Système des Beaux-Arts/Livre quatrième/1

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Gallimard (p. 125-127).

CHAPITRE PREMIER

DES BRUITS RYTHMÉS

Parce que la musique compte le temps sans presque aucune complaisance, elle tend vers la forme d’un objet invariable et se détache du corps humain en action. Pour mieux marquer ce caractère, il est bon de traiter d’abord du rythme musical. Ce rythme n’admet que par exception des silences arbitraires ; ainsi n’importe quel bruit fait apparaître la loi. Le tambour fait une musique véritable, par des intensités différentes qui reviennent dans un certain ordre, divisant et subdivisant le temps. Toutes les actions font un rythme par l’alternance du repos et de l’effort ; et les signes vocaux qui servent de signal pour les actions en commun ont naturellement aussi ce caractère, car il faut un signal d’avertissement et un signal d’exécution. Même les ordres qui sont donnés de loin sont toujours donnés selon un rythme ; ainsi la division du temps remplace l’articulation. Pour marcher au pas, on est amené aussi naturellement à marquer plus fortement un des deux pas ; le rythme le plus simple est né de la marche en ordre. Mais le musicien ne s’arrête point là. Un artiste tambourineur inventera des fantaisies rythmiques ; il sait marquer, par des intensités différentes, deux groupes de deux et même deux groupes de quatre. Ces rapports de nombre, surtout dans les mouvements rapides, ne permettent aucune fantaisie ; ce qui est en trop est désordre ; et le bon musicien se reconnaît surtout à ce qu’il compte les silences. Nous touchons ici aux nuances de la musique la plus compliquée ; car, même dans les mouvements lents, il y a une rigueur du rythme, une marque imperceptible pour les groupes de groupes, enfin un cours régulier des sons qui porte les variations et ornements ; mais il y faut plus de volonté qu’on ne croit ; faute d’observer cette règle, la musique revient à la poésie ; et, si les paroles chantées ne soutiennent pas alors la musique, l’auditeur s’y perd.

Même sans paroles, les sons émeuvent toujours, car ce sont des cris purifiés ou bien des bruits purifiés ; mais il faut que ce soient des passions d’un moment ; il faut que la musique nous sauve toujours et nous relève. C’est ce qui fait dire que la musique excite les passions ; on oublie que toute passion s’exaspère par ses effets, de quoi la musique nous délivre. La même méprise s’observe pour les larmes, qui marquent un soulagement dans la peine. Mais bornons-nous au rythme. Je ne vois guère qu’un rythme hors du binaire, c’est le ternaire, dont l’origine naturelle est peut-être dans le bruit des moulins, ou bien des batteurs en grange ; toujours est-il que ce rythme a ceci de remarquable qu’il exclut la marche, et apporte ainsi toujours l’idée du loisir et du jeu. Composé avec le binaire, selon deux groupes de trois, il perd son caractère propre, mais communique à la marche une légèreté de promenade.

Ce qui est le plus remarquable, c’est que le bruit rythmé, à lui seul, sait déjà tromper et rassurer, par des contre-temps vigoureux, appelés syncopes, mais seulement lorsque le rythme est bien établi ; chacun pourra observer que le rythme gagne en puissance par ces contradictions et ces reconnaissances ; ce plaisir est commun à tous, et redresse la nature humaine comme il faut. Quand ces jeux se mêlent à un mouvement lent, il faut que les sons ou la voix y aident ; mais ces rebondissements sont toujours propres à représenter le cours d’une vie ; car vivre heureusement, c’est se retrouver et se reprendre. C’est pourquoi la musique est propre à régler le souvenir par une représentation d’un temps plein, mais raccourci, où la consolation porte la peine. On pourrait dire que la poésie voyage parmi les choses, et la musique dans le temps surtout. C’est la bonne historienne.