Suzanne Normis/35

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(pseudonyme d’Alice Marie Céleste Durand)
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 251-269).
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XXXV


Je fus réveillé par les cris joyeux de Suzanne, et je me trouvai bientôt auprès d’elle.

— La mer, disait-elle, vois donc, père, la voilà en face de nous sous la fenêtre ! On dirait qu’il n’y a qu’à ouvrir la porte pour y tremper ses pieds.

En effet, la veille, tout occupés des arrangements intérieurs, nous n’avions pas songé à regarder par les fenêtres.

Un panorama splendide se déroulait devant nous. En face, la mer, d’un bleu foncé intense, qui faisait mal aux yeux ; au-dessus, le ciel d’un bleu plus pâle, doux et tendre ; à droite et à gauche, deux bras de rochers roux qui enserraient une baie merveilleuse, si parfaite qu’elle avait l’air d’un décor d’opéra ; des falaises tantôt rocheuses, tantôt couvertes d’herbe drue et de hautes fougères ; quelques arbres pittoresques auprès de nous ; à nos pieds, un ruisseau d’eau vive qui traversait le jardin avec un bruit de cascatelle, et sous la fenêtre, de grandes plates-bandes de juliennes blanches qui embaumaient l’air. Un bruissement d’abeilles affairées remplissait l’atmosphère fraîche et tiède à la fois, où le vent avait la douceur du velours et la force vivifiante du bain salé.

— C’est prodigieux ! murmurai-je. Maurice Vernex ne m’avait pas trompé.

— C’est lui qui t’avait enseigné ce nid ? dit vivement Suzanne en se tournant vers moi.

— Oui, il y a longtemps ; je l’avais oublié, et puis, quand tu as parlé de revenir en France, je me suis rappelé le nom de ce pays étrange et sauvage.

Suzanne ne répondit rien ; mais une expression de joie et de gratitude passa sur son visage expressif…

— C’est un bon garçon, dit-elle, il ne nous est jamais venu de lui que du bien. Te rappelles-tu ce triste hiver à Paris, comme il venait souvent te désennuyer ?… Nous avons passé alors de bonnes soirées.

Elle devint pensive, et moi, craignant de la voir revenir aux pénibles souvenirs de ce passé douloureux, je détournai la conversation.

— C’est un pays superbe que celui-ci, dis-je, mais que mange-t-on dans ce paysage de féerie ? Il n’y a pas de boutiques, il n’y a pas même de marchands…

— Il y a toujours des poulets et du beurre, répondit Félicie qui accourait un volatile dans chaque main ; si vous voulez vous plaindre de la nourriture, monsieur, vous allez nous rendre bien malheureux !

C’était sa manière à elle de rassurer les gens inquiets. Je la laissai dire. Du reste, grâce à son activité et à sa prévoyance, nous eûmes toujours un ordinaire confortable.

Le ciel et l’Océan aux teintes changeantes, les falaises qui prenaient un air riant ou sévère suivant les heures du jour, les sentiers étroits tapissés de fleurs sauvages, où la mer apparaissait soudain par un trou dans la haie, les pentes gazonnées et les bois pleins d’ombre, faisaient de cette vie un enchantement perpétuel. Jamais je n’avais rêvé tant d’eaux courantes, de vallées, de pelouses, de points de vue divers et charmants ; le besoin de poésie que tout homme apporte en lui et qui dort pendant les années de lutte, cet élan vers tout ce qui est beau, se traduisait en moi par un enivrement complet. D’autres se mettent à collectionner des bibelots, quelques-uns achètent des tableaux, le plus grand nombre s’en va à la campagne ; mais je ne crois pas que nul ait jamais plus ou mieux joui de la poésie des choses que moi, à ce moment de la vieillesse commençante.

Je ne sais si Suzanne partageait mes impressions parce qu’elle était ma fille, ou bien si son tempérament et ses études l’avaient prédisposée aux mêmes rêveries, mais elle absorbait la vie par tous les pores et tombait dans des extases délicieuses devant les merveilles que la nature jetait à pleines mains autour de nous.

Pour la première fois nous étions dans un véritable désert. Jusque-là, la solitude n’avait été que fictive ; à la campagne, chez nous, les paysans du village, les journaliers, le personnel de la maison formaient une sorte de société qui nous entourait sans nous toucher. À Florence, nous ne parlions à personne, mais nous voyions des hommes ; le mouvement d’une grande ville nous empêchait de sentir notre isolement. Ici, le plus féroce misanthrope eût trouvé la satisfaction de ses goûts. Les quelques paysans de notre hameau étaient toujours au travail dans les champs ; à peine à midi ou le soir les voyait-on passer. On échangeait un salut, parfois une parole, car ces gens étaient très-sociables. Leur aisance relative leur donnait le sentiment de l’égalité vis-à-vis de nous. Les paysannes ne causaient guère qu’avec Félicie ; parfois Suzanne entrait dans une maison, caressait un enfant et sortait aussitôt. Là se bornaient nos relations extérieures.

Notre maison, ancien corps de garde de douaniers, était en pierres de la falaise, schiste et granit ; des rosiers blancs la tapissaient extérieurement ; Suzanne y avait tendu à l’intérieur quelques centaines de mètres de perse, et avec les meubles primitifs que nous avions achetés à la hâte, nous nous étions installé un refuge très-passable. Il n’y manquait qu’un piano, et je n’osais en faire venir un de la ville, de crainte d’attirer l’attention des villages environnants. Suzanne s’était rendue à cette raison ; nous nous promettions d’en avoir un « l’année prochaine », quand on se serait assez habitué à nous pour ne plus remarquer nos fantaisies. Elle se contentait de chanter sans accompagnement, le plus souvent au grand air, et ces exercices répétés, loin de lui gâter la voix, avaient donné à son timbre déjà riche et velouté une puissance extraordinaire.

J’avais fait venir des livres, des couleurs, du papier ; nous faisions, ma fille et moi, de détestables aquarelles d’après nature ; et si quelque chose pouvait consoler Suzanne des siennes, c’était la contemplation des miennes.

— C’est un rocher, ça ? me dit-elle un jour, après avoir admiré longuement une de mes esquisses.

— Où donc ?

— Là, dans le coin.

— Oh ! fis-je indigné, comment peux-tu prendre cela pour un rocher ?

— Un tronc d’arbre, alors ?

— Du tout ! c’est une vache rousse.

Suzanne se laissa tomber sur le gazon en proie au fou rire le plus contagieux. Quand elle eut repris un peu de calme :

— Sais-tu, père, me dit-elle, que, pour ce que nous faisons, nous serions peut-être plus sages de nous abstenir ? La muse de la peinture ne nous a point regardés d’un œil favorable.

— J’en conviens, répondis-je, mais que veux-tu que nous fassions ? Il faut bien passer le temps à quelque chose.

Elle devint si grave que je me repentis d’avoir parlé. Je n’étais jamais sûr de ne pas atteindre sans le savoir quelqu’une des fibres blessées de son âme.

— À Paris, murmura-t-elle, nos journées étaient toujours trop courtes !

Elle poussa un soupir, et je lui fis écho. C’est que Paris est un foyer de lumière électrique ; on a beau faire, on se consume soi-même dans cet embrasement, où chacun apporte et reçoit sa part de lumière.

— Paris, reprit-elle, mon beau Paris ! Nous en sommes bannis à jamais… Je hais cet homme, dit-elle avec énergie, en tournant vers moi son visage presque dur : je le hais, il m’a tout ôté ! tout, depuis la maternité jusqu’aux joies de l’intelligence !

Je m’étais dit souvent qu’à l’âge de Suzanne on ne peut vivre loin du monde où l’on a été élevé, qu’il faut un aliment à l’esprit naturellement chercheur, qu’un jour ou l’autre elle regretterait son ancienne existence, celle d’avant son mariage, qu’alors je ne lui suffirais plus… Il s’agissait de reculer ce jour autant que possible, mais quand il viendrait ?…

Il était venu.

Elle me regardait toujours et semblait attendre mes paroles. Je feignis de ne pas le voir, et je jouai avec mon pinceau. Nous étions dehors, à l’ombre, sur le versant est de la Falaise, à l’abri d’un grand rocher. La ville la plus proche s’étendait dans le lointain comme une buée blanchâtre, et, sur la route qui serpentait le long de la côte, la patache jaune apparaissait comme une lourde bête à la démarche irrégulière. Suzanne vit la voiture, et ses pensées prirent un chemin de traverse.

— Ils viennent des villes, ceux-là, dit-elle en indiquant le véhicule qui festonnait le long de la montée, ils savent ce qui se fait ailleurs, ils ont vu des pièces de théâtre, ils ont été au concert, ils ont entendu de la musique. Oh ! la musique, si douce à l’oreille, si douce au cœur !

Elle tomba dans une de ces rêveries qui m’avaient tant inquiété à Florence ; la nostalgie qui la dévorait n’était pas seulement le mal de la France, c’était le mal de Paris.

Suzanne revint peu à peu à sa première pensée, et se tourna vers moi avec une expression d’amertume résignée qui me toucha profondément.

— Je ne serai rien, dit-elle, ni épouse, ni mère, ni femme du monde, ni femme utile ; je serai ta fille, rien de plus, et c’est une douce tache que d’embellir les vieux jours d’un père tel que toi !

Je la serrai sur mon cœur. Elle me rendit mes caresses, puis reprit :

— Tu dois avoir un souci, père, et je sens que depuis longtemps j’aurais pu, j’aurais dû te l’ôter. Je n’attendrai pas plus longtemps. Tu as pensé souvent, n’est-ce pas, à ce qui arriverait si je rencontrais un jour, n’importe quand, l’homme que j’aurais pu épouser, et que j’aurais aimé ?

Suzanne touchait là une des cordes les plus sensibles de mon cœur ; oui, j’avais pensé à ce jour, et j’avais reculé devant cette pensée, car je me sentais impuissant devant ce malheur-là !

— Eh bien, père, rassure-toi, continua-t-elle avec une sorte d’exaltation ; moi aussi, j’ai pensé à cela ; j’ai réfléchi longtemps, et j’ai gardé le silence parce que je ne savais pas si je serais assez forte pour tenir une parole donnée. Aujourd’hui, j’ai vingt ans, je vois clair devant moi. La virile éducation que tu m’as donnée a porté ses fruits ; sois sans inquiétude, le nom de ma mère n’aura point de reproches, et tu pourras t’appuyer sur mon bras sans honte. Si je rencontre cet homme, je ne puis jurer de ne pas l’aimer, mais je te jure que je ne faillirai pas ! Elle portait sur son front l’expression de jeunes martyres confessant leur loi. Je baisai longtemps ses cheveux d’or. Ces paroles répondaient trop bien aux questions douloureuses de mes nuits d’angoisse pour que j’eusse besoin de lui demander des explications, mais ce fut elle qui m’en donna.

— J’ai réfléchi, vois-tu, dit-elle en s’asseyant auprès de moi. Je me suis demandé si je n’avais pas le droit de choisir un cœur entre tous pour m’y appuyer, pour faire entre lui et toi le chemin de la vie : le destin me paraissait si inique, si cruel envers moi qui n’avais rien fait de mal ! J’ai pensé, le cas échéant, que je pouvais, sans me manquer à moi-même, m’accorder la douceur d’être aimée en dehors des lois de notre monde. Puis j’ai pensé à tant d’autres, aussi déshéritées que moi dans le mariage et qui n’ont pour les consoler ni les douceurs de la fortune, ni l’affection entière, aveugle d’un père tel que toi… Je me suis rappelé d’humbles ouvrières que leur mari battait, qui n’avaient pas d’enfants, à qui le pain manquait souvent, et qui pourtant portaient haut l’honneur du nom conjugal, et plus haut encore l’honneur du nom que leur avait laissé leur père ; à côté de ces existences de martyres, j’ai vu que la mienne était un paradis, et j’ai eu honte de ma première pensée. Sois donc sans inquiétude, père, ta fille ne te fera jamais rougir : ces beaux cheveux blancs ne connaîtront point la honte.

Elle me couvrit de caresses, et moi, faible, ému, les yeux pleins de larmes, larmes d’orgueil paternel plus que de tristesse peut-être, je me laissai faire comme un enfant, et je la bénis dans mon cœur.

Nous étions muets depuis un moment, et nous laissions errer nos yeux sur le paysage ; la patache, qui avait achevé de gravir la montée, s’éloignait rapidement dans la direction des terres, et bientôt un bouquet d’arbres la cacha à nos yeux. Le soleil descendait, et l’Océan commençait à prendre ces teintes mystérieuses où sous le gris, le bleu et le vert, on sent un peu de rose, le flamboiement du soleil couchant à travers les vagues. Tout à coup une voix de baryton sonore, splendide, éclata derrière un pli de terrain, et un personnage invisible lança à plein gosier :


Chant de nos montagnes
Qui fais tressaillir…


Nous nous étions levés brusquement : pour moi, ce baryton était l’ennemi, car on ne chante pas avec cette perfection sans l’avoir appris, et tout homme du monde, à quelque monde qu’il appartînt, était un danger vivant. Suzanne, au contraire, le cou tendu, la tête inclinée, prêtait l’oreille de toute son âme. La voix se rapprocha rapidement ; avant que j’eusse eu le temps de battre en retraite, un grand beau garçon, superbement découplé, arriva sur nous à longues enjambées sans perdre une note de l’air du Chalet. Il regardait si bien le ciel et la mer qu’il ne nous avait pas vus ; j’espérais qu’il continuerait à admirer le large, mais, juste en face de nous, sur le milieu du sentier étroit, il s’arrêta interdit, la dernière note de sa roulade interrompue résonna dans la vallée où l’écho la répéta deux fois, et le grand garçon, ôtant son chapeau, s’écria avec un étonnement indescriptible :

— Monsieur Normis ! mademoiselle Suzanne ! vous n’êtes donc pas morts ?

C’était Maurice Vernex.

Je ne saurais rendre le soulagement que j’éprouvai à reconnaître le brave garçon dans ce visiteur malencontreux ; le bien-être fut si grand que je serrai à deux reprises sa main tendue vers moi.

Suzanne, toute rose de surprise et d’émotion, regardait sans pouvoir en détacher ses yeux le jeune homme dont la présence venait de nous rejeter soudain en pleine civilisation. Après les premiers mots :

— C’est que je suis fatigué, moi, dit Maurice. Permettez-moi de m’asseoir, je viens de faire deux lieues à pied ; ces conducteurs de diligence ont une manière délicieuse de vous apitoyer sur le sort de leurs pauvres chevaux. Pour leur alléger la charge, on se laisse bêtement induire à marcher derrière la voiture pendant les trois quarts de la route ; ils empochent votre argent, et le tour est joué.

Il se laissa tomber sur le gazon, nous nous assîmes aussi, et le silence se fit. Maurice n’avait plus rien à dire pour soutenir conversation, et la situation était si embarrassante que je ne pus trouver immédiatement ce que je voulais exprimer.

— Vous devez fort vous étonner, dis-je enfin, de nous trouver ici. C’est un peu votre faute. Vous me fîtes, il y a deux ans, une description si enchanteresse de ce pays que l’idée nous vint de nous y fixer, et, comme vous le voyez, nous avons mis notre idée à exécution.

— Comment ! vous demeurez par ici ? C’est curieux, par exemple ! Et vous avez trouvé à vous loger ? Dans quel grenier à foin, sur quel perchoir fantastique avez-vous élu domicile ?

— Dans un grenier fort convenable, dis-je, un ancien corps de garde de douaniers…

— Où donc ? Je n’en connais pas d’habitable sur la côte à dix kilomètres à la ronde.

— Mais tout près, à Faucois !

— À Faucois ? Voilà qui est fort, mais vous m’avez pris ma maison !

— Votre maison, celle que vous avez habitée autrefois ?

— Ma maison à moi, que j’ai habitée et qui m’appartient toujours, en vertu d’un bail dûment enregistré, et tenez, j’en ai la clef dans ma poche !

Il tira de sa poche une vieille clef tordue, usée, à peu près aussi efficace pour ouvrir une serrure que la première bûchette venue.

— Je ne comprends pas, dis-je bouleversé, comment cette maison…

— Oh ! je comprends bien, moi, s’écria gaiement Vernex. Il y a de la Normandie là-dessous. Quand j’ai signé le bail, il y a deux ans, j’avais l’intention de revenir le printemps suivant, et puis… je vous dirai une autre fois pourquoi je ne suis pas revenu, fit-il avec une nuance d’embarras ; le fait est que je ne suis pas revenu, je n’ai cependant pas cessé de payer fidèlement mon loyer d’avance à la Saint-Michel. Mais en ne me voyant pas venir cette année plus que l’autre, les braves gens ont imaginé de tirer deux moutures du même sac, et ils vous ont loué ma maison. C’est d’une simplicité charmante.

— Je suis désolé, commençai-je ; nous allons quitter…

— Du tout, du tout, interrompit Vernex ; la terre est au premier occupant ; je suis venu trop tard. Tant pis pour moi. Mais si vous m’avez pris ma maison, où vais-je loger, moi ? il faudra que j’implore une grange… Ah ! fit-il joyeusement, on m’avait bien dit qu’il y avait des Parisiens dans le pays, mais du diable si je pensais à vous, et dans ma maison encore !

Il se mit à rire avec cette bonne grâce familière et communicative qui lui était propre.

— Vous logerez dans notre maison, lui dis-je, vous me permettrez de vous offrir l’hospitalité sous votre propre toit ?

— J’accepte de grand cœur ! répondit-il, je vous remercie.

Nous n’avions plus rien à nous dire, le silence reprit de plus en plus embarrassant. Suzanne se leva, nous dit qu’elle allait s’occuper du repas et prit le chemin de la maison. Quand elle eut disparu :

— Je n’ai pas besoin de vous dire, fis-je en regardant attentivement Maurice, que nous vivons dans la retraite la plus absolue ; j’ai volé Suzanne à M. de Lincy, et si celui-ci apprenait où nous sommes, c’est lui qui me la volerait à son tour.

Vernex me regarda, me tendit la main, et je compris qu’il ne nous trahirait à aucun prix.

— Les raisons qui m’ont fait prendre cette résolution suprême, poursuivis-je, vous sont sans doute connues ? — Il fit un signe de tête. En ce cas je n’ai pas besoin de m’étendre sur ce pénible sujet. Vous me blâmez peut-être ?

— Lincy est une fameuse canaille, dit Vernex pour toute réponse. Vous ne pouvez pas vous imaginer le mal qu’il s’est donné tout récemment pour prouver que vous et madame de Lincy aviez péri dans une catastrophe de chemin de fer. Il voulait hériter de vous deux, tout vivants !

— Quand cela ? fis-je dans la pensée que l’événement était peut-être antérieur à la rencontre de Florence.

— Il n’y a pas un mois, un accident de chemin de fer belge…

— Allons, il est complet, pensai-je. Il venait de nous rencontrer à Florence, dis-je simplement.

— Ah ! très-bien ! de mieux en mieux !

Le silence reprit.

— Sérieusement, monsieur, dit Vernex en se levant, si je suis importun, si vous désirez garder votre solitude inviolée, je m’en vais à l’instant. Ce n’est pas trois lieues de plus ou de moins qui peuvent effrayer un marcheur tel que moi…

— Restez, lui dis-je, poussé par l’instinct de la sociabilité et aussi par le plaisir de rencontrer un homme pour lequel avais de l’estime et de l’affection, restez et soyez notre hôte aussi longtemps que vous le pourrez, à condition qu’en quittant ce pays vous oublierez que vous nous avez rencontrés.

Il acquiesça du geste.

— Et nous allons parler de Paris !

Le soir venait, un doux crépuscule gris-rosé tombait sur la campagne, la lune se levait à l’est dans une brume transparente ; nous revînmes au logis, causant intimement comme des gens qui ne se sont jamais quittés, effleurant les théories pour revenir aux actualités, et parfaitement heureux, je le crois, d’être ensemble.

La lampe était allumée dans la pièce du rez-de-chaussée qui nous servait de salle à manger, et Suzanne nous attendait, debout auprès de la table. La soupe fumait dans une grande soupière, l’argenterie brillait sur la nappe à côté des assiettes en terre commune, et le tout avait un air de bonhomie et de contentement rural indescriptible.

— Il y a du mieux depuis que je ne suis venu ici ! dit Maurice en regardant autour de lui. Mon logis de garçon pour tenture n’avait guère que des toiles d’araignée.

Nous nous mîmes à table, plus heureux que nous ne l’avions été depuis que nous avions quitté la cousine Lisbeth. L’heure venue, je conduisis Maurice à La chambre que lui cédait notre vieux Pierre.

— Voilà tout ce que je puis vous offrir, dis-je à notre hôte.

— Je ne suis pas accoutumé à tant de luxe, répondit-il en riant.

Après l’avoir quitté, je retournai vers Suzanne, qui regardait la lune briller sur la mer, assise à sa fenêtre.

— Quel événement ! lui dis-je quand je fus près d’elle.

— C’est incroyable ! répondit-elle, et pourtant cela devait arriver. Je ne comprends pas comment nous n’y avions pas songé !

— Le mal n’est pas grand, repris-je ; Vernex est un brave cœur, et, en somme, je suis bien aise qu’il soit venu.

— Moi aussi, murmura Suzanne.