Suzanne Normis/27

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(pseudonyme d’Alice Marie Céleste Durand)
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 185-192).
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XXVII


Le lendemain, vers dix heures du matin, Pierre vint m’annoncer que mon gendre m’attendait dans mon cabinet. J’appelai mentalement à mon secours l’image de la mère de Suzanne, et j’abordai M. de Lincy.

Personne n’eût pensé que, de nous deux, c’est lui qui était le coupable et moi le juge, car je sentais mes traits et ma voix profondément altéré par l’émotion, tandis qu’il paraissait parfaitement à son aise. Ses vêtements, d’une coupe élégante, lui seyaient à merveille ; mais son visage fatigué, ses yeux ternes témoignaient contre lui.

Il n’essaya pas de me tendre la main et se contenta de s’incliner. C’était du reste ce qu’il avait de mieux à faire. Je lui indiquai un siége et je m’assis.

— Vous m’avez demandé un entretien ? dit-il avec aisance.

Je fis un signe de tête affirmatif. Son impudence me révoltait au point d’arrêter ma voix dans mon gosier contracté.

— Je suis à vos ordres, continua-t-il avec une déférence du meilleur goût.

J’avais recouvré la parole, je me hâtai d’en profiter.

— Je vous ai trompé, monsieur, lui dis-je, mais c’était bien sans le vouloir.

Le visage de mon gendre exprima une anxiété de bon ton.

— Lorsque vous avez épousé ma fille, continuai-je, tout le monde me croyait bien malade, et, moi-même, je n’ai consenti à me séparer de Suzanne que dans la prévision d’une fin prochaine.

M. de Lincy fit un geste aimable qui semblait dire : Ne parlez donc pas de ces vilaines choses-là ! Mais je n’étais pas d’humeur à me laisser émouvoir.

— Suzanne se trouvait donc alors non-seulement convenablement dotée, mais encore elle vous apportait, dans un avenir prochain, ce qu’on est convenu d’appeler de très-belles espérances…

M. de Lincy m’écoutait avec une attention si soutenue qu’il oublia de conjurer poliment au passage ce mot de mauvais goût.

— Voici que, — heureusement ou malheureusement, car tout dépend des points de vue, — mon médecin s’était trompé du tout au tout, en prenant les symptômes accessoires d’une maladie pour une altération organique… Mais ce serait très-long et peu intéressant…

— Comment donc ! murmura M. de Lincy, ces détails, au contraire, sont de l’intérêt le plus puissant. Qui est votre médecin ?

— Le docteur D…

— Il est très-fort, très-fort, murmura M. de Lincy. Eh bien ?

— Eh bien, je ne cours aucun danger, et très-probablement, à moins d’un accident que nul ne peut prévoir, j’atteindrai un âge fort respectable.

— Je ne puis, dit mon gendre, que me féliciter de cet heureux changement.

Son ton était irréprochable, mais l’expression de son visage, quoi qu’il en eût, était moins joyeuse que ses paroles.

— Le résultat est que, devant vivre longtemps, j’avais des années devant moi pour prendre une résolution irrévocable, et je reconnais que j’ai marié Suzanne à la légère.

— Comment l’entendez-vous ? dit M. de Lincy en levant sur moi un regard poli et haineux.

— C’est ce que je vous dirai tout à l’heure. Mais votre position, vos espérances, en un moi se trouvent aussi modifiées par mon état actuel de santé… de sorte qu’il y aurait, je pense, lieu d’arriver à un compromis… Si vous voulez me rendre Suzanne, et considérer, en ce qui dépend de vous, votre mariage comme non avenu, — je vous offre une rente viagère de nature à contenter les goûts les plus larges.

Je me tus. Mon gendre, toujours calme, m’observait de son regard terne et froid. Comme il gardait le silence, je levai les yeux sur lui pour l’interroger. Il parla :

— Je ne peux pas m’expliquer, cher beau-père, dit-il, le motif qui vous porte à me faire une proposition aussi extraordinaire. Jusqu’ici, à ce qu’il me semble, Suzanne et moi n’avons jamais donné lieu de penser que nous n’étions pas heureux de vivre ensemble !

— Je n’ai pas à discuter cette question, repris-je avec une sorte d’impatience, ce genre de discussion nous entraînerait trop loin. Je vous demande si vous consentez à me rendre ma fille.

— Mais, cher beau-père, dit-il avec une politesse exquise, vous n’y pensez pas ! Que dirait-on de moi dans le monde, — et, bien mieux, que dirait-on de madame de Lincy ? Une jeune femme qui quitte à dix-huit ans la maison conjugale ! Cette démarche malheureuse lui ferait, ainsi qu’à moi et à vous-même, un tort irrémédiable !

Sa froideur me faisait bouillir le sang dans les veines. J’eus envie de le frapper à la face ; je me contins.

— Si je vous faisais, lui dis-je, des avantages assez beaux pour primer toute autre considération ?

— À quoi bon ? répondit-il ; vous aimez trop votre fille pour la laisser manquer de rien, et, tant que nous vivrons ensemble, je n’aurai pas besoin personnellement de recourir à votre générosité.

Il avait jeté le masque ; je me sentis plus à l’aise.

— Mais, monsieur, lui dis-je, je puis placer mon bien en viager ?

— Raison de plus pour que je ne me sépare pas de ma femme ! répondit-il avec un cynisme qui m’épouvanta.

— Vous savez qu’elle vous hait, dis-je, glacé par la colère qui m’envahissait, vous savez que je vous méprise, et vous persistez !

— La femme doit obéissance et soumission à son mari, répondit-il sans relever mon insulte. Trouvez bon que Suzanne continue à me haïr sous le toit conjugal.

— Vous êtes un lâche ! m’écriai-je exaspéré.

— Heureusement personne ne vous entend, riposta Lincy sans se troubler, car on douterait de l’état de votre raison ! Voyez mon calme, et regardez votre fureur. Personne ne pourrait croire que, sans provocation aucune, un homme en possession de son bon sens s’abandonne à de pareilles extravagances.

Je le regardai ; il essaya de me braver, mais sa figure de lâche se décomposa, et il baissa ses yeux impudents devant mon regard d’honnête homme.

— Terminons, lui dis-je. À quel prix me rendrez-vous ma fille ?

— À aucun. Je l’aime ! répliqua-t-il avec effronterie.

— Nous intenterons un procès en séparation !

— Vous n’aurez pas de griefs. Je ne suis pas assez bête pour me laisser prendre.

Il se dirigea vers son chapeau. J’avisai un revolver à une panoplie, et je fis un mouvement pour m’en saisir, mais je réfléchis qu’il n’était pas chargé…

— Je vous donnerai cent mille francs comptant, lui dis-je, en essayant de le séduire par un gros chiffre.

— Avec le temps, dit-il froidement, j’en aurai neuf cent mille… Suzanne est assez bonne pour me donner tout ce que je lui demanderai… Adieu, cher beau-père.

Il était parti depuis un quart d’heure que j’étais encore à la même place, essayant de sortir du gouffre, et ne trouvant aucune voie de salut.

Ma belle-mère, qui venait déjeuner avec moi, me trouva dans cet état de prostration, et n’en fut pas peu épouvantée. À force de me secouer et de m’interroger, elle apprit tout ce que les derniers mois m’avaient révélé et que je lui avais caché jusque-là.

Elle en fut profondément remuée ; de vagues appréhensions l’avaient parfois saisie, à la vue du ménage de Suzanne. Mais celle-ci portait si courageusement son malheur, elle savait si bien étourdir sa grand’mère par son joyeux babil d’enfant gâtée, que les commérages de quelques amies n’avaient pu ébranler qu’imparfaitement la foi de madame Gauthier en l’honneur de mon gendre.

— Je savais qu’il était insupportable, dit-elle ; d’ailleurs, tous les gendres sont insupportables, mais je n’aurais jamais cru qu’il fût malhonnête !

— Eh bien, lui dis-je, vous pouvez ajouter cela à son bilan.

Madame Gauthier tomba d’accord avec moi de la nécessité d’une séparation.

— S’il n’y a pas d’autre moyen, réserva-t-elle prudemment, car une femme séparée joue un triste rôle dans la société. Enfin, vous et moi nous sommes là, par bonheur. Où aviez-vous l’esprit, mon pauvre ami, quand, malgré mes conseils, vous vous êtes entêté à prendre M. de Lincy ?

Il n’y avait pas à l’en faire démordre, et j’avais d’autres soucis. Je la laissai accumuler les pierres de cette espèce dans mon jardin.