Système des Beaux-Arts/Livre deuxième/9

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Gallimard (p. 76-78).

CHAPITRE IX

DE LA POLITESSE

On commence peut-être à apercevoir que la civilisation se reconnaît à ce calme du visage et du corps, qui s’oppose si bien à l’agitation des enfants, lorsqu’ils font des mines par timidité. Et songez qu’il n’est pas poli de rire, si l’on ne sait pas ou si l’on ne peut pas dire de quoi l’on rit. Ici nous saisissons la vraie politesse, qui est bien loin de flatterie et bassesse, et qui consiste à ne dire que ce que l’on dit et à n’exprimer que ce que l’on veut. Montrer de l’étonnement malgré soi, de la pitié malgré soi, de la gaîté malgré soi, c’est toujours impoli. Mais exprimer sans ressentir, ce qui est maladresse, gaucherie ou comme on voudra dire, ce n’est pas moins impoli ; tels sont les rires à contre-sens et la rougeur sans raison. Le timide est celui qui connaît ces improvisations et qui en redoute les effets ; mais il tombe dans la faute contraire ; et, dans tous les cas, il montre au dehors cette lutte contre soi, et d’autant mieux qu’il veut la cacher. De toute façon la politesse est donc une maîtrise de soi, qui n’exclut ni la force, ni l’insolence, ni même l’outrage, car ce qui est volontaire n’est pas impoli, mais bon ou méchant.

J’ai assez expliqué qu’il y a un art de vivre, où la politesse bien comprise est presque tout et même tout. Que cet art de vivre soit un art au sens plein du mot, c’est ce qui est maintenant assez visible. L’homme n’est objet de repos, si l’on peut dire, que s’il est poli ; mais aussi c’est par là qu’il arrive à toute la beauté qui lui est possible ; et, au contraire, la grimace, les sourires niais, les tics, les plis qui n’expriment rien de durable, enlaidissent les visages qui seraient, au repos, les plus agréables. Nous viendrons à traiter de la beauté du corps humain ; il faut dire déjà qu’il y a des genres de visage et des genres de structure pour chacun desquels il existe un équilibre qui est sa beauté propre. Assurément les signes de l’âge ne déplaisent point autant que les plis marqués par les passions. Mais il faut dire aussi que ces traces résultent des émotions non exprimées, car les passions à vrai dire ne naissent que d’une interprétation des signes de soi que l’on croit donner ; la haine, par exemple, n’est qu’une indulgence à la colère. Quelques explications sont ici nécessaires.

Il n’est pas vrai que notre premier mouvement, action, signe ou tumulte intérieur, nous renseigne bien sur nos véritables opinions. L’humeur ne mesure pas l’injure. Cette proposition si simple est pourtant toujours oubliée, et voici pourquoi. Nos premiers signes entrent dans l’événement et le font aller de façon à nous donner raison, si l’on peut dire, à la fin ; car, si je riposte seulement par geste à une remarque un peu blessante, je fais naître la guerre, et tout ce que je supposais devient vrai : mais si je m’abstiens de tout signe, ce qui est politesse, mon opinion sera tout à fait autre. La pensée consiste toujours en un jugement différé, en un doute sur les apparences ; c’est par là qu’un visage tranquille se montre plus vrai ; et c’est cette défense de soi qui conserve la vraie jeunesse. Ainsi il n’y a point de mensonge dans la politesse ; car ce que je montre par impolitesse ce n’est point moi, c’est un animal inquiet, tremblant, brutal. On dit énergiquement : « Quelle mouche vous pique ?  » et cela exprime bien l’empire que les menues choses ont trop souvent sur notre humeur, et même la poussière. Un rayon de soleil rassemble vos sourcils, et vous voilà en Jupiter tonnant si vous n’y prenez garde. Certes celui qui m’épargne ces vaines recherches sur les mouvements de sa peau ne me cache rien qui vaille. Le vrai peintre chasse un autre gibier.