Système des Beaux-Arts/Livre deuxième/1

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Gallimard (p. 51-53).

CHAPITRE PREMIER

DES DANSES GUERRIÈRES

On n’a pas assez dit que les parades militaires agissent par la beauté d’abord sur ceux-mêmes qui manœuvrent et défilent. Il est clair que les mouvements bien réglés des masses, avec l’uniformité du costume, sont un des spectacles les plus émouvants. C’est la force humaine même, disciplinée et raisonnable, qui se montre dans ces évolutions. L’art du cavalier est compris dans ces danses, mais veut peut-être un développement propre. Toujours est-il que la vue de cet objet puissant et sage est propre à représenter la société humaine comme un objet sans passions ni désordre. Et il est vrai que la guerre n’est laide et brutale qu’en ceux qui la conduisent de loin. Elle ne tient et ne dure que par cette préparation esthétique ; et c’est par là qu’elle est admirée, encore plus quand les forces extérieures travaillent à rompre la liaison et l’ordre. Mais déjà dans le spectacle militaire, même loin de l’ennemi, les forces vaincues sont assez puissantes, assez présentes, assez viriles dans l’aspect et le costume pour que l’idée de la raison souveraine y apparaisse mieux qu’ailleurs. Toutefois, comme en toute œuvre, l’esprit est dedans, et l’artiste est le vrai spectateur.

L’expérience des actions violentes fait voir assez et trop qu’il y a quelque chose d’égaré et d’informe dans la puissance humaine déchaînée. L’objet, ici humain, échappe, ce qui fait que l’imagination du spectateur retombe à une fureur pareille. Le plus ancien des arts eut pour fin de reprendre et d’ordonner la fureur, et d’abord dans la foule, où le désordre efface si vite toute pensée. La force guerrière en marche montre, au contraire, un objet bien circonscrit et des mouvements vraiment successifs parce qu’ils sont prévisibles. La matière la moins disciplinable montre la volonté réfléchie seulement. L’homme pense alors son action ; et comme peut-être toutes nos idées et toutes nos affections sont prises de ce vivant tableau, cela aide à comprendre ce redoutable culte et ces sacrifices humains. Il faut penser que cet accord, où la nature improvise selon l’ordre, est esthétique essentiellement, et modèle de beauté comme est la musique, par cet ordre en mouvement, toujours menacé, toujours retrouvé. Cet art est aujourd’hui le seul art populaire peut-être.

Chacun compose ici les autres et soi-même ; cet étrange rapport domine tous les mouvements de manœuvre et de guerre. On a assez remarqué que le guerrier revient plus beau ; de là des jugements décidés dont l’injustice profite trop. Il faut rappeler ici le mot puissant de Vauvenargues : « Le vice fomente la guerre, la vertu combat ». La prose aussi de Vigny revient de la guerre ; on y trouve ce ramassé et ce vif du mouvement humain réglé et contenu, et aussi l’expression de la pudeur virile qui règle ces choses. Il y a une honte de celui qui se trompe et fait manquer une belle manœuvre, qui est du même ordre que la honte de celui qui fuit ; et dans le fond ce qui est honteux dans la fuite c’est le désordre, désordre du tout et désordre de chacun ; de même un ordre porte l’autre. Ce qui fait dire que c’est honteux d’avoir peur, c’est que c’est laid ; disons plutôt que c’est informe, ou que c’est on ne sait quoi ; une déroute n’est rien. Mais une marche, une manœuvre, une attaque sont quelque chose. Et l’homme est heureux d’être quelque chose et partie de quelque chose. Et en action, non en repos ou spectacle. Aussi il est plaisant de remarquer comme cette parure si naturelle embellit les choses laides et viles, de bas calculs, de lâches ambitions, dès que les discours mêlent tout. C’est pourquoi il faut regarder aux racines et déchausser l’homme avec précaution ; car personne ne pense assez que les racines ressemblent à l’arbre ; ainsi la vertu est comme l’image cachée de l’homme. À ce paquet de muscles tout se termine.

Peut-être faut-il remonter jusqu’à la timidité même pour trouver l’origine du vrai courage. Car ce n’est pas peu de chose que de montrer le corps humain et le visage humain à des yeux humains ; c’est parler haut dans une crypte ; trop de puissance de soi sur les autres, et des autres sur soi ; trop de ricochets. Heureux celui qui développe son action comme une belle guirlande. Ce bonheur est dans toute danse et la danse n’est au fond qu’une politesse, comme les quadrilles le montrent bien. Mais la manœuvre militaire enferme la plus haute politesse, par la force des passions et par l’ordre et la difficulté des actions. Ce contraste est saisissant dans les danses guerrières les plus libres, à condition que l’ordre s’y retrouve. Car l’ordre sans désordre est sans matière ; et qui ne dompte que des idées ne dompte rien ; de là vient qu’en toute chose le beau achève le vrai. Après cela on ne s’étonnera pas que le beau soit comme le roi de la morale ; aussi les Grecs n’avaient-ils pas d’autre mot plus fort que « la convenance » pour désigner ce qui est honorable et même sublime. Ce que la danse des poignards exprime assez. Mais nous venons aux jeux de la force où la foule est immobile et regarde, et cela appartient à d’autres chapitres.