Système des Beaux-Arts/Livre dixième/3

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Gallimard (p. 352-354).

CHAPITRE III

LA PROSE ET L’ÉLOQUENCE

Ce qui est propre à l’éloquence, c’est qu’elle pense sous la loi du temps. Considérons qu’ici un développement efface l’autre, puisque le discours est perçu par l’ouïe. C’est pourquoi il faut bien poser d’abord quelque principe admis par tous, ou l’établir une fois pour toutes, l’esprit étant conduit alors de conclusion en conclusion. Cette méthode, comme le remarquait Socrate, va contre le bon sens, car c’est souvent une conséquence qui nous invite à revenir au principe ; et l’esprit n’est pas ainsi fait qu’il puisse jamais jurer de s’en tenir à une preuve, au contraire la pensée travaille toujours dans un système, aucune partie ne pouvant être connue avant que les autres aient été toutes examinées ; bref il n’y a point un ordre de succession qui permette de parcourir un ensemble d’idées, car toutes doivent être pensées ensemble ; et tout l’art de penser est d’échapper au temps et de ne rien laisser à la mémoire. Contre quoi s’efforce l’orateur, qui veut toujours, avant de pousser plus avant, assurer ses conquêtes, et formuler une conclusion désormais invariable. Dans l’éloquence il y a donc chose jugée à chaque moment. Par l’usage des plaidoyers et des discours politiques, et de l’enseignement oral aussi, il s’est ainsi formé une méthode de raisonner qui est la source de la plupart de nos erreurs. Et beaucoup, formés à cette école, argumentent toujours avec eux-mêmes. D’où est née la logique, qui, heureusement, dès qu’elle s’est présentée à l’état de pure théorie dans les travaux d’Aristote, a fait voir aussitôt la faiblesse de toute chaîne de preuves. Aussi voyons-nous qu’Aristote est de tous les philosophes celui qui argumente le moins. Mais déjà ceux qui lisent attentivement les célèbres Dialogues de Platon ne peuvent manquer de remarquer le contraste entre l’argumentation serrée, presque toujours puérile, et la force de ces belles analyses qui interrompent le dialogue, et où l’esprit ne retrouve ni principes, ni postulats, ni déductions. À dire vrai le dialogue coupé n’est ici qu’un moyen contre l’éloquence, au lieu que les discours suivis sont des modèles du développement selon la loi de la prose, et en un mot de l’analyse. Mais, malgré ces fortes leçons, les preuves et arguments ont encore trop d’empire. Le raisonnement triomphe de la raison même dans les œuvres écrites ; et le goût des discussions détourne plus que jamais l’esprit de ses vrais chemins, le vrai pour moi n’étant rien de plus que ce que j’ai prouvé à d’autres sans réplique.

Contre quoi la prose travaille, par son mouvement propre, toujours opposé à ces successions invincibles qui donnent la victoire à l’orateur. C’est pourquoi la vraie prose ne reçoit point ces divisions préliminaires, ces résumés, ces rappels de principes qui sont la forme naturelle du sermon, de la plaidoirie, et des leçons magistrales. Bien mieux, si on allait au détail, on remarquerait que les liaisons de logique détonnent dans la vraie prose. C’est être pédant que d’en user trop ; mais le pédantisme, si bien nommé, est autre chose encore qu’une faute contre le goût. Il s’agit de cette erreur, encore trop commune, d’après laquelle le commencement d’un livre ne peut être éclairé et expliqué par la fin ; ce n’est dans le fond que paresse d’esprit et peur de douter. Car il est commun que l’on cherche quelque principe hors de discussion, afin de n’avoir plus le souci d’y penser. Et les sciences mêmes prennent bientôt cette forme discursive. Mais la vraie pensée suppose et essaie, sans se lier jamais ; ainsi la prose propose et expose, en sorte qu’on ne peut plus dire si c’est le principe qui prouve la conclusion ou la conclusion qui prouve le principe ; et le vrai est qu’un élément dans une pensée assure tous les autres, et que l’idée se prouve par elle-même, autant qu’elle est exposée. Ce que la prose fait merveilleusement ressortir, par sa manière. Car tout l’art de la prose est de suspendre le jugement du lecteur jusqu’à ce que les parties soient en place et se soutiennent les unes par les autres ; et les anciens l’appelaient style délié, exprimant bien par là que le lecteur de prose est laissé libre et va son train, s’arrête quand il veut, remonte quand il veut. Toutefois la prose ne serait point un art, si, par son allure et par ses traits, par ses coupes imprévues et ses éclairs paradoxaux, elle n’invitait le lecteur à ces arrêts et à ces revues qui maintiennent l’objet du jugement à hauteur de regard. Ainsi la structure de la phrase oratoire est dirigée et entraînante, au lieu que la structure de la prose disperse et élargit l’attention, mais non sans la retenir toujours. D’où l’on voit qu’il y a la même différence entre la prose et l’éloquence qu’entre le raisonnement et le jugement. Mais cette différence n’est pas familière à beaucoup. Si le lecteur veut s’éclairer spécialement là-dessus, je le renvoie à Descartes et à Montaigne. Comme nous ne traitons pas ici de l’art de penser, notre affaire est de montrer comment la prose, par son mouvement propre, discipline à sa manière l’imagination, et, par ses signes abstraits, fait vivre Grandet, Gobseck, Mortsauf, Julien Sorel et Fabrice.