Système des Beaux-Arts/Livre quatrième/2

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Gallimard (p. 128-130).

CHAPITRE II

DES SONS ET DE LA MÉLODIE

La voix naturelle est un bruit ; surtout dès qu’elle augmente par les passions, elle change continuellement, va au suraigu et au grinçant, et enfin ne représente rien qu’une agitation indéterminée. Mais la voix, surtout dans la jeunesse, dans la force, ou dans la sécurité, se pose quelquefois d’elle-même, et s’imite elle-même en croissant et décroissant ; l’attention du parleur se porte alors sur le signe même et se plaît à le prolonger. Ainsi se font les signaux accoutumés dans la vie des champs, au lieu que les signaux d’alarme sont des cris. C’est pourquoi une belle voix humaine fait toujours penser à la paix des campagnes ; et l’on pourrait même dire que tout chant est campagnard ; c’est pourquoi il plaît à la ville, comme toute paysannerie.

Le son, même pur, même étudié, ne peut rester longtemps le même, par cette loi qui veut que l’on change d’attitude ; mais le passage insensible d’un ton à l’autre ressemble au cri ; le chanteur ne peut plus s’écouter et se suivre. Le chant naturel consiste sans doute en de tels passages, mais courts et toujours terminés par quelque son soutenu et reconnaissable ; et il est rare que le chant le plus parfait soit exempt de tâtonnements ; toutefois il est vrai que le signe humain, j’entends de l’équilibre, de la santé, de la joie humaine, consiste toujours en une suite de sons soutenus et bien distincts ; et la perfection du chant consiste toujours à conduire un même son du faible au fort sans le changer, car c’est la marque la plus parfaite de la possession de soi. Le mot pureté a un sens bien riche et assez fort.

On comprend pourquoi les fantaisies du chant ainsi que les difficultés vaincues plaisent par elles-mêmes, et d’autant plus que le corps conserve mieux la liberté et l’aisance et montre moins de fatigue ; c’est un plaisir de délicats, en ce sens que la voix chantante révèle tous les mouvements intérieurs ; mais ce genre de plaisir dégénère, s’il est seul ; et la foule en vient à guetter les signes de la crainte ou de la fatigue, ce qui n’est pas loin de la cruauté. Quand la musique est belle, ce genre de plaisir est relevé par d’autres, et contribue en même temps à les soutenir. Dans tous les arts on remarque un intérêt qui serait presque animal, comme de voir une femme jeune et belle, mais qui est avec d’autres humanisé par une contemplation supérieure. L’art produit donc une discipline du corps par une considération d’objets choisis ou façonnés. Et la musique est peut-être de tous les arts celui qui a le plus de puissance sur nos passions ; c’est pourquoi ceux qui aiment trop leurs passions n’aiment point la musique.

Pour nous en tenir aux sons et au chant, disons que l’autorité du chanteur n’est jamais si grande que lorsqu’il obéit lui-même strictement à la loi magistrale. Cette obéissance exprime l’admiration vraie bien mieux que ne feraient les discours, et la pureté des sons est ainsi le plus bel hommage à la loi posée par le maître. Et c’est le propre de la musique de ne pouvoir exister que par des admirateurs exercés. Ainsi le musicien n’est jamais seul devant la foule ; le peintre n’a pas ce secours.

La parole, dès qu’elle est un peu animée, dessine toujours une espèce de mélodie. On peut s’en rendre compte en écoutant une interrogation, une exclamation, un blâme, une concession, une restriction. On remarquera que la voix, partant du grave, monte d’abord à l’aigu par de grands sauts, puis plus péniblement et par degrés plus rapprochés, pour se maintenir enfin au plus haut, dans la discussion passionnée surtout. Ainsi apparaît une loi musicale de première importance, d’après laquelle les intervalles sont plus serrés à mesure que le son s’élève. La physique conduit aussi à cette loi par d’autres chemins. Essayez déjà de la vérifier en inventant quelque chanson simple. On voit ici que la mélodie est assujettie à d’autres lois que la simple combinaison des notes, et qu’il y a des mélodies naturelles. Sans doute la nécessité de se reposer de certains sons par d’autres serait-elle aussi à considérer ; mais le détail nous échappe. Toutefois il est sensible que la première moitié d’une phrase musicale nous laisse en attente, comme si des sons ou intervalles non utilisée encore devaient paraître à leur tour, avant le repos équilibré. Disons enfin qu’un son n’est jamais simple, et que l’oreille y distingue un mélange de sons dont quelques-uns dominent ; ainsi la mélodie pure serait possible, j’entends celle qui est suggérée seulement par la nature de chaque son, et qui le continue selon l’attente. Mais ce genre d’invention est réservé aux chanteurs naïfs ; l’usage des instruments, le besoin d’innover et la composition écrite conduisent dans d’autres chemins, souvent rocailleux.