Système des Beaux-Arts/Livre huitième/4

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 287-289).

CHAPITRE IV

DE LA TYRANNIE

Tant que la peinture fut l’esclave du monument, le peintre n’eut à inventer ni les sujets, ni les costumes, ni les dimensions. L’usage des toiles transportables lui laisse au contraire de nos jours une liberté bien dangereuse. Et la recherche d’un sujet détourne ses méditations de leur objet propre, qui est l’expression du sentiment par la forme colorée ; sans compter que l’occasion lui fournit presque toujours des modèles sans profondeur et surtout trop dociles. Là-dessus tout artiste est la dupe de l’imagination errante, qui l’occupe de projets brillants et inconsistants. L’étude d’un modèle imposé et la méditation sur une de ces scènes qui sont comme les lieux communs de la peinture, sont bien plus profitables au peintre ; et encore mieux s’il n’a pas à délibérer sur les dimensions et la place de l’œuvre, ni même sur la pose des personnages. J’ajoute que les costumes de cérémonie et les attributs, qui exigent un travail presque ornemental, ramènent utilement tout son libre jugement sur ce visage humain, où le génie exerce alors ses pénétrantes recherches. Et c’est le propre du tyran de ne céder ni sur la beauté ni sur la ressemblance, ce qui met l’artiste dans ses vrais chemins. Il y a du ridicule dans la prétention du tyran qui se fait peindre, ou sa maîtresse, et qui veut que le modèle soit embelli, j’entends débarrassé de ces traits vulgaires et brutalement expressifs qui assurent la première ressemblance ; mais il n’y a pomt de ridicule dans l’œuvre qui lui donne satisfaction, parce que le peintre est alors condamné à retrouver la ressemblance par des moyens qui ne donnent aucune prise au discours. Ainsi ce genre de flatterie conduit celui qui ne veut pas mentir à parler enfin le vrai langage du peintre. Car c’est un travail d’enfant que de mettre la ruse, la cruauté, le mépris, l’avarice, comme un masque sur un visage ; mais ce n’est aussi qu’une vérité d’événement, non de nature. Le visage humain, dans son repos ou dans sa majesté étudiée, livre au regard les passions naissantes, et en même temps ces premières raisons que le discours et le mouvement dissimulent si bien. Car il y a quelque chose de forcé dans les paroxysmes ; mais la politesse fait paraître une nature suffisante et qui s’accepte toute, et ce sentiment secret est plus vivant que les actions. Et si tel est l’objet du peintre, que le peintre seul exprime et fixe, on voit que c’est le tyran qui forme le peintre.

Peut-être faut-il dire comme Stendhal : « Adieu peinture. La liberté vaut mieux. » Toujours est-il que la liberté gâte les visages, par cette permission d’exprimer l’humeur, qui dessine tantôt la vanité naïve, tantôt la fatigue, souvent la fureur et le désespoir, sans profondeur, sans gage de durée ; expression brutale, égarée souvent, vulgaire toujours. La vie intérieure est dévorée par les signes. Le peintre alors est retenu par les grimaces, et la caricature naît ; mais aussi les ressources de la peinture y sont tout à fait inutiles. Le tyran a encore cela de bon qu’il impose la politesse, et, par là, ce genre de beauté que saisit le peintre. Le cérémonial et les pratiques religieuses vont à peu près à la même fin. Ce n’est donc pas par hasard que les peintres ont représenté de préférence la méditation, l’extase et la prière. Ce n’est pas qu’il n’y ait une expression vulgaire de ces sentiments-là, comme il est aisé de constater souvent. Mais le visage humain est alors délivré des signes violents, et la plus profonde raison de vivre, qui est la foi sans objet, s’y exprime seule. Toutefois il ne faut point compter que le peintre cherchera cette beauté qui est la plus rare, s’il n’est forcé. Et il ne suffit point de cette pâte colorée, si rebelle au dessin, si tôt ternie par le mélange, si peu maniable enfin, pour le mettre en garde contre la facilité.