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Suzette et la vérité/04

La bibliothèque libre.
Librairie Félix Alcan (p. 69-88).


IV


Malgré le service que Suzette avait rendu à M. Pirotte, elle était cependant tenue en méfiance. On n’était plus en sécurité près d’elle et cela désolait cette redresseuse de vérité.

Elle sentait cette suspicion et elle ne pou­vait comprendre qu’on lui tînt rigueur. Ne tenait-elle pas un rôle de sacrifiée ? Elle estimait qu’on aurait dû lui en être reconnaissante.

En même temps, elle pensait toujours à la rancune des Brabane, et elle ne perdait pas de vue une réconciliation. Cependant, elle avait beau creuser sa cervelle pour trouver une solution, rien de précis ne lui venait. C’était plus ardu qu’un problème.

Suzette était forcée de s’en remettre au destin, et elle ne doutait pas de son secours.

En attendant, elle recevait chaque matin, un fardeau de recommandations de sa mère, des ordres de son père et des sarcasmes du bonhomme de neuf ans qu’était son frère.

On lui répétait sur tous les tons qu’elle était tolérée chez les Pirotte, par égard pour le restant de la famille.

Suzette supportait tout sans un mot. Cependant quand Bob lui disait :

— N’oublie pas de distribuer les vérités !

Elle répondait :

— Je ne cherche pas à en dire, mais quand je vois qu’un mensonge est trop gros, je déclare ma façon de penser.

— Malheureusement, elle ne fait pas le bonheur à tout le monde.

Suzette finissait par croire que la vie au milieu des humains était chose impossible. Elle préférait la société des animaux pour le moment.

Ils étaient simples comme la nature. Les chiens aboyaient, mais jamais contre leurs convictions. Quant aux chats, ils étaient d’une indépendance absolue et quand ils miaulaient c’était qu’ils avaient faim ; on était sûr qu’ils ne mentaient pas.

Aussi Suzette profitait-elle des promenades dans les bois où M. et Mme Pirotte emmenaient leurs hôtes.

Un jour, Suzette fit la connaissance de la femme d’un garde. Elle se trouva si bien dans cette maison forestière, qu’elle eut subitement l’idée de demeurer dans cette forêt. Il lui semblait qu’elle était née pour vivre parmi la nature fruste.

Elle demanda donc à ses parents, l’autorisation de causer avec cette brave femme, ce qu’on lui accorda. Elle avait, au préalable, cru bon de s’informer si elle ne serait pas gênante durant une demi-heure.

Naturellement, la femme du garde qui se prénommait Elvire, avait acquiescé à cette requête, heureuse de plaire à une jeune invitée de son maître.

Il fut donc convenu que Suzette serait reprise à la fin de la promenade.

Dès qu’elle fut seule avec Elvire, elle lui dit :

— Je voudrais vivre en paix, dans une belle forêt.

— La paix, répondit la femme, on ne l’a pas toujours, il y a les animaux.

— Les animaux sont véridiques, prononça Suzette. Quand on connaît leurs instincts, on s’arrange pour ne pas leur laisser de prise. Ainsi tout le monde sait, que quand un chat a faim, il vole. Si on lui donne de la nourriture en suffisance, on n’a pas à craindre ses larcins.

— C’est juste, mais il faut y penser. Alors, vous aimeriez vivre comme moi, dans la forêt ?

— Oh ! oui.

— Et moi, je voudrais être dans une ville ! Vous avez pourtant l’air d’être heureuse chez vos parents.

— Qu’appelez-vous être heureuse ?

La femme se gratta la tête avec son aiguille à tricoter.

— Dame ! vous avez vot’manger et vot’boire, et peut-être des chatteries avec. Vous avez une belle robe et c’est possible que vous vous amusiez encore à aller à l’école.

Suzette admira la naïveté de cette paysanne pour qui « aller à l’école » constituait un amusement.

Elle répondit cependant sans allusion à cette réflexion :

— Oui, j’ai tout cela… mais malheureusement il faut mentir.

— Mentir… et pourquoi ?

— Vous allez comprendre tout de suite… prononça Suzette. Supposez que vous soyez très laide et que je vous laisse croire que vous êtes belle.

— Comme qui dirait pour m’encourager, interrompit la femme.

— Ce n’est pas tout à fait cela… Je vous dirais par exemple : « Ma belle dame, comment vous portez-vous ? » donc, je mentirais, puisque vous seriez laide.

— Je comprends maintenant.

— Eh ! bien, ces mensonges-là, je suis obligée d’en débiter toute la journée, et je trouve que c’est offenser Dieu, qui a eu son idée en créant des gens qui sont bien, et d’autres qui sont plus mal.

— C’est certain… mais il y a l’amabilité.

— Vous avez la même idée que maman, et c’est cette amabilité-là qui est dangereuse. Je voudrais donc vivre comme je l’entends, parler sincèrement et ne pas être tenue à des choses qui me sont insupportables.

Depuis quelques instants, la paysanne contemplait Suzette. Elle lui dit :

— Vous, Mam’zelle, vous êtes une paresseuse, et sans doute, n’aimez-vous pas le travail ?

— Je ne suis nullement une paresseuse ! riposta Suzette interloquée.

— Ce n’est pas une menterie que vous débitez ?

— Puisque je ne mens pas !

— Je me demande pourquoi vous êtes restée à côté de moi, au lieu d’aller vous promener avec vot’papa et vot’maman.

— Je voulais causer avec vous tout en me reposant. Vous êtes une femme simple comme je les aime. À Paris, tout est compliqué, les choses et les gens. Et quand je dis ma façon de penser aux personnes qui me la demandent, elles se fâchent, tellement leur amour-propre est grand.

— Je vois que vous n’êtes pas toujours polie.

— C’est possible, mais au moins, je suis juste.

À ce moment, le garde entra.

Il vit Suzette qui le salua d’un aimable :

— Bonjour, Monsieur le garde !

— Bonjour, Mam’zelle.

— Je tiens compagnie à votre femme et je lui dis que je voudrais bien passer mes jours dans la forêt.

— C’est facile.

— C’est que Mam’zelle a des idées qui ne sont pas pareilles à celles des autres… Elle déteste le mensonge et elle dit aux gens ce qu’elle pense sur eux.

— C’est-y que vous seriez une somnambule comme on en voit dans les foires ?

— Oh ! non.

— Enfin, c’est drôle tout de même, que vous ne disiez jamais de mensonges et que vous vouliez rester avec nous qui sommes de pauvres gens, dit la femme.

— Pour ça, oui, c’est de la bizarrerie…

Le garde examinait Suzette avec beaucoup d’attention. Il se disait : C’est une « innocente » c’est sûr, et ses parents doivent avoir du mal. Ces arriérés-là ne sont pas commodes. M’est avis qu’elle divague un peu. C’est dommage, parce que c’est une belle fillette. C’est pas ordinaire qu’elle ne mente pas ! À cet âge-là, il y en a qu’on roue de coups, parce qu’ils mentent trop, et celle-ci, à son dire, on la punit,
— Je pense que vous devez boire beaucoup !
parce qu’elle ne ment pas assez. Elle a le cerveau fêlé, c’est certain. Je ne veux pas la contrarier, elle pourrait devenir méchante. Ses parents vont venir la rechercher tout à l’heure, et ce n’est pas la peine de l’exciter…

— Alors, comme ça, reprit-il tout haut, vous allez demeurer avec nous, dans c’te cabane des bois ?

— Oui, si cela ne vous dérange pas. Je paierai ma part.

— Ça nous fera une compagnie. Nous n’avons qu’un chien. Nous sommes de braves gens et nous aimons obliger le monde.

— Je serai bien contente de connaître la vie des bois. Vous vous promenez toute la journée ?

— À peu près ! Je visite mes pièges et je surveille les braconniers.

— Ce n’est pas très difficile en somme !

— Cela demande du flair, de la ruse et de l’habileté… j’suis plus malin que je n’en ai l’air, vous savez !

— Ah !

Cet « ah » un peu douteux plongea le garde dans un malaise. Il reprit :

— Vous ne me trouvez pas malin ?

— À dire vrai… non… répliqua Suzette.

— Oh ! peut-on ! cria la femme rouge comme une fraise.

— Non ? hurla le garde offensé, comment que vous me trouvez alors ?

— D’autres ont pu vous assurer que vous étiez intelligent, moi, je trouve surtout que vous avez un aspect bon, mais votre front est têtu et votre œil est vague.

« Elle est cinglée, c’est bien ce que je pensais », murmura le garde à part soi.

Il eut un signe vers sa femme qui comprit ce qu’il voulait dire en le voyant toucher son front de son doigt.

— Notez que je ne veux nullement vous causer de la peine, continua Suzette avec supériorité, l’intelligence n’est pas toujours utile, et vous n’en avez pas grandement besoin pour attraper les animaux. Dans la vie, il s’agit simplement pour réussir, de se placer au-dessus de ce qui est plus bête que soi.

Cette phrase avait été retenue par Suzette qui l’avait entendue d’un des familiers de la maison.

— C’est vrai que vous êtes un peu malpolie, tout de même, risqua la femme du garde, vexée.

Mais son mari lui imposa silence.

Comme il était persuadé que la fillette ne possédait pas tout son bon sens, il essaya de prendre un sujet anodin, et lui demanda :

— Comment vous appelez-vous, Mam’zelle ?

Suzette trouvant cette question indiscrète, riposta :

— Que peut vous faire mon nom ? je ne m’inquiète pas du vôtre. Je suis en séjour chez M. Pirotte et je sais que vous êtes, un de ses gardes. Cela suffit.

— Çà, vous avez de la répartie…

Il pensa : Elle a encore de la logique tout de même… Puisque sa manie est de dire des insolences aux gens sur leur beauté, à ce que prétend ma bourgeoise, j’vas flatter c’te manie…

— Me trouvez-vous beau ? questionna-t-il.

— Vous avez dû l’être. Vos traits sont réguliers selon ce que j’apprends en dessin.

— Eh ! mais, répliqua le garde en se rengorgeant, vous voyez juste. J’étais dans les mieux, pour ne pas me vanter d’être le mieux de mon village, n’est-ce pas, ma femme ?

Le garde songeait maintenant : elle n’est pas aussi piquée que je le croyais, elle est encore futée dans son malheur.

Suzette était enchantée par la perspective de séjourner dans cette forêt. Elle se promettait d’arracher à ses parents, l’autorisation de rester quelques jours dans cette solitude.

Voulant tout mettre au point, elle s’enquit :

— Où est-ce que je coucherai ?

— Ici, dit le garde. Ma femme vous préparera une paillasse.

— Elle est propre ?

— Hein ! faudrait voir à être sérieuse. J’suis un ancien soldat et vous pouvez vous rendre compte que ma femme tient proprement la cagna.

— Je ne voulais pas vous blesser. Ah ! nous serons heureux tous les trois, lança joyeusement Suzette, j’ai appris que Virgile aimait la vie des champs… nous serons comme lui…

« Crac ! la v’la qui déraille. Eh ! ben, c’est pas moi qui voudrait garder une pareille moucheronne… çà vous étranglerait comme rien, la nuit. Je voudrais bien que ses parents reviennent la chercher. »

Il reprit tout haut, un peu inquiet :

— Qu’avez-vous donc à me dévisager de cette façon, petite Mam’zelle ?

— Je pense, répondit franchement Suzette, que vous devez boire beaucoup, Monsieur le garde.

— Quoi ! cria l’autre, décontenancé, je bois parce que j’ai soif.

— Eh ! bien, vous avez soif trop souvent, voilà tout, dit Suzette avec calme. L’ivrognerie est un horrible vice.

Ahuri, le paysan la regarda et répliqua non sans violence :

— Dites donc, cela ne vous regarde pas !

— Calme-toi, mon homme, tu vois bien qu’elle est un peu toquée. Tu viens de recevoir quelque chose sur le museau, ne t’excite pas…

Suzette, sans prêter attention à cette interruption, poursuivit :

— Cela me regarde, mon brave garde, parce que je suis bonne. Vous aimez l’existence, n’est-ce pas ? eh ! bien, si vous continuez, une maladie abrégera vos jours…

— Mais… mais… qui vous a permis de me donner ce paquet ? rugit le garde.

Évidemment, il avait un vilain penchant pour la boisson. Son nez et ses joues cramoisies l’avaient trahi et Suzette, observatrice, s’était emparée de cet atout, mais elle était bien jeune pour le sermonner.

Pendant qu’il allait devant sa porte pour calmer l’irritation qui montait en lui, sa femme restée seule avec Suzette, se rapprocha d’elle pour lui souffler tout bas :

— Je suis bien contente que vous ayez prévenu mon mari de son défaut. Il boit trop, c’est la vérité, et cela me donne bien du souci…

Enfin Suzette était comprise ! Cette femme lui savait gré de sa franchise. Quelle satisfaction de constater que son effort était couronné de succès.

Elle se redressait et oubliait les algarades subies.

Elle répondit d’un ton légèrement protecteur :

— Ma pauvre femme, je ne sais pas s’il y a grand’chose à faire. Il faudrait que votre mari se persuadât lui-même du désastre où il court.

Ces paroles frappèrent vivement la paysanne. Elle leur trouvait un sens juste et elle s’étonna que son mari eût qualifié cette fillette de simple d’esprit.

Elle risqua timidement :

— Puisque vous avez si bien découvert ce qui nuisait à mon mari, ne voudriez-vous pas avoir la bonté de vous occuper de moi, maintenant ?

Suzette hésita. Sa fierté grandissait cependant et cette femme lui parlait avec respect.

Mais une prudence la retenait. Les petits yeux vifs qui la regardaient ne lui inspiraient aucune confiance. Elle se disait que la dame devait avoir des colères terribles. Suzette connaissait une personne qui lui ressemblait et qui ne passait pas pour être bonne.

De plus, maints détails laissaient penser à Suzette que l’avarice devait être son péché favori. Elle avait entendu un jour son papa faire cette remarque : quand on a un menton aussi recourbé, rejoignant le nez, trois fois sur quatre, on peut être sûr d’avoir affaire à un avare.

Suzette cependant, était sollicitée de révéler la vérité et elle obéit courageusement.

— Écoutez bien, Madame. Le garde est allé boire au cabaret parce que vous lui avez refusé le vin qu’il voulait pour son repas. Vous avez fait des économies. Donc, si vous aviez été moins avare, il n’aurait sans doute bu que chez lui.

La fillette adaptait au cas présent une théorie qu’elle avait retenue et qui émanait de Justine.

La femme du garde devint instantanément une furie :

— Ah ! je suis une avare, ma belle Mam’zelle ! et vous venez ici pour me raconter des insolences ! Je le dirai à M. Pirotte et je m’en irai de sa maison… C’est lui, sans doute, qui vous a chargée de cette commission ?

Elle brandissait une longue cuillère à pot, et Suzette avait très peur de recevoir cet ustensile de cuisine à la tête.

Elle répliqua cependant :

— Je me figurais que vous me compreniez, je croyais que vous étiez intelligente.

— Çà ! çà ! vous voulez encore me faire passer pour une bête !

Ses cris attirèrent son mari qui rentra.

— Tu as donc eu une vérité, toi aussi ?

— Elle m’a dit que j’étais avare !

— Eh ! eh ! ce n’est pas mal trouvé ! mais elle a un peu trop dit que j’étais un ivrogne…

Le respect avait totalement disparu, Suzette contemplait les deux offensés qui se démenaient cherchant des excuses à leurs défauts mutuels.

Elle restait impassible, ne pouvant que répéter :

— C’est curieux que vous ne puissiez supporter qu’on vous avertisse de vos tares. Ce serait si facile pour vous de vous corriger.

Le couple ne s’occupait plus d’elle. Leur colère se tournait l’un contre l’autre et quand les parents de Suzette revinrent en compagnie de M. et de Mme Pirotte, ce fut pour assister à une avalanche de reproches que se lançaient les deux époux.

M. Pirotte ne comprenait rien à ce qui se passait. Il était content de son garde et n’avait qu’à se louer de la femme qui lui apportait des fraises des bois, des nèfles, des cornouilles ; selon les saisons.

Il demanda :

— Voudriez-vous me dire ce que vous avez ?

Les deux belligérants parlèrent à la fois, et Suzette crut devoir intervenir :

— Ils m’ont demandé leurs vérités et je me suis exécutée…

M. Pirotte s’exclama, sa femme éclata de rire. M. Lassonat était furieux et Mme Lassonat prit sa fille par la main et l’entraîna.

Durant ce temps, le garde criait qu’il ne resterait pas au service de « Monsieur » qui avait des invités insupportables chez lui et qui venaient faire la loi dans sa forêt.

La femme glapissait d’une voix suraiguë pour donner le tumulte et accusait son maître d’avoir envoyé cette Mam’zelle pour les humilier.

M. Pirotte étendait les mains comme un chef d’orchestre pour essayer de calmer le ménage, mais il perdait sa peine.

Il fut obligé de quitter la place, assourdi, se contentant d’intimer à son garde, l’ordre de venir chez lui le lendemain.

Il rejoignit les Lassonat qui morigénaient Suzette. Cette dernière, fort calme, écouta l’admonestation, se bornant à déclarer :

— Des gens qui me demandent ce que je pense d’eux, n’avaient qu’à écouter tranquillement ce que je leur disais. Au lieu de cela, ils sont entrés dans une colère folle.

— Si on t’abreuvait de tout ce que l’on pense de toi, serais-tu ravie ? dit Mme Lassonat.

— Personne ne se gêne, riposta Suzette avec assez de logique.

— En attendant, je perdrai peut-être deux bons serviteurs, murmura M. Pirotte mécontent.

— Tu vois tous les ennuis que tu causes ! renchérit M. Lassonat.

Suzette ne répliqua plus. Elle ne se donnait pas tort et elle persistait à s’étonner que les gens ne fussent pas plus conséquents avec eux-mêmes.

Elle s’en ouvrit à Bob qu’elle retrouva jouant tranquillement avec le fils du fermier.

Aux considérations que sa sœur lui exposa, le jeune garçon répondit :

— Moi, je n’y comprends rien. Je croyais que mentir était laid et je constate que dire la vérité provoque des drames. Dans tous les cas, je sais une chose, c’est que, nous, les enfants, nous sommes moins susceptibles que les grandes personnes. Avec Jules, le petit fermier, nous nous traitons d’idiots ou de mauvaise tête, et nous restons toujours aussi bons amis.

— Oui, c’est vraiment étrange, murmura Suzette pensivement.

— À ta place, je ne m’entêterais pas à corriger les gens de leurs défauts.

— C’est pourtant charitable de les éclairer.

— Non, parce qu’ils deviendront méchants avec toi, moi, maintenant, je mentirai.

— Oh ! Bob !

— Tant pis ! tu vas voir. En rentrant à Paris, je commencerai.

— Ce sera très laid… tu commettras des péchés affreux.

— Pas plus gros que les tiens. Tu nous as brouillés avec les Brabane, Justine et Sidonie sont tout le temps furieuses, M. Pirotte pleure son garde. Tu en as sur la conscience !

— C’est désolant, convint Suzette, mais je ne perds pas courage. Il me semble que tout tournera pour le mieux. Je sème du bon grain.

— Heuh ! heuh ! fit Bob en imitant son père.

Suzette, cependant était indécise. Elle voyait M. Pirotte soucieux et ne savait comment lui exprimer son regret. Elle voulait se le concilier avant l’entretien qu’il devait avoir avec son garde.

Elle le guetta et lui dit :

— Je voudrais vous parler, Monsieur, si je ne vous dérange pas ?

— Mais non, Suzette… tu es quelquefois intéressante quand tu ne bouleverses pas tout.

Suzette négligea cette allusion et commença :

— Je tiens à vous affirmer que je ne suis pas coupable de la scène d’hier, survenue chez votre garde. Je me plaisais beaucoup chez eux, et j’avais envisagé d’y passer quelque temps.

— Quoi… chez mon garde ?

— Parfaitement. Je jugeais que vivre au milieu de la nature ne pouvait que m’être salutaire. J’ai exprimé ces pensées à ces deux êtres primitifs, mais plus je développais mes idées, moins ils les comprenaient. Au lieu de se dire qu’ils étaient sans doute bornés dans leur intelligence, ils ont cru plus simple, de me prendre pour une toquée.

— Seigneur ! s’écria M. Pirotte en riant.

— Je n’invente rien. Tant que j’ai gratifié ces gens stupides de louanges, ils me prenaient pour une jeune fille sensée, mais dès que la balance penchait sous le poids d’un de leurs défauts, je redevenais folle pour eux. Puis, quand enfin, j’ai voulu leur rendre service en les éclairant sur leurs propres personnages, ils ont fait un charivari honteux. Vous voyez donc, Monsieur que je ne suis pas responsable. M. Pirotte se serait amusé s’il n’avait pas craint la désertion de son garde. Aussi conservait-il un peu d’humeur contre Suzette.

— C’est fort regrettable, dit-il, que tu te sois permis de pareilles libertés. Tes parents t’ont souvent répété qu’une fillette de ton âge devait se taire et non pas donner des leçons.

— Je le sais, Monsieur, mais n’oubliez pas que j’ai le désir de me perfectionner et que le mensonge est un terrible péché. Il cause des malheurs.

— Qui te parle de mentir ? on te prie simplement de te taire.

— Vous savez bien que c’est impossible dans le monde. Les premières paroles que l’on prononce quand on voit une personne sont souvent un mensonge.

— Comment cela ?

— Par exemple : « Bonjour chère Madame, comment vous portez-vous ? — Bien, chère Madame. — C’est vrai, vous avez une mine charmante. » Parfois, Monsieur, la dame à qui l’on dit ces mots, a une figure pâle et tirée, mais on ment pour ne pas l’effrayer. Résultat : elle ne se soigne pas. C’est ce que maman a dit à Mme Pirotte quand nous sommes arrivés.

— Quoi ! ma femme est souffrante ?

— Et comment ! Maman a confié à papa : cette pauvre amie a vieilli de dix ans ! que peut-elle avoir ?

— Tu me confonds et tu m’alarmes. Quand on vit près des personnes on ne les voit pas changer.

— Faites soigner votre femme.

— Je vais téléphoner au docteur tout de suite. Sans attendre, M. Pirotte appela le docteur au téléphone et il fut convenu qu’il passerait dans la journée.

Suzette sortit de cet entretien, grandie dans sa propre estime.

Le garde vint et tout se termina bien. Il s’excusa d’avoir été un peu vif et avoua qu’il buvait un peu plus qu’il ne devait et que sa femme était « regardante » sur l’argent. Elle ne lui octroyait aucun verre d’extra, alors il avait une petite réserve achetée sur l’argent qu’il gagnait avec ses bénéfices de bêtes tuées. Désormais, tout allait changer. Cette Mam’zelle avait du bon avec sa manie de débiter la vérité à ceux qui la lui demandaient et à ceux qui ne la désiraient point.

M. Pirotte était enchanté.

Quant à Mme Pirotte, elle fut très surprise en voyant le docteur qui s’écria en la regardant :

— Mais vous avez le foie en mauvais état, bonne voisine ! Pourquoi ne pas m’avoir appelé plus tôt ?

Il résulta de la consultation qu’il était temps que M. Pirotte se soignât.

Son mari félicita Suzette :

— Grâce à toi, mon enfant, nous couperons le mal dans sa racine.

— Ne me remerciez pas, Monsieur, et gardez-moi le secret… que maman ne sache rien, cela compliquerait encore mon cas. Réjouissons-nous et ne nous vantons pas.

Et M. Pirotte admira Suzette.