Système des Beaux-Arts/Notes

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Gallimard (p. 389-400).

NOTES


I

Sur l’Avant-Propos.

Les rares additions qu’on trouvera dans les chapitres terminaux de quelques-uns des Livres répondent seulement aux exigences de la mise en pages. Je ne les crois pas inutiles, mais je ne les jugeais pas non plus nécessaires, sans cette raison de métier. À cela près le Système des Beaux-Arts est réimprimé ici tel qu’il parut en 1920. Ce n’est pas que je n’y trouve à reprendre et à expliquer, mais je ne me crois pas capable de faire mieux maintenant. Cet ouvrage fut écrit dans la boue militaire, sans autre fin que de me distraire, et sans penser qu’il dût jamais être proposé au public. Ces conditions, qui sont favorables ne se retrouveront jamais. Je ne pourrais, maintenant, oublier tout à fait les œuvres, les doctrines, les paradoxes de ce temps-ci. J’imaginerais une résistance du lecteur, un étonnement, des objections. Temps perdu, car tout ce qu’un auteur imagine de son lecteur est faux. Ainsi je perdrais de vue, peut-être, l’idée qui m’a soutenu en ce difficile sujet, c’est qu’une doctrine de l’imagination, sévèrement dessinée, devait conduire non seulement à ordonner les Beaux-Arts selon la nature humaine, mais aussi à les mieux comprendre, et à les reconstruire de plus près, et j’oserais dire physiologiquement. La terre des hommes est partout couverte de ces signes puissants que l’humanité se fait à elle-même. Or, si l’on prend les Beaux-Arts comme des langages, ainsi que Comte l’a fait, il n’est point vraisemblable qu’aucun langage ait été jamais la suite d’une idée ; mais plutôt il faut dire que le langage est le commencement de l’idée, et le premier objet de la réflexion. Il faut bien que l’homme parle avant de savoir ce qu’il dit. Mais on pouvait encore être dupe ici d’une autre manière, si l’on considérait les signes et les œuvres comme des copies d’images formées dans la fantaisie. Or c’est par ce côté-là que j’aborderai le problème, ayant décidé d’éprouver une bonne fois cette monnaie fiduciaire, qui a cours par la complaisance, et enfin d’exposer au jour les visions des rêves et tout ce qui y ressemble. La ferme doctrine de Descartes, convenablement suivie, conduisait finalement à comprendre que l’imagination tant décrite est elle-même presque toute imaginaire, et, bref, qu’il n’y a point d’images hors de la perception des objets présents. D’après cela il fallait rendre compte des œuvres en considérant seulement la structure humaine, les travaux humains, et les objets. Et puisque les remarques auxquelles j’étais ainsi conduit s’ordonnaient d’elles-mêmes en un système, jusqu’à éclairer un peu les secrets de l’art d’écrire, il me parut que ces chapitres pouvaient être soumis au public éclairé. Dans le fait l’ouvrage ne fut pas beaucoup lu, mais du moins il fut bien lu. La difficulté ne rebuta point, l’absence de preuves n’étonna point, dans un sujet qui a de quoi effrayer. Et les dissentiments, autant que j’ai su, vinrent principalement de ce que le lecteur, éclairé par la pratique d’un art déterminé, lui voulait attribuer plus de puissance ou une place plus éminente que je n’avais fait. Concernant l’idée directrice il ne s’éleva point de ces objections proprement scolastiques, fruits naturels de la psychologie errante. Tout artiste sait d’après une sévère expérience, que le métier rabat promptement l’imagination, et que le faire, même dans l’art de l’écrivain, et plus évidemment dans les autres arts, va bien plus loin que les pensées. Les notes qui vont suivre seront donc bien plutôt explicatives que polémiques. Au reste, puisqu’une idée n’est jamais qu’un instrument d’exploration, la fin des ouvrages de l’esprit doit toujours être d’avertir, plutôt que de persuader ; et celui-là seul qui découvre en quoi une idée est insuffisante s’en est servi comme il fallait.

II

Livre I. Chapitre III. — Sur les Images.

Une doctrine de l’imagination qui nous refuse le pouvoir, tant célébré, de contempler la forme et la couleur des objets absents, ne sera point aisément acceptée, peut-être, par ceux que l’expérience des arts n’a pas instruits. Je crois donc utile d’exercer le lecteur au sujet de trois exemples remarquables. Beaucoup ont, comme ils disent, dans leur mémoire, l’image du Panthéon, et la font aisément paraître, à ce qu’il leur semble. Je leur demande, alors, de bien vouloir compter les colonnes qui portent le fronton ; or non seulement ils ne peuvent les compter, mais ils ne peuvent même pas l’essayer. Or cette opération est la plus simple du monde, dès qu’ils ont le Panthéon réel devant les yeux. Que voient-ils donc, lorsqu’ils imaginent le Panthéon ? Voient-ils quelque chose ? Pour moi, quand je me pose à moi-même cette question, je ne puis dire que je ne voie rien qui ressemble au Panthéon. Je forme, il me semble, l’image d’une colonne, d’un chapiteau, d’un pan de mur ; mais comme je ne puis nullement fixer ces images, comme au contraire le regard direct, si l’on peut dire, me remet aussitôt en présence des objets que j’ai devant les yeux, je ne puis rien dire de ces images, sinon qu’il me semble que je les ai un instant aperçues. Mais comme il ne manque pas autour de moi de reflets, d’ombres, de contours indéterminée que je perçois du coin de l’œil et sans en penser rien, il se peut bien que je prenne, du «ouvenir de ce chaos d’un moment, l’illusion d’avoir évoqué, le temps d’un éclair, les parties du monument absent qu’en moi-même je nomme. Là-dessus je demande seulement que l’on se défle de soimême, et que l’on ne décrive point par le discours au delà de ce qu’on a vu. Le second exemple concerne nos perceptions réelles, dans lesquelles l’imagination entre toujours. Je perçois un précipice par les yeux. Il est clair que ce que je perçois réellement est couleur et contours et que la vision de la profondeur est imaginaire. Et voici la question. Quand cette perception imaginaire va au tragique par le vertige, ce qui arrive souvent lorsqu’une pierre roule, ou qu’un oiseau s’envole du rocher dans la profondeur, est-ce que l’abîme est alors dans ce que je vois, ou bien n’est-il pas seulement dans les mouvements retenus de tout, mon corps qui en même temps se précipite et se relient ? Au vrai je sens l’abîme par la terreur ; et, parce que je le sens, je crois que je le vois. Cet exemple peut jeter dans des réflexions sans fin. Car, lorsque je vois l’horizon au loin, cette distance est imaginaire aussi ; je crois la voir, mais plutôt je la sens, en une préparation de mon corps à marcher longtemps. Afin de mieux apercevoir les pièges de l’imagination, amusez-vous, quand les feuilles auront poussé, à voir dans quelque branche qui se détachera sur le ciel un visage d’homme, et examinez si, par ce travail d’imagination, la forme de l’objet sera changée le moins du monde. Elle ne le sera pas, mais vous croirez d’abord qu’elle l’est. Le troisième exemple n’instruira que ceux qui, à la manière des peintres, savent mesurer des grandeurs apparentes. La lune à son lever nous paraît plus grosse qu’au zénith ; et sans aucun doute c’est l’imagination qui la grossit. Mais enfin, direz-vous, elle la grossit ; elle étend ce disque au delà des limites que l’optique déterminerait. L’imagination change donc les apparences ? Mais non ; elle ne change point les apparences. La lune n’apparaît pas plus grosse qu’elle ne devrait ; et les astronomes, qui mesurent souvent une telle image, je dis quant à sa grandeur apparente, vous diront que cette grosse lune à l’horizon ne couvre pas plus de divisions sur leur réticule, que la lune au zénith par les nuits claires. Ici encore nous croyons ferme, et je dirais même de tout notre cœur, que l’imagination fait apparaître une lune plus grosse ; mais cela n’est point. La lune ne paraît nullement plus grosse. Nous croyons qu’elle paraît plus grosse.

III

Sur le Livre II et spécialement sur la danse.

Il s’en faut de beaucoup que ce livre-ci ait l’ampleur convenable, et que l’existence collective y soit considérée. Mais, comme il ne faut point raturer témérairement, je me contente de trois remarques. Il fallait premièrement distinguer mieux le jeu et l’art, qui, dans le mouvement, sont souvent mêlés. La guerre est proprement un jeu, par la puissance qui surmonte, et aussi par l’esprit de combinaison ; mais la guerre n’est point esthétique parce qu’elle n’est nullement spectacle. Au contraire les revues militaires et les fêtes triomphales participent du beau ; elles sont représentation, signe, langage. Le jeu de ballon, de même que la guerre, ne représente rien ; mais une fête, au contraire, se représente à elle-même, et souvent n’est rien de plus que la signification de la fête, par tous et en même temps pour tous. Toutefois la fête diffuse n’a pas encore le caractère esthétique ; il lui manque d’être objet. Les fêtes les plus anciennes sont objet par ceci, qu’elles représentent les événements de la nature et de l’histoire. Elles sont théâtrales en ce sens. Il faut penser ici aux fêtes du printemps et des moissons ainsi qu’aux anciennes tragédies, ou encore à la messe solennelle. La cérémonie, le cortège et la danse font ici l’objet. L’idée de fête enveloppe donc les trois autres, et par là éclaire les arts en mouvement, et sans doute tous les autres. La danse n’est qu’un jeu si elle n’est que spectacle. Mais aussi la danse est action. On saisirait l’essentiel de la danse si on la prenait comme fête nue, c’est-à-dire comme échange de signes absolument. Le moment caractéristique de la danse est celui du premier langage, où, à bien regarder, on comprend ce que l’on exprime, en comprenant seulement que l’autre comprend. Danser est un échange de mouvements imités, qui deviennent signes par ceci qu’ils se correspondent. Le rythme se rencontre en toute action concertée, comme de ramer ou de tirer sur un câble. Il devient esthétique dans la danse par ceci, que l’action rythmée passe à l’état de pur spectacle sans cesser pourtant d’être action. Chacun danse devant l’autre et pour l’autre. La danse est Le premier miroir. Si l’on observe la Dérobée des Bretons, on remarque une ressemblance des visages et une beauté en tous, par cette scrupuleuse attention ; en sorte qu’il y a de l’immobile en ce mouvement mesuré. Cette danse est architecturale et solide, déjà frise et ornement. Immobile comme ces grandes musiques, qui ne périssent point d’instant en instant, mais au contraire, en cette épreuve de la succession, se montrent durables par la constance signifiée dans le changement même. Ainsi la vraie musique, comme la vraie danse, s’oppose au temps dans le temps même, et représente le temps sous l’aspect de l’éternité. Retenons seulement que la danse est société, et que le style de la sculpture doit quelque chose à la danse. Il est clair, par opposition, que le style de la peinture doit beaucoup à la cérémonie. (V. Note VII.) Ces deux termes, de danse et de cérémonie, s’opposent de toutes les façons ; le cortège est entre deux. La fête les enferme, mais les dépasse en ce sens qu’elle marque un moment de réflexion, et comme une dissolution des deux autres choses. Le comique est sur le passage, mais c’est le carnaval qui affirme le plus énergiquement l’esprit de la fête. J’indique seulement ce fragment de jeu dialectique, qui est dans la manière hégélienne. Je ne méprise point ce jeu ; mais j’ai éprouvé que la suite des arts ne se prête point sans résistance à des développements de ce genre-là. Toutefois les idées de ce modèle ne sont point mauvaises à suivre, et il est rare qu’elles ne conduisent point à découvrir quelque chose de neuf.

IV

Livre IV. — Sur la place de la Musique dans une classification
des Beaux-Arts.

Misère fait ressource. Si j’avais lu de près ce que dit Hegel de la musique, et qui est haut et fort, avant d’en écrire moi-même, peut-être n’aurais-je pas osé tant rapprocher cet art sublime de ces arts un peu sauvages, et si bien liés aux mouvements du corps humain, comme sont l’acrobatie et la danse. Heureusement, en cet isolement où j’étais, je ne suivis point d’autre fil conducteur que l’exacte description de l’imagination elle-même. Ainsi au lieu de considérer, comme Hegel, que la musique, encore plus que la peinture, se déleste de matière, au lieu de remarquer après lui que le son est, de tous les signes, le plus près de la pensée, comme aussi le temps, où le son se développe, je fis attention au contraire à ceci que la musique est premièrement le chant, si naturellement lié à la danse, et que, disciplinant de plus près encore que la danse les mouvements du corps humain, elle se trouve ainsi parmi les premiers-nés des arts, et le moins pensé peut-être. Sur quoi un homme de notre temps se trompera aisément, par la coutume d’entendre souvent de vastes symphonies, sans aucun mélange des voix, et qui sont affranchies du mouvement humain par l’instrument, chose architecturale. Ce rapport étonnant, qu’il ne faut pas oublier si l’on veut comprendre le développement de la musique, ne doit pourtant pas couvrir jusqu’à la cacher cette agitation du corps humain, sensible dans l’orchestre, et redoublée par le chef d’orchestre d’après une loi qui est de nature, agitation contenue dans l’auditeur, et qui se fait jour par l’applaudissement. D’où j’aperçois que la musique prend notre âme par le dessous, et nos sentiments dans leur matière, avant que l’expression poétique les ait ornés de métaphores, avant qu’ils soient seulement nommés. C’est donc l’existence de l’âme, et non point son essence, qui s’exprime encore dans la musique la plus purifiée, j’entends ces mouvements cosmiques par lesquels l’immense existence nous est intime et intérieure. D’où je comprends que, par la musique, le monde s’offre toujours, et enfin que toute musique soit sur le point d’être descriptive, quoiqu’elle ne puisse point l’être du tout ; ce qui expliquera assez bien le paradoxe de ces titres célèbres, quelquefois imposés par l’artiste lui-même, plus souvent prononcés par la foule des admirateurs, et dont la vérité éclate, mais sans trouver développement. De cette présence, qu’il semble que l’on touche, résulte aussi ce caractère architectural de la musique, qui nous entoure et nous limite à la manière d’un temple, tempérant en effet nos mouvements, et nous offrant impérieusement des chemins et des passages. Cet ordre nous touche en effet, non moins intimement que ne fait notre propre chant. En sorte qu’il est également vrai de dire que la musique exprime les nuances de notre existence subjective, et de dire qu’elle nous remet au monde. C’est pourquoi il faut ici penser l’union des deux, qui fait un monde sans parties et un infini possédé. D’où l’on passe à ce caractère toujours religieux de la musique, mais sans oublier non plus le corps humain et le monde. Et cela n’importe pas peu, car toute religion est de l’existence, non de l’essence. Et la musique, à son tour, exprime l’existence, à proprement parler, sans aucune essence, par ce déroulement dans le temps, qui réduit l’objet à ce qui arrive, d’abord attendu, ensuite retenu comme en éclair, mais transformé aussitôt par une négation continue du souvenir. Il y a un sillage de la musique qui a la forme du souvenir, mais qui est aussi oubli total. C’est donc le jeu de notre renaissance, et la métempsychose à chaque instant. Par ces raisons, il faut laisser la musique à sa place, qui est loin derrière nous ; et la poésie de même, quoique plus éclairée d’esprit. D’après ces perspectives redressées, ce qui est devant nous et nous attend, l’art de l’esprit, c’est bien la prose, il me semble.

V

Livre IV, Chapitre IX. — Sur la Musique et l’Idée.

La Musique est, de tous les arts, le plus propre à faire paraître ce qui est vrai de tous, à savoir que l’idée qu’ils expriment n’est nullement séparable de l’œuvre, ni exprimable par des concepts. C’est que la Musique est fondée seulement sur l’art de faire tenir des sons ensemble, ce qui, d’un côté, exige que l’on abandonne ou tout .lu moins que l’on subordonne l’usage ordinaire des cris articulés, les ramenant au rang de simple matière. Comme il arrive si l’on entend un orateur d’assez loin pour ne plus saisir le sens des mots ; il reste alors un bruit de nature, qui exprime l’homme, mais bien au-dessous de ce qu’il voudrait. En revanche la musique est capable d’assembler plusieurs discours ainsi dépouillés, leur rendant par l’accord ce qu’ils perdent de sens, et leur donnant finalement un sens plus haut, qui réunit en chaque moment, en quelque sorte, le discours et l’applaudissement, en éliminant tout à fait ce qui reste de rumeur dans les bruits de l’éloquence ; non pas tout à fait ; car l’orchestre et les chœurs se rapprochent souvent, l’un du bruit cosmique et inhumain, les autres du bruit humain, mais non sans préparation, non sans solution, et toujours sans perdre ni mettre en péril l’harmonieux assemblage. Qu’exprime donc la musique par là ? L’Église même, ou l’assemblée, en accord avec la nature tout entière, et c’est ce qui fait que la musique est si évidemment réelle au moment où elle se produit, et absolument hors de ce moment, c’est-à-dire soustraite aux hasards. Ce qui produit en effet l’idée indivisible du Dieu spinoziste, nature et humanité ensemble, sans aucune permission d’interrompre, ce qui est rompre. Cette intuition, intellectuelle en ses rares moments, et toujours périssable, ou pour mieux dire fugitive par les rappels de la nature, est au contraire, ici, apportée par la nature même, puisqu’elle tient tout entière dans une immédiate perception des sens. Le ravissement esthétique résulte donc bien de ce que l’imagination, en son libre jeu, s’accorde avec l’entendement, comme Kant l’a dit. Il est à propos aussi d’expliquer un peu en quoi consiste ici le libre jeu de l’imagination. Car, dans la musique, de même que l’idée est pure, le jeu de l’imagination est pur aussi, sans ces complications politiques de l’entre deux. L’imagination, entendez les mouvements du corps humain sur lui-même, est alors éveillée toute, sans choix et hors des chemins de la coutume ; ce qui fait qu’écouter la musique c’est parcourir le champ entier des sentiments possibles, ce qui rassemble tous nos souvenirs en un, et en même temps ouvre tous les chemins de l’avenir, au lieu d’en montrer un ou deux, comme ferait le triste monologue, toujours durcissant et s’amincissant depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse. Mais cette idée même je ne l’exprime que métaphoriquement, l’idée restant distincte de la chose ; au lieu que la musique est cette idée même.

VI

Livre IV. — Sur la Musique comme Architecture.

Architecture sonore, a-t-on dit souvent. J’ai longtemps repoussé cette métaphore. C’est le célèbre Eupanilos qui m’y a ramené ; et, de toute façon, il est vrai qu’on ne médite jamais vainement sur cette loi architecturale, qui est de solidité et de durée, autant qu’elle régit tous les arts sans exception. Les œuvres musicales n’ont point de durée par leur matière, mais seulement par l’assemblage, si serré et si plein qu’on n’y voudrait rien changer, et que la pensée n’en vient même pas. Au vrai la puissance d’une composition musicale résulte principalement de ce qu’elle efface à chaque moment la pensée même de changer, d’où l’œuvre apparaît comme durable et comme chose. Par la marche, par la promesse, par l’annonce sans aucune ambiguïté, on peut dire qu’elle existe toute. D’où l’on conclura que la belle musique s’exprime elle-même et n’exprime rien d’autre. C’est là qu’il faut toujours revenir. Et l’on pourrait aller jusqu’à dire que la musique faible ou manquée, ou laide, comme on dit, est telle seulement parce qu’elle n’assemble pas. La fugue aurait donc toujours raison, pourvu qu’elle assemble. Maintenant il faut remarquer que ce sont des cris qui sont ainsi assemblés ; d’où l’édifice sonore discipliné l’exécutant au plus profond, muscles et sang, et l’auditeur aussi par les mêmes causes ; elle nous touche donc, dans tous les sens de ce beau mot, nous arrête, nous dirige, nous détourne, à la manière d’un monument de pierre, en sorte que la métaphore de l’Eupalinos dit bien qu’elle nous enveloppe, qu’elle a des murs, des portes et des chemins comme le temple. D’où l’on comprend encore une fois qu’elle est œuvre, et d’ouvrier.

VII

Livre VIII, Chapitre IV. — Sur la Composition.

Quelqu’un s’étonna de ne rien trouver en cet ouvrage qui concernât la composition. Je veux dire ce que j’en crois. C’est là une idée à plusieurs sources, et peut-être toujours extérieure, c’est-à-dire fille d’intelligence et de nécessité. Par exemple un mouvement de voltige, d’un trapèze à un autre, est composé par la trajectoire immuable que décrit le centre de gravité du gymnaste ; ainsi il ne peut être autre. Une maison est composée d’après d’autres nécessités, mais surtout d’après la pesanteur encore. Une moitié de voûte, cela ne peut aller. Toutefois on pourrait peindre une moitié de voûte. On devine que la composition picturale reçoit ses règles de la nécessité architecturale, et de plus d’une manière. Pourtant j’aperçois un art qui a pour fin de composer, c’est l’art des cortèges et des assemblées. La composition est ici essentielle, par exemple dans un lit de justice, et on verra dans Saint-Simon pourquoi ; c’est que chaque place signifie quelque chose ; la nécessité que tous entendent, que tous soient vus ou entendus, achève assemblée. Peut-être le cortège n’est-il, pour le principal, que la préparation ou le développement de l’assemblée. Les privilèges s’y retrouvent encore, ainsi que la nécessité de trouver passage et d’établir d’avance le respect. Il me semble qu’hors de ces nécessités extérieures la composition n’est jamais rien ; car on ne peut nommer composition cet ordre de développement intérieur qui, dans la musique, fait revenir le semblable ou l’opposé, et tout ensemble dans la terminaison. Le mot composition, par sa structure, refuse ce sens. La composition serait donc extérieure absolument. À ceux qui repousseraient ce paradoxe, je veux proposer deux exemples étonnants. L’un est pris de ces tableaux de la Sixtine qui reçoivent leur forme de l’édifice ; on y remarquera la composition selon le triangle, qui certainement a réglé le nombre et l’attitude des personnages, sans aucun artifice, parce que la nécessité de composer reste bien clairement extérieure. Les autres exemples, directement opposés à ceux-là, sont offerts par tous les genres de la composition dite pyramide, groupement des personnages souvent critiqué, parce que l’on ne voit point de raison extérieure qui fasse qu’une Sainte-Famille, par exemple, soit ainsi disposée, et que l’on nie que les rapports des personnages et l’échange des sentiments puisse exiger cette forme empruntée à l’architecture, mais non point imposée par l’architecture. D’où l’on pourrait dire que le monument soutient le tableau mais que l’idée architecturale le dissout ; ou, en d’autres termes, que la contrainte extérieure doit se montrer telle, enfin que la nécessité imitée n’est nullement la nécessité. Le sujet, comme on voit, ne s’éclaire pas. Je proposerai encore deux remarques. La première est pour montrer que la nécessité architecturale, qui tient à la pesanteur, ne règle pas moins l’attitude du corps humain et sa place ; et, par négation de cette condition, je remarque que ce qui ne pèse point, comme oiseaux, personnages ailés, personnages flottants, est presque toujours mal placé dans un ensemble pictural. La deuxième remarque est que le développement d’une belle œuvre, soit dans le temps, soit dans le lieu, devient règle de composition en d’autres œuvres, en cela imitées, et qui ne sont pas toutes médiocres. Ainsi sont les unités au théâtre, et les règles de la sonate et de la symphonie. Je conclus, quoique ce soit prématuré, que la composition se rapporte à l’industrie, et désigne ce qui, dans l’œuvre, se conforme à une nécessité d’avance comprise, ou bien à un plan de raison. J’ai assez montré que ces idées séparables se trouvent aussi bien et mieux dans les œuvres qui n’ont point de beauté que dans les belles, et qu’ainsi la connaissance du beau ne reçoit d’elles aucune lumière, quoique, par une pente naturelle, la critique s’égare souvent par là.

VIII

Livre IX, Chapitre IV. — Sur le Dessin et le Portrait.

Cette idée que l’art du portrait soit étranger à l’art du dessin et même le nie, est de celles qui ont étonné le lecteur. Et, quoique la marche de cet ouvrage-ci dispose plutôt à suivre les idées et à les essayer qu’à les réfuter, néanmoins sur ce point-là des objections se sont élevées, et des œuvres aussi, car il existe un bon nombre de portraits qui, sans le secours de la couleur et même de l’ombre, et par le trait seulement, font revivre un regard d’homme. Il fallait donc méditer de nouveau sur ces exemples, mais sans cette précipitation à changer qui est bien plus redoutable dans le travail de la pensée qu’au contraire l’application à ne point changer les idées d’abord, qui est fidélité. J’ai donc interrogé ces juges muets, et il m’a semblé que l’immobilité était leur attribut, ce qu’on ne peut affirmer d’un portrait peint. Le portrait peint est étranger au mouvement, et ainsi ne reçoit point non plus la négation du mouvement. L'immobile est pensé dans le mouvement fixé. Je dirais bien que les portraits faits au crayon ou à la plume promettent, mais ne développent pas ; ce n’est toujours qu’un mouvement fixé ; d’où quelque chose de sec en cette force ressemblante. Nous sommes renvoyés au modèle ; mais c’est l’imagination errante qui a la charge du développement. Au lieu que le portrait peint développe nos pensées et nos sentiments dans la perception même, et ainsi ne nous renvoie jamais à un modèle imaginaire. Le portrait gravé s’approche un peu de la peinture, par les ombres ; et la peinture reproduite par ce moyen garde encore ses caractères, ce qui conduit le graveur à vouloir peindre en noir et blanc d’après le modèle de chair. Toutefois il me semble que la traduction du sentiment total, ou de l’histoire rassemblée d’une vie, par le geste du graveur, trouve un obstacle dans ce geste même, toujours entraîné par le rapport extérieur. J’en trouve un exemple dans la célèbre pièce des Cent Florins, où l’on voit à gauche les docteurs au trait sur fond blanc, mais aussi en action, ce qui représente comme il faut leurs misérables disputes, au lieu que le visage du Christ, qui doit et voudrait exprimer, à la manière du portrait, le sentiment durable, et enfin le plus intérieur de la personne, est presque vide sous ce rapport, malgré le travail des ombres ; et cela avertit, il me semble, que le graveur, en son travail propre, n’est pas ici disposé, je dis en son corps, pour traduire les richesses du cœur. D’où je reviendrais à dire que ces êtres crayonnés impérieusement, et auxquels je pensais, sont des natures plutôt que des personnes ; j’entends qu’au lieu d’offrir des nuances et replis sans fin, ils portent plutôt le signe de l’achevé et de l’impénétrable, commue on voit dans des formes animales, où il est évident, alors, que le dessin suffit, et que la couleur ne peut rien ajouter. Aussi ne peut-on faire le portrait d’un chat. L’expression est forte, sans doute, mais d’un moment, et sans mémoire. C’est pourquoi la couleur, alors, est comme étrangère et de reflets ; elle nous renvoie à quelque autre objet, comme ces portraits éclairés par la lampe ou par le feu ; mais ce ne sont point des portraits.

IX

Livre IX, Chapitre V. — Sur le pastel.

Ce que j’ai écrit du pastel a trouvé et trouvera résistance. Or j’étais et je suis encore tout à fait assuré de moi-même dans ce sommaire jugement, parce que les principes, analysés d’abord sans aucun parti-pris, s’accordaient exactement avec des impressions relativement récentes, toutes concordantes, et encore vives. Mais, par cela même, peut-être ai-je glissé à juger du beau, alors que je voulais seulement définir un genre. Un ami fort clairvoyant me disait sur ce propos-là : « En ces matières, Kant a vu juste, et non Platon. On peut définir le jugement esthétique, mais non le beau, et cela ne revient pas au même. » Je cite cette formule en vue d’aider le lecteur à comprendre qu’un travail du genre de celui-ci doit se séparer de cette critique d’art qui donne son propre goût comme règle. Si j’ai manqué à cette règle, ici ou là, par un entraînement naturel, je dois m’en excuser. Mais peut-être n’est-ce pas plus rabaisser le pastel, quand on remarque qu’il exprime proprement le mouvement de la coquetterie plutôt que le sentiment vrai, que ce ne serait rabaisser la comédie si on disait qu’elle fait rire. Et je suis bien loin de penser qu’il n’y ait pas de grandeur dans la frivolité. Quant à la différence des genres, maintenant, il est clair que le pastel peut imiter plus ou moins la peinture. Mais, quand le frotté du pastel produirait les mêmes effets que les touches du peintre, ce que je ne crois point possible, il resterait encore que le geste n’est pas le même dans le pastelliste et dans le peintre, et que le mouvement de l’autre la nie et l’efface. Tout art est de précaution ; mais les gestes et l’attitude de la prudence, de la retenue, disons même du respect, diffèrent selon les travaux, les instruments, et les œuvres. Le chanteur se discipline lui-même par d’autres moyens que le violoniste ; de même il y a bien de la différence dans l’approche, le toucher, et même dans le mouvement si expressif de retirer la main, entre le peintre et le pastelliste. Et, comme il ne se peut pas que le sentiment ne dépende point du geste, aussi ne se peut-il pas que l’œuvre ne garde pas la trace du sentiment. Il est bien clair, au reste, que la couleur du pastel n’est pas incorporée, ni à son soutien, ni à elle-même. La surface fragile du pastel s’apparente donc au trait du vrai dessin, qui ne pénètre nullement dans le papier. On dirait la même chose en d’autres termes, en disant que le pastel est séparé de tout édifice. Par opposition, on est donc conduit à juger aussi de la fresque, qui est matière architecturale. Et ce n’est pas peu, si, par le voisinage ou mieux par l’intime présence de l’art régulateur, on est ramené tout droit à la majesté, à la simplicité, à la sincérité qui caractérisent évidemment la fresque. La ligne, retenue dans la masse, entraînerait moins ; elle n’aurait plus cette légèreté de l’instant ; et la couleur, sans perdre tout à fait son caractère ornemental, donc subordonné, serait relevée par l’édifice, comme tout ornement. Faute d’une contemplation suffisante de ces grandes œuvres, je m’abstiens de pousser plus loin l’analyse. Il me semble que la gravure, comparée au dessin, donnerait occasion à des remarques du même genre, mais sans doute plus faciles à suivre. Car, si le trait du graveur ne mord pas toujours beaucoup sur le papier, du moins le geste du graveur a mordu sur une surface résistante, ce qui, le mouvement étant tempéré par le sentiment, permettrait quelque imitation de l’ombre picturale. C’est ici que la hachure, sous le nom de griffonnage, trouverait son juste emploi.