Système des Beaux-Arts/Livre dIxième/12

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Gallimard (p. 384-388).

CHAPITRE XII

ESSAI SUR LE STYLE

Nos pères voulaient appeler modestie non pas tant une disposition du jugement à l’égard des projets, des forces, ou de l’opinion d’autrui, qu’un état du corps, qui est un genre de politesse, et qui figure le repos des passions, en même temps que l’application déliée qui accompagne presque toujours le travail manuel, et que l’assiduité donne aux bons écoliers. Il est d’expérience que l’ambition, ou seulement le désir de bien faire, éveille un autre genre d’attention, tendue et nouée, qui fait que les actions les plus simples sont difficiles et sans grâce. Chacun peut comprendre, en réfléchissant là-dessus, que la volonté n’a point de prise hors d’une action qu’elle fait. Et l’on appelle bien passion cet effort de nous qui nous étrangle et paralyse, par l’image vive des obstacles éloignés. J’ai souvent invoqué cette précaution du sage contre les soucis : « Une seule chose à la fois » ; elle est de plus grand secours encore dans l’exécution des œuvres. Et peut-être est-elle surtout visible en ces maisons bien des fois agrandies ou consolidées, selon les besoins et les ressources, et ornées de même, sans aucun plan ambitieux. Dans ce genre de travaux, où la matière résiste et porte les projets, le troupeau des muscles est assoupli par un mouvement certain, et l’imagination est conduite par la chose, ramenée à la chose ; l’œuvre s’accroît enfin par l’œuvre. Tel est le principal de ce que les arts les plus anciens avaient à nous apprendre. Heureux Molière, qui écrivait une pièce comme l’artisan creuse une auge ou ajuste les pièces d’une table. Aussi est-il presque sans exemple que les nécessités du métier et la forte résistance de la chose ne fassent pas naître quelque espèce de style, en toute œuvre, quand ce ne serait qu’un loquet de porte forgé au marteau. Ainsi, dans le style, deux conditions seraient comprises ; la grâce et l’aisance dans l’action, et quelque caractère dans l’œuvre faite, qui est la trace de cette action même. Par ces remarques on comprend déjà pourquoi les œuvres faites par moyens mécaniques n’ont point de style. Et la cause du mauvais style aussi se découvre, sans exception autant que je puis savoir, dans ces œuvres où la matière prend aisément toute forme, et où l’ornement est aussitôt ambitieux, en même temps que l’effort, par un mécanisme infaillible, pèse sans prudence sur l’outil.

On comprend peut-être après cela quelle est la difficulté véritable dans les arts qui sont presque sans matière, comme sont la peinture, le dessin, et surtout l’art d’écrire. Mais le plus libre de tous les arts est sans doute l’art de la conversation, où l’on n’est même pas retenu par les nécessités de syntaxe, ni par les mouvements de l’écriture. C’est alors, par cette dangereuse liberté, par l’attention aussi toujours tournée vers soi, que l’improvisation éveille le tumulte du corps, la tension, la rougeur, les signes, dont le résultat serait enfin une sottise sans mesure et d’amers regrets, si la politesse ne limitait d’avance les conversations à des lieux communs, et encore selon une forme convenue. Le style peut être alors dans l’attitude, comme il est déjà dans l’édifice, dans les meubles et dans les costumes ; mais l’œuvre parlée n’est rien. D’après cela on se fait quelque idée de ce que pourrait être une conversation véritable où chacun inventerait en parlant. La suprême règle de la forme concerne ici le corps ; il est assez clair que l’attention ambitieuse est détournée par cette profonde gymnastique qui est la science des manières, et que la pensée est réglée par le corps. La vraie modestie se montre ici comme il faut et par ses vraies causes. La Bruyère dit, en d’autres termes, que l’honnête homme ne se pique de rien. Cette belle tenue s’accorde rarement avec des pensées neuves et fortes. Il y a de l’ordinaire dans les idées de l’homme poli. Tel serait donc le style sans contenu. Du moins nous saisissons ici la modestie dans son attitude, qui par elle-même exclut l’emportement et même l’entraînement, annonciateurs de sottise. Et je crois que le style est style par ce qu’il annonce, qui est au contraire retenue et attention déliée.

Ces remarques sont pour faire entendre que le style, de même que la politesse, ne peut jamais être volontaire ni cherché, mais enferme une improvisation libre que le travail n’imite jamais. Dans les idées du sauvage qui a travaillé seul, je vois souvent une impolitesse qui ne se montre pas dans les premières apparences, mais plutôt par l’absence du bonheur d’expression, comme on dit si bien. Il est clair que la vraie culture, dans cet art périlleux de la prose, a pour fin de conquérir la modestie sans perdre la force. Allant droit au but, d’après la leçon des arts qui nous sont mieux connus, je conjecture que les travaux de l’esprit ne conduisent à la forme, ou si l’on veut au style, qu’autant qu’ils ressemblent aux travaux manuels ; car notre condition humaine est telle, par la fabrique de notre corps, que seule l’action efface les passions, délivre le cœur, et enfin la pensée. C’est pourquoi j’aimerais qu’une école de belles-lettres ressemblât toujours à quelque atelier de peintre, où l’on ne médite jamais sans faire. Et cette culture exclut tout à fait, selon mon opinion, ces connaissances que l’on prend en écoutant et que l’on prouve en parlant. Cette méthode ne conviendrait qu’à quelque école d’éloquence, à la mode des anciens ; mais l’idée même en est perdue. Toujours est-il qu’à une telle école on n’apprendrait point l’art de la prose, lequel est bien éloigné de l’éloquence par les moyens, les règles du style et la fin, comme il a été dit. Il faut donc comprendre que, par les exercices scolaires qui sont de tradition, et que l’on pourrait étendre d’après ces principes, la volonté écolière est ramenée des fins lointaines et des ambitions peu à peu à l’action même ; l’assiduité est alors plaisir en elle-même, et l’action prend toute la pensée et la garde, comme une bonne terre boit l’eau. Car saisir vaut mieux qu’admirer ; mais faire vaut mieux que saisir. Et le respect passe ainsi de l’intention au geste, comme la piété dans son profond développement ; ainsi se forme pour toute une vie l’écolier de lettres, comme l’écolier de peinture.

Cette méthode d’écrivain, de penser à mesure que la plume écrit, ne se perd plus dès qu’on l’a assez éprouvée. Car la pensée sans objet est creuse ; et l’objet proche et convenable pour ce genre de pensée que les mots expriment, c’est la langue même. Comme l’architecte construit pierre sur pierre, mais nullement sur le papier, et encore moins en rêverie, ainsi l’écrivain écrit, liant un mot à un mot ; et ce qu’il écrit c’est sa pensée. Réciter à soi-même avant d’écrire, c’est une méthode d’orateur, qui a d’autres règles ; et si l’on ne peut s’en délivrer tout à fait, qu’elle regarde toujours de près les mots qui sont écrits, comme le maçon cherche une pierre convenable pour joindre à celles qui attendent. Comme un mouvement d’éloquence en appelle un autre qui continue, ou qui repose par le contraste, d’où naît la pensée oratoire, ainsi une ligne de prose, par les mots avec tous leurs sens, par les liaisons, qui vont toujours au delà du projet comme un lait de ciment achève le bloc, par l’équilibre et les échanges avec ce qui précède, dessine déjà ce qui va suivre, et par l’ajustement le fait reconnaître. Car il n’y a qu’une pierre qui convienne, mais le maçon la trouve toujours. Par quoi la prose ressemble aux autres œuvres. Toujours, autant que l’œuvre est d’artisan, le modèle de l’œuvre est hors de l’œuvre ; mais autant que l’œuvre est d’artiste, c’est l’œuvre même qui est le modèle. Enfin ce qui renvoie à un autre objet est plat ; ce qui renvoie à la sagesse de l’auteur est pédant ; mais quand l’œuvre répond à elle-même et instruit l’artiste aussi bien, elle est de style alors. Et ce n’est pas par hasard que ce beau mot désigne aussi l’outil pointu qui sculptait autrefois l’écriture. Par ces convenances, la règle prend corps en même temps que le mot trouve sa juste place. Laissons maintenant le ciment durcir ; n’y touchons plus.

FIN