime actuel et de notre société telle qu’elle est constituée. Ils ont appris à en aimer le cadre et le mécanisme, et ils ont songé, dès leurs plus tendres études, à la place qu’ils occuperont dans ce cadre et au rouage qu’ils seront dans ce mécanisme.

Il ne faut point qu’on le leur change. Ils n’admettront pas qu’on le leur modifie. Ce n’est pas un mauvais esprit d’indépendance, de liberté, de progrès qui leur fera lâcher la proie pour l’ombre. Il savent ce qu’ils auront, et cela leur suffit. Ils ne commettront point la sottise d’aller à la découverte. La troisième République peut dormir sur ses deux oreilles. Ce ne sont point ses fils qui lui chanteront pouille. Ils entreront tranquillement dans les carrières quand leurs aînés n’y seront plus.