Suzanne Normis/36

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(pseudonyme d’Alice Marie Céleste Durand)
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 270-283).
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XXXVI


Pendant les deux ou trois premiers jours, notre hôte fut d’une réserve presque exagérée. À peine assistait-il à nos repas, et alors la conversation roulait sur des sujets généraux tels que le rendement des impôts, les lois de l’esthétique et la prépondérance des opinions religieuses en matière politique. De tels entretiens n’avaient assurément rien qui pût paraître indiscret, et cependant le quatrième jour Maurice Vernex nous annonça son intention de retourner à Paris.

— Qui vous presse ? lui dis-je.

— Des affaires laissées en souffrance… Ma présence est nécessaire pour les débrouiller.

— Mon ami, lui dis-je sérieusement, depuis votre arrivée vous n’avez pas reçu de lettres ; vous n’aviez pas loué cette maison dans l’intention d’y passer trois jours tous les deux ans. Souffrez donc que je conclue à votre place. Vous craignez d’être importum, et vous vous en allez par discrétion. Eh bien, voici le fond de ma pensée : si nous acceptions ce sacrifice, nous en serions bien peu dignes ; par conséquent, si vous partez, nous partons aussi, et nous irons chercher ailleurs un nid que nous n’ayons pas usurpé.

— C’est votre dernier mot ? fit Maurice avec une sorte de joie.

— Assurément.

— Alors, restons tous ! s’écria-t-il avec un contentement visible.

Il fit venir le jour même quelques colis restés à la ville voisine, et une bonhomie qui nous fit grand bien à tous présida désormais à nos relations. Maurice était bon tireur, il avait apporté d’excellentes armes. Nous prîmes un rocher pour cible, et la falaise retentît journellement de nos exploits. Suzanne, de sa fenêtre, jugeait les coups et agitait son mouchoir quand l’un de nous mettait dans le blanc, que nous avions fait avec du cirage.

Je devais à Maurice quelques explications ; nos soirées d’autrefois avaient amené entre nous une entente bien plus intime que celle qui existe d’ordinaire entre gens du même monde, satisfaits de tuer le temps ensemble. Il était dès lors au courant des chagrins domestiques de Suzanne, et, depuis, les bruits de ville lui en avaient appris beaucoup plus long que je n’en savais moi-même. Un jour que nous revenions du tir par le plus long chemin, je lui racontai donc comment j’avais enlevé Suzanne ; il m’interrompit :

— Ce lâche l’avait frappée ? dit-il avec une expression de rage qui me saisit.

— Qui vous l a dit ?

— Ce n’est un secret pour personne ; je suppose que les domestiques auront parlé.

— M’a-t-on blâmé ? fis-je, curieux soudain de savoir comment nous avions été jugés.

— Il n’y a eu qu’une voix pour vous louer. Lincy était universellement connu pour ce qu’il est. Mais vous avez agi très-sagement en vivant à l’écart comme vous l’avez fait, car il a remué ciel et terre pour vous retrouver, et je suis persuadé qu’il n’y a pas renoncé.

— Qu’il y vienne ! dis-je, comme je l’avais dit deux ans auparavant. S’il veut l’avoir, il faudra que je sois mort.

Vernex me serra la main avec une force extraordinaire, et la conversation tomba.

Depuis ce moment, un bien-être indicible s’étendit sur notre paisible demeure. Nos causeries, nos promenades, notre silence même avaient pris un charme tout particulier. Nul ne peut se représenter ce que la présence de notre hôte apportait d’éléments à notre intelligence, de satisfaction à notre curiosité. Pendant ces deux années, nous avions vécu comme des parias, heureux d’oublier et d être oubliés ; nous rentrions ainsi dans la société, dans la vie intellectuelle. Jamais notre solitude ne nous avait pesé, à Suzanne, je crois, pas plus qu’à moi ; mais la tristesse était souvent assise à notre foyer désert. La venue de Maurice l’en avait bannie à jamais.

Quelle tristesse d’ailleurs eût résisté à ce franc sourire, à l’expression cordiale et spirituelle de cette physionomie, au regard sympathique et vif de ces yeux bruns ? Maurice était l’être le plus actif, le plus communicatif que puisse produire notre société, en restant dans les limites du bon ton ; il échappait à l’écueil ordinaire de ces tempéraments en dehors, la vulgarité ; rien n’était plus correct que sa tenue et son langage, et nul ne mettait plus de bonhomie dans sa façon d’être avec tous, grands et petits.

Juillet tirait à sa fin ; on avait déjà essayé les bains de mer, et je mûrissais le plan d’une cabine en planches à mi-chemin de la falaise, quand Pierre m’aborda un jour d’un air préoccupé. Il était en tenue de gala et pétrissait la visière d’une casquette de livrée, échappée je ne sais comment aux vicissitudes de nos évasions.

— J’ai une demande à formuler à monsieur, me dit-il avec une gravité surprenante.

— Formulez, mon ami, formulez votre demande.

— C’est que, monsieur, depuis que M. Vernex demeure ici, moi, je demeure dans la grange…

— Eh bien ? trouveriez-vous qu’il est temps de troquer vos appartements ?

— Non, monsieur, mais j’ai pensé que peut-être, si monsieur voulait bien m’accorder son agrément, avec la permission de monsieur, j’aurais bien aimé épouser Félicie.

Épouser Félicie, demeurer dans la grange…

Je ne saisis pas tout d’abord le rapport occulté entre ces deux idées.

— Félicie ? fis-je d’un air peu intelligent, faut-il supposer, car Pierre, avec sa bonté ordinaire, vint à mon secours.

— Oui, monsieur ; comme ça, je ne coucherais plus dans la grange.

— Ah ! très-bien ! fis-je. J’avais compris. Mais Félicie n’est pas très-jeune, et vous-même… — Félicie a cinquante-neuf ans et demi, monsieur, et moi j’en ai cinquante-sept ; la différence d’âge n’est pas considérable, et d’ailleurs ce n’est pas cela qui fait le bonheur.

Je n’avais rien à opposer à ce raisonnement.

— Épousez donc Félicie, mon ami, lui dis-je ; je serai enchanté de vous voir mariés. À vrai dire, il y a une vingtaine d’années que vous auriez du y penser.

— J’y avais bien pensé, monsieur, répondit Pierre dont le visage s’était épanoui ; mais elle était un peu grognon ; avec l’âge elle s’est amendée, ou bien peut-être c’est moi qui m’y suis accoutumé ; mais je crois bien qu’à présent il n’y aura plus de bisbille entre nous ; — La demoiselle consent ? dis-je avec une gravité comique.

— Oui, monsieur, elle consent, répondit Pierre, rayonnant d’aise. Elle va être bien contente quand je lui dirai que monsieur ne met pas d’obstacle.

Cinq minutes après, Félicie, rougissante comme si elle n’avait eu que quinze printemps, vint me faire sa révérence ; j’adressai un petit discours aux fiancés, et je les congédiai. Comme ils s’en allaient, une réflexion me vint :

— Dites donc, Pierre, comment vous marierez-vous ? Nous n’avons pas six mois de domicile !

Les bras tombèrent au pauvre garçon, qui me regarda d’un air piteux.

— Combien avons-nous, monsieur ?

— Quatre mois et huit jours.

— Eh bien, cela ne fait plus que sept semaines à attendre. Pendant ce temps-là, nous allons toujours faire venir nos papiers.

Pierre s’éloigna, consolé, et je pensai à part moi que ceux qui n’ont plus longtemps à vivre sont moins impatients de l’avenir que ceux qui ont de longues années devant eux, ce qui n’est pas logique absolument parlant. J’allai raconter ces événements à Suzanne, et je la trouvai dans le jardin ; Maurice lui faisait la lecture pendant qu’elle brodait une immense tapisserie qu’elle s’était fait venir de la ville. Je restai immobile sur le seuil du jardin à regarder le charmant tableau qu’ils faisaient à eux deux. La tête brune et sérieuse du jeune homme formait un contraste original avec la beauté blonde et vaporeuse de Suzanne ; le rideau de feuillage qui servait de fond, le ruisseau courant qui dessinait un premier plan, les couleurs vives de la laine, tout, jusqu’aux teintes neutres et douces de leurs costumes, formait un ensemble « fait à souhait pour le plaisir des yeux ».

Il posa son livre et fit une question que je n’entendis pas. Suzanne leva a tête, sourit ; une teinte fugitive de rose passa sur ses joues, ses cils châtains battirent deux ou trois fois sur ses yeux ; elle répondit un mot, et se pencha sur son ouvrage. Je restai un instant comme pétrifié, puis je retournai sans bruit dans ma chambre. Ils ne m’avaient ni vu ni entendu.

Fou que j’étais ! comment n’avais-je pas prévu qu’ils s’aimeraient !

Ces deux jeunes gens si bien faits l’un pour l’autre pouvaient-ils vivre ensemble, partager le même toit, les mêmes idées, les mêmes impressions, échanger les mêmes sympathies, et ne pas s’aimer ! Si quelque chose était étrange ici, c’était qu’ils ne fussent pas tombés dans les bras l’un de l’autre au bout de huit jours ! Et moi, père aveugle, niais, incapable, j avais retenu cet homme auprès de nous ! Une seconde fois j’avais joué le bonheur de ma fille. Alors je l’avais ravie au mariage. À présent, pourrais-je la ravir à l’amour ?

Malgré moi, je m’approchai de la fenêtre et je regardai dans le jardin ; elle brodait, il lisait, rien n’était changé, et pourtant, à présent que mes yeux s’étaient dessillés, je voyais dans cette attitude paisible, dans ce recueillement intérieur mille nuances qui m’avaient échappé.

Ils en étaient encore à la période de l’amour qui s’ignore et vit de lui-même. L’innocence du regard de Suzanne, la franchise de celui de Maurice m’étaient garantes qu’ils ne se croyaient qu’amis. Combien de jours, combien d’heures durerait ce calme ? À quel moment inconnu la passion éclaterait-elle dans ces deux êtres en pleine jouissance de la jeunesse et de la vie ? Demain, ce soir peut-être… Que fallait-il faire ? Où s’arrêtaient mes droits ? Que me commandaient mes devoirs ?

Je m’assis dans mon fauteuil loin de la fenêtre, pour ne pas les épier malgré moi, car ce rôle d’espion me répugnait d’autant plus qu’il me tentait, en dépit de mes efforts. Je voulais savoir à tout prix ce qu’ils pouvaient se dire ; je voulais mesurer l’étendue de l’abîme où nous venions de rouler sans nous en apercevoir. J’eus le courage de me retirer, de coller mes mains sur mes yeux et de me mettre à penser seul.

Leurs voix me tirèrent de ma rêverie ; Maurice m’appelait pour le bain du soir. Je descendis, et je pris avec lui le chemin de la falaise ; j’avais résolu de lui parler sans plus attendre.

Quand nous eûmes atteint la crique solitaire qui nous servait de plage, je l’arrêtai :

— Asseyons-nous, lui dis-je ; je voudrais causer un instant avec vous.

Il me regarda non sans quelque surprise, puis s’assit sur un rocher ; j’en fis autant.

— Maurice, lui dis-je, vous voyez avec quelle amitié je vous parle, ayez confiance en moi, et oubliez que je suis un vieillard, un père. Causons comme deux amis. Je regretterai toujours que vous soyez arrivé quelques heures trop tard, il y a trois ans… mais…

Il m’arrêta du geste, secoua la tête d’un air désespéré et me dit d’une voix basse :

— C’est vrai, je l’aime !

Il se tut.

La lame brisait régulièrement sur le sable à quelques pas de nous ; j’écoutais machinalement son bruit mesuré, et l’attente de ce bruit du flot me privait pour ainsi dire de ma puissance de réflexion. J’étais comme magnétisé, mon cerveau souffrait d’une si forte secousse. Je fis un effort violent pour secouer cette torpeur.

— Vous aime-t-elle ?

Il fit un geste indécis. J’avais retrouvé mon énergie.

— Si elle ne vous aime pas, je vous en conjure, mon enfant, mon ami, partez ! Partez aujourd’hui, ne la revoyez pas, ayez pitié d’elle ! Si elle était libre, je vous la donnerais à l’instant, mais elle est enchaînée, vous ne pouvez que la perdre. Vous ne voulez pas la perdre, n’est-ce pas ? Mon ami, je vous en supplie, ayez pitié d’elle et de moi.

Les paroles se pressaient sur mes lèvres tremblantes, j’avais peine à les prononcer distinctement ; je me sentais vaincu par la douleur.

Maurice releva la tête ; ses yeux à lui aussi étaient pleins de larmes.

— Monsieur, me dit-il, vous auriez le droit de me chasser. C’est vrai, j’aime votre fille, et je sens que cet amour est un outrage. Si elle était veuve demain, je la réclamerais de vous, mais je n’ose pas même le lui dire à elle, tant son malheur est respectable. Oui, j’aurais dû partir ; je n’en ai pas eu le courage, la vie est si douce ici entre vous deux, vous que je vénère autant que je l’aime. Je m’en irai, puisque vous le voulez, je m’en irai… Il me regardait ; ses yeux pleins de douleur, de reproche, lurent au fond de mon âme que j’avais plus de chagrin que de colère. Je lui tendis la main, il y mit la sienne, et nous nous sentîmes liés pour la vie par un lien indestructible d’estime et d’amitié.

Il n’était plus question de bain ; d’ailleurs le ciel s’assombrissait, quelques gouttes de pluie commencèrent à tomber, nous revînmes lentement vers le logis. Maurice regardait la mer comme pour l’absorber par les yeux.

— J’ai été bien heureux ici, me disait-il d’une voix rêveuse ; si heureux, que ces quelques semaines seront la joie de ma vie entière. Il n’est pas au monde de femme semblable à Suzanne. Elle n’a pas à craindre d’être jamais remplacée dans mon cœur. Quelle autre créature aurait sous le ciel sa grâce et son intelligence, son instruction supérieure et sa modestie ! quelle autre aurait traversé le bourbier de son épreuve sans y souiller seulement la moindre plume de son aile ! Suzanne seule pouvait porter une telle infortune avec tant de dignité ; seule, sa grande âme était capable de se développer ainsi sous l’aiguillon du malheur !

Je l’écoutais, ses paroles n’étaient que l’expression de ma pensée, et, plus il parlait, plus je le trouvais digne d’elle. Ô folie amère, d’avoir livré ma fille à son bourreau, pendant que j’avais là près de moi l’homme que tout lui destinait !

Nous marchions un peu à l’aventure le long du chemin glissant et étroit.

Maurice n’était pas pressé de rentrer, puisqu’il ne devait rentrer que pour partir, et moi je n’étais guère désireux de le mettre en face de Suzanne, fût-ce pour un instant. Tout à coup il me saisit par le bras et me tira brusquement en arrière ; ce mouvement rapide faillit me jeter à terre, et au même instant la motte de gazon sur laquelle j’avais posé le pied se détacha du bord et roula sur les rochers à quarante pieds au-dessous.

— Ces endroits sont très-dangereux, dit Maurice ; la moindre pluie détrempe les terres sans cesse minées par le vent et la poussière des vagues. Dès demain j’enverrai les gamins du village faire ici un petit parapet de gazon ; j’en avais construit un jadis… Demain, répéta-t-il avec amertume, je n’y serai plus !

— C’est moi qui m’en chargerai, lui dis-je ; votre bonne pensée ne restera point stérile.

L’orage fondit sur nous, et nous regagnâmes la maison d’un pas rapide.

— Quel temps ! murmura Maurice en me regardant avec une expression de prière humble et soumise.

— Vous partirez demain, lui dis-je à voix basse, il me serra la main, et nous entrâmes.