Suzanne Normis/26

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(pseudonyme d’Alice Marie Céleste Durand)
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 176-184).
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XXVI


— Je vous attendais, me dit celui-ci. Je vous aurais fait prévenir si vous n’étiez pas venu.

— Que se passe-t-il donc ?

M. de Lincy est très-fort ! oh ! il est très-fort ! Il s’est informé de la manière dont sont placés les capitaux de madame de Lincy.

— Eh bien ! ne sont-ils pas inaliénables ?

— Sans doute… et c’est bien cela qui l’irrite… J’ai appris, continua-t-il, que votre santé s’est raffermie ; vous sentez-vous en état de recevoir une violente commotion ?

— Il le faut bien, dis-je ; d’ailleurs, après ce que j’ai appris ces jours derniers… Qu’y a-t-il ?

Le notaire fouilla dans un tiroir de son coffre-fort, en tira une simple copie de lettre, et je lus ce qui suit :


« Mon cher persécuteur,

« En réponse à votre dernière lettre, je me vois forcé de vous révéler le véritable état des choses. Malgré les belles apparences, Lincy était fort hypothéqué, vous le savez mieux que personne. J’ai conclu un mariage qui ne m’assurait presque rien en fait d’avantages présents, mais qui m’offrait une fort belle position dans un délai que la mort prévue de mon beau-père devait rapprocher. »

Je regardai le notaire, qui me fit signe de continuer. J’obéis.

« Mon beau-père, au lieu de mourir, se porte comme un charme, et moi, par contre, je me trouve dans les plus mauvais draps. J’avais trouvé quelques bonnes âmes qui, se basant sur l’état précaire de la santé du père de ma femme, m’avaient avancé des fonds. Le rétablissement de ce monsieur rend leur créance très-mauvaise, et, naturellement, c’est moi qui en suis victime. Je n’insiste pas sur l’indélicatesse que commet mon beau-père en ne trépassant pas dans les délais voulus, mais il faut que vous m’aidiez à obtenir un renouvellement de ces créances, ou quelques garanties, ou enfin quelque chose qui me sorte de mon pétrin. »


La copie s’arrêtait là. Je repliai le papier et je le remis au notaire :

— Il a la plaisanterie aimable, dis-je d’un ton dégagé. Comment vous êtes-vous procuré ce précieux document ?

Il haussa les épaules.

— On se procure tout ce qu’on veut, pourvu qu’on y mette le prix, répondit-il. Eh bien ! que pensez-vous de votre gendre ?

— Je le trouve charmant ; mais cela ne m’étonne nullement de sa part. Je ne pouvais pas attendre autre chose. Qu’allons-nous faire ?

— La dot de madame de Lincy ne court aucun danger, me répondit évasivement mon conseiller.

— Fort bien ; mais il n’en appert pas moins que M. de Lincy a des dettes probablement considérables ; sa terre patrimoniale a été vendue six semaines après son mariage, vous le savez. Donc, il vit actuellement des vingt-cinq mille francs de rente que lui a apportés ma fille ; à moins qu’il n’ait d’autres ressources que j’ignore…

Le notaire fit un signe négatif ; je continuai :

— Il doit être criblé de dettes nouvelles, car il avait besoin avant-hier de dix mille francs que ma fille m’a demandés pour lui.

— Vous avez refusé, j’espère ? dit mon interlocuteur.

— J’ai accédé, et ma fille lui a remit cette somme de la main à la main.

Mon notaire se leva et fit deux son cabinet :

— Permettez-moi, mon cher client, de vous dire que cette conduite n’est basée sur aucun raisonnement. Si vous donnez ainsi de l’argent, sans reçu, à la première réquisition, vous laissez s’organiser contre vous une exploitation régulière !

Je fis un signe d’assentiment.

— C’est absurde !

— Oui, d’accord ; mais si c’est à ce prix seulement que je puis obtenir le repos de ma fille, je n’ai pas à hésiter.

— Mais, cher monsieur, c’est du chantage, alors !

— Parfaitement.

Le notaire fit encore deux ou trois tours :

— Et ensuite ? dit-il en s’arrêtant devant moi.

— Ensuite ? Que voulez-vous que je vous dise ? Le roi, l’âne ou moi, nous mourrons, comme dit le fabliau ; mais moi, vivant, je ne puis souffrir que ma fille soit malheureuse quand je puis acheter sa tranquillité à poids d’or.

— Et quand vous serez entièrement dépouillé ?

— Sans doute alors il me laissera l’emmener quelque part où nous achèverons de vivre en paix, pauvres, mais heureux d’être ensemble.

— C’est de l’aliénation mentale ! s’écria le digne homme. Je ne puis permettre à mes clients de dissiper ainsi leur fortune. Faites prononcer une séparation !

— Ce moyen me répugne, repris-je, mais en dernier recours…

— Non pas en dernier ! en premier ! Est-il possible que vous hésitiez un moment ?

Il me démontra si bien les avantages de la séparation, que je restai ébranlé. Certes, il m’en coûtait de voir ma fille, à dix-huit ans, condamnée pour toujours à ignorer les douceurs de la vie de faimille et de la maternité ; mais cette perspective, si triste qu’elle fût, était encore préférable à celle que, dans mon désespoir, j’avais évoquée : l’abandon de tous mes biens, pour obtenir la liberté d’avoir ma fille avec moi.

— Pourquoi tous vos biens ? m’avait dit le notaire.

— Parce que, tant que j’aurai quelque chose, il persécutera sa femme pour me le soutirer. — Soit, dis-je enfin quand j’eus écouté la lecture du code et les conclusions de mon conseiller. Que faut-il faire pour obtenir une séparation ?

— Il y a d’abord les coups et sévices par-devant témoins…

— M. de Lincy, je l’espère du moins, n’est pas un homme à frapper ma fille. Passons.

— Il y a l’adultère du mari, constaté par l’existence d’une maîtresse sous le toit conjugal.

— Ceci ne serait peut-être pas impossible, nous verrons. Et puis ?

— Il y a l’incompatibilité d’humeur ; — mais si M. de Lincy a intérêt à conserver son pouvoir sur sa femme, il sera bien difficile de l’amener là. Enfin réfléchissez conclut le notaire ; causez avec votre fille, voyez ce qu’elle préfère ; si vous pouviez engager M. de Lincy à vous la rendre, sans bruit et sans scandale, cela vaudrait beaucoup mieux.

— Sans doute, mais je n’attends rien de lui…

— Même en le payant très-cher ?

— Peut-être. Je reviendrai vous voir. Merci.

Je le quittai, navré, et j’allai chez mon avoué. Celui-ci me reçut avec les démonstrations du plus vif intérêt et parut parfaitement au courant de l’affaire, ce qui ne laissa pas de m’étonner. Comme je lui faisais part de ma surprise :

— Oh ! me dit-il, depuis deux ou trois mois, on s’attend à quelque résolution semblable de votre part. M. de Lincy est lancé dans un genre de vie très-dissipé ; madame de Lincy est digne de tous les respects ; on pensait bien que vous ne pourriez pas tolérer cet état de choses.

On ? Comment on ? Qui donc ?

— Mais, tout le monde, ou à peu près… Vous étiez, comme il arrive toujours, le seul à ne pas connaître le caractère véritable de votre gendre

J’appris alors que les renseignements obtenus par moi sur le compte de M. de Lincy avaient exactement la valeur de ceux qu’on obtient sur ses domestiques quand on a la faiblesse de croire à la validité des renseignements. Tous ceux qui avaient quelque intérêt à voir mon gendre faire un beau mariage, pour être débarrassés de lui ou de ses billets, tous ceux-là, amis, créanciers, tenanciers, voisins, avaient chanté le concert de louanges qui m’avait étourdi.

Depuis son retour à Paris, M. de Lincy, qui avait commencé par vendre Lincy pour se débarrasser d’hypothèques par trop exigeantes, s’était jeté à plein corps dans la vie qu’il avait toujours rêvée. Il aimait tout ce qui coûte de l’argent ; il aimait les soupers bruyants, les femmes plâtrées, l’ivresse des liqueurs, la frénésie du jeu. Jusqu’à son mariage, il avait soigneusement dompté ses appétits brutaux, afin de se faire un piédestal de sa bonne réputation pour faire un mariage riche. Depuis il se rattrapait, comme il le disait lui-même sans se gêner.

— Et voilà, m’écriai-je, pourquoi ma fille n’a pas de voiture, pourquoi elle porte toujours les mêmes robes depuis son mariage, pourquoi…

Je restai atterré, et, la tête dans mes deux mains, je maudis ma folie, mon imbécilité !

— Que faire ? dis-je machinalement. La séparation ?

— Certainement ! conclut mon légiste d’un ton joyeux.

Il voyait une bonne affaire, et moi, je voyais le nom de ma fille livré aux feuilles publiques. Je sentais la raillerie des regards méchants sur le visage innocent de ma Suzanne… Après tout, mieux valait encore l’esclandre, puisqu’il était nécessaire, que le martyre prolongé, la lente agonie de mon enfant dans les mains impures du misérable auquel elle était liée pour la vie.

J’annonçai mon intention de réfléchir et je rentrai chez moi.

Après une heure de méditation, je sortis et je me rendis chez mon gendre. Il était absent, ma fille aussi ; je laissai ma carte avec l’ordre de la remettre à M. de Lincy seul. Par quelques mots au crayon, je lui demandais un entretien particulier pour le soir même ou le lendemain matin. Puis je rentrai chez moi, afin de mûrir mon plan de campagne.