Système des Beaux-Arts/Livre deuxième/8

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Gallimard (p. 74-75).

CHAPITRE VIII

DE LA PARURE

Il est clair qu’un équilibriste ne peut se permettre aucun mouvement de surprise ou de passion. Une femme parée ressemble assez à un équilibriste. L’édifice des cheveux, les pendants d’oreilles, les colliers et médaillons l’avertissent de mesurer et d’enchaîner ses mouvements ; j’ajoute que, par leur contact familier, ils conseillent et arrêtent. Un des effets du vêtement est de rendre le corps plus présent et plus sensible à lui-même par des perceptions de la peau. Les parures seraient une espèce de vêtement pour les parties découvertes ; et c’est une raison des bagues aux mains.

D’autres raisons encore expliquent les bijoux scintillants ; car le regard est ainsi détourné de certaines petites rides à l’attache de l’oreille, au cou, au poignet, qui révèlent trop l’âge ; et la peau se trouve veloutée par ce voisinage et par ce contraste. Une voilette est plus visiblement une sorte d’écran aussi ; mais toutes les parures sont des voilettes. Et peut-être s’agit-il moins de masquer l’âge que d’atténuer les effets fugitifs d’un chagrin ou d’un malaise. L’expérience fait voir que l’échange des petites peines fait une mauvaise société ; et c’est presque indiscret de se montrer pâle ou rouge selon les digestions. On dira là-dessus qu’il est indiscret aussi de le remarquer ; mais c’est un effort désagréable que de ne pas le remarquer. En bref il est beau d’offrir à ses semblables un visage invariable et imperturbable, sensible seulement à ce qu’il veut entendre.

Je reviens une fois de plus à une idée de première importance qui deviendra peu à peu familière. La franchise n’est pas de se laisser aller à tous les mouvements qui peuvent être pris pour signe. On pleure pour un moucheron dans l’œil ; on pleure aussi malgré soi pour d’autres causes ; on rougit souvent sans savoir pourquoi, et de plus en plus à mesure que l’on y pense. L’attention s’exerce en vain là-dessus, et le vrai observateur voudrait écarter ces mouvements de l’instinct, toujours dominés par les circonstances extérieures ; ce sont des lettres mêlées, n’essayez pas de lire. Un homme qui a froid se frotte les mains comme s’il était content. La timidité, naturelle à tous, complique encore les choses, par un souci de réparer, et de corriger ces vains messages qui jettent les assistants dans l’inquiétude. Il ne faut qu’un timide pour troubler une réunion d’hommes et de femmes. On comprend déjà que la politesse domine tous les arts dont le corps humain est la matière.

Beaucoup désespèrent d’être jugés selon ce qu’ils sont ; cela vient de ce que la nature animale tend ses signes et ses tromperies entre lui et les autres. Si l’on veut dire ce qu’on pense, il ne faut pas dire tout ce qui vient. Pareillement si l’on veut paraître soi, il faut réduire d’abord les apparences et les composer à la fois selon la coutume et selon l’équilibre ; après quoi ce n’est pas un singe mais un homme qui s’avance.

Et l’image naturelle de la femme lui est peut-être plus étrangère encore, parce qu’elle est moins forte, moins assise, moins soutenue. Il faut donc que cette femme soit parée, pour que vous saisissiez les vrais signes. À mesure qu’elle est moins parée, moins soutenue, moins vêtue, elle vous est plus étrangère, et à elle-même aussi.