Suzanne Normis/37

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(pseudonyme d’Alice Marie Céleste Durand)
E. Plon et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 283-292).
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XXXVII


— Je commençais à m’inquiéter, dit Suzanne ; vous avez été bien longtemps.

— J’ai failli rouler en bas de la falaise, répondis-je ; c’est notre ami qui m’a sauvé en me retenant au moment dangereux.

Le regard de ma fille chargé de reconnaissance glissa sur moi, et se posa un instant sur le visage défait de Maurice.

— Allons vite souper, dit-elle, vous avez besoin de vous sécher, et même je crois de vous réchauffer.

Le repas fut morne : nous n’avions pas le courage de feindre une gaieté dont nous étions si éloignés ; Suzanne, qui avait commencé par rire et plaisanter, comme d’habitude, se laissa gagner bientôt à notre gravité, et pressa le service pour avoir plus tôt fini.

Après le dîner, nous nous réunîmes dans notre petit salon, et ma fille fit faire une flambée pour chasser l’humidité qui pénétrait partout. La flamme jaillit bientôt en gerbes jusqu’au milieu de la vaste cheminée, et un semblant de confort régna dans le salon. Maurice prit son courage à deux mains.

— Il faut espérer, dit-il, que le temps ne sera pas si mauvais demain pour mon voyage.

— Une excursion ? fit Suzanne sans y attacher d’importance.

— Non, un voyage.

Ma fille s’était redressée et regardait le jeune homme avec anxiété.

— Je pars pour Paris, dit Maurice, sans oser lever les yeux.

— Pour Paris ! répéta Suzanne.

Elle joignit les mains sur ses genoux et nous regarda tour à tour.

— C’est toi qui le renvoies ? me dit-elle d’une voix singulièrement altérée.

— Moi ! quelle idée ! voulus-je dire, mais le mensonge s’arrêta dans ma gorge.

— Tu le renvoies pour empêcher qu’il ne m’aime ? fit-elle toujours en s’adressant à moi, sans regarder Maurice. C’est inutile, ni toi, ni lui, ni moi n’y ferons rien. Il ne me l’a pas dit, mais je sais qu’il m’aime, et je l’aime !

Elle s’était levée, nous aussi ; droite, entre nous, très-pâle, son visage contracté, éclairé par les flammes capricieuses du foyer, elle avait l’air de quelque divinité païenne acceptant un sacrifice.

Maurice, éperdu, avait fait un mouvement vers elle ; elle l’arrêta du geste :

— Oui, je vous aime, dit-elle, et c’est devant lui, — elle me désignait, — devant lui, le confident de toute ma vie, que je veux vous le dire. Vous m’avez appris qu’il est au monde des hommes qui savent respecter en aimant, qui préfèrent le bonheur de la femme aimée à leur propre bonheur. Grâce à vous, j’ai reconnu que l’amour existe, qu’il ennoblit l’âme et la rapproche de la perfection autant qu’il est possible à notre nature imparfaite… Vous m’avez donné une seconde vie, — je me sens jeune, vivante, heureuse de vivre, — je vous bénis, Maurice, et je vous aime.

Il s’inclina devant elle et baisa un pli de sa robe. Je me taisais. Qu’avais-je à dire ?

— Mon père vous a ordonné de partir ? C’était son devoir ; moi, je vous prie de rester ; peut-être mon père y consentira-t-il quand je lui aurai parlé. — Te souviens-tu, dit-elle en se tournant vers moi, que, le jour même de son arrivée, nous avons abordé ce sujet ? Je t’ai dit, tu ne peux l avoir oublié, que si j’aimais, je ne faillirais pas ; que j’aimerais jusqu’au martyre, mais que je respecterais tes cheveux blancs.

Je m’en souvenais, certes ! La joie de ce jour avait été une des plus pures de ma vie.

— Je tiendrai ma promesse, continua Suzanne. Jamais Maurice, par surprise ou persuasion, n’obtiendra rien de moi ; je resterai ce que je suis, nous vivrons comme nous avons vécu ; s’il trouve l’épreuve pénible, qu’il parte. Mais moi, je l’aime, mon père, et s’il part, ma vie s’en ira avec lui !

Maurice me regardait, attendant son arrêt, je n’eus pas le courage de le prononcer ; mais je ne pouvais cependant consentir. Suzanne reprit et s’approcha de moi, passant sa main sur mon bras avec cette câlinerie irrésistible qui lui était restée de son enfance.

— Vois-tu, père, dit-elle, depuis trois ans, j’ai été bien malheureuse ; me suis-je jamais plainte ? Ai-je manqué de courage ? Voici un rayon de joie qui me vient du ciel ; je me croyais condamnée à l’éternelle solitude ; toi et moi, nous devions voguer à jamais par le monde sans port et sans asile ; nous avons trouvé un ami, j’ai trouvé le repos… Veux-tu m’enlever le seul bonheur que je doive jamais connaître, celui d’aimer dans le présent, de toute la pureté de mon âme, avec le devoir et l’honneur pour étoiles ? Dis, le veux-tu ?

Elle me regardait avec des yeux de femme mûrie par la douleur, et qui sait ce qu’elle veut…

— Fais ce que tu voudras, lui dis-je, je t’ai mal mariée, je n’ai pas le droit de te contraindre.

Je sortis du salon, mais je n’avais pas eu le temps d’aller jusqu’à l’escalier, quand je sentis la main de Maurice me retenir :

— Je pars, monsieur Normis, dit-il, je m’en irai demain, venez assister à nos adieux.

Je rentrai. Suzanne vint à ma rencontre, et se laissa glisser à mes genoux. Je la reçus à moitié route.

— Pardon, me dit-elle en pleurant, pardon, cher père, — j’avais fait ce beau rêve, — il est impossible… soit. Pardonne-moi seulement, je ne croyais pas mal faire.

— Ah ! mes pauvres enfants, m’écriai-je, que nous sommes malheureux !

Après un moment de trouble, Maurice s’approcha de moi.

— Adieu, monsieur, me dit-il, j’aurais été heureux, bien heureux de vous nommer mon père. Tâchez qu’elle soit heureuse !

— Au revoir, Maurice, dit Suzanne en tendant la main au jeune homme, au revoir. Quoi qu’il arrive, nous nous reverrons.

La voiture ne passait le lendemain qu’à neuf heures, mais nous nous séparâmes aussitôt, sur la convention de ne pas revenir sur ces adieux le lendemain.

Comme je me retirais chez moi, je vis Pierre qui s’efforçait de mettre tout le zèle possible dans son service du soir.

— J’ai écrit pour les papiers, monsieur, me dit-il ; la lettre est partie. M. le maire a eu la bonté de m’indiquer toutes les formalités. J’ai écrit une demi-douzaine de lettres. Ah ! monsieur, quelle affaire qu’un mariage !

J’avais le cœur trop serré pour lui répondre. Je me hâtai de le congédier.

Pendant la nuit, pluvieuse et tourmentée, j’entendis un bruit insolite. Comme je ne dormais pas, je fus bientôt sur pied. J’ouvris ma porte et je prêtai l’oreille. On parlait dans la chambre de Suzanne. J’allumai vite une bougie et je m’approchai. Les sons s’éteignirent, puis recommencèrent : c’étaient des plaintes. Sans frapper, je levai le loquet, fermeture unique et primitive de toutes nos chambres, et je vis Suzanne, assise sur son séant, en proie à une fièvre violente. Elle gesticulait vivement, et parlait à voix haute. La vue de ma lumière lui fit détourner la tête, mais bientôt elle s’y accoutuma, et reprit ses discours incohérents :

— Qu’ai-je fait ? disait-elle très-vite presque en bredouillant ; je n’ai rien fait de mal ! Qu’est-ce que je veux ? rien de mal ! Alors pourquoi mon père est-il si cruel ? Vous savez bien, Maurice, que je suis une honnête femme, — vous savez bien que je tiendrai mon serment. Partez, partez ; allez vite, il ne faut pas mécontenter mon père ! Il a été si bon pour moi. Il souffre tant, il faut avoir pitié de lui… Allez, allez !

Et une plainte longue, douloureuse, succédait à ces discours. Je ne savais que faire ; je fis lever Félicie, pour employer quelque remède domestique, de ceux qu’on a sous la main, et Pierre partit aussitôt pour la ville, afin de ramener un médecin.

Au premier bruit, Maurice s’était levé ; je le rencontrai dans la salle, tremblant d’émotion et d’angoisse. Je lui dis en deux mots ce qu’il en était, et je m’en repentis aussitôt à la vue de son désespoir.

— Laissez-moi m’asseoir auprès de sa porte, me dit-il, je resterai en dehors, mais laissez-moi l’entendre ; vous ne pouvez vous imaginer ce que je souffrirais si vous me défendiez de rester là.

Je consentis, et il s’appuya contre le mur pour se soutenir.

— Mon mari, c’est mon mari, disait Suzanne dont le délire augmentait, c’est mon mari malgré tout, et je le hais. Père, cache-moi, je ne veux pas le voir. Emmène-moi chez Lisbeth tout de suite. Père, cria-t-elle, tu n’es pas là… je lui tenais les mains. Ah ! le misérable, il m’entraîne, il va m’enlever, père… Je ne veux pas, non, non… Maurice !

Elle jeta ce nom à pleine voix, comme un appel désespéré, Maurice n’y résista pas, il bondit dans la chambre et se laissa tomber à genoux près du lit. Suzanne, qui jusqu’alors n’avait reconnu aucun de nous, poussa un cri de joie, lui saisit la tête dans ses bras, appuya sa joue sur ses cheveux ; ses traits se détendirent et exprimèrent une douceur céleste :

— Enfin, dit-elle, enfin tu ne t’en iras plus, tu ne me laisseras pas enlever ?

— Non, non, répétait Maurice éperdu.

— Je ne veux pas aller avec lui. Assieds-toi là.

Maurice dut s’asseoir près de son lit. Elle murmura encore quelques paroles incompréhensibles, puis se laissa retomber sur l’oreiller, et s’endormit d’un sommeil d’abord troublé, puis plus profond, toujours sans quitter la main de Maurice.

Au petit jour, le médecin arriva. Il examina Suzanne pendant son sommeil et ne voulut pas qu’on la réveillât. Il attribua ce délire passager à une forte commotion ; la moindre émotion pouvait provoquer une fièvre cérébrale ; mais avec un repos parfait, il n’y avait probablement rien à craindre.

— Surtout, monsieur, dit-il d’un air de reproche à Vernex, qu’il prit pour mon gendre, pas de contrariétés, pas de scènes de famille. On la tuerait, et ce ne serait pas long.

Il se retira après avoir prescrit une potion calmante.

Suzanne dormait tranquillement. Un peu de rougeur à ses joues, un peu de chaleur à ses mains étaient les seules traces de la terrible secousse de la nuit ; au premier mouvement qu’avait fait Maurice pour retirer sa main, elle l’avait serrée sans se réveiller, avec un gémissement douloureux.

Il me regarda de cet air soumis et malheureux qui me fendait l’âme.

— Maintenant, lui dis-je tout bas, c’est moi qui vous conjure de rester.

Il me remercia d’un mouvement des lèvres, puis détourna son visage et le plongea dans l’oreiller de Suzanne, sans parler.