Système des Beaux-Arts/Livre quatrième/5

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Gallimard (p. 135-137).

CHAPITRE V

DES INSTRUMENTS

Je veux considérer ici non pas les ressources de l’orchestre, mais seulement les instruments les plus parfaits et qui ont le plus contribué à changer l’inspiration musicale. Tels sont le violon, l’orgue et le piano. Le violon est le plus humain, j’entends celui qui dépend le plus des mouvements et de l’équilibre du corps humain ; c’est aussi le moins mécanique des trois et celui que la science a modifié le moins. La forme du violon s’est conservée en s’adaptant, à la manière des formes animales ; les meilleurs violons ont été naturellement préservés, transmis, et plus tard copiés scrupuleusement, ce qui a fini par fixer de petites différences dues au hasard. Tout le progrès ici s’est donc fait par la tradition et par un culte aveugle du passé ; et la passion des collectionneurs, bien qu’étrangère quelquefois à l’amour de la musique, a pourtant servi la musique. L’art du luthier a ainsi tous les caractères d’un culte ; la musique n’est plus dans l’homme mais elle est partout dans les choses autour ; un violon sonne merveilleusement chez un luthier par toutes ces caisses de résonance suspendues ; mais il se peut qu’un luthier n’entende rien à la musique. Toujours est-il que de ces travaux de sourds résultent d’autres chants, si l’on peut encore dire, qui n’ont rien de la voix humaine, mais qui ont aussi leur étendue, leurs passages faciles ou difficiles, leurs intervalles préférés. L’archet y joue naturellement son rôle ; il naît de l’archet une prononciation, si l’on peut dire, une articulation et un accent, que la voix humaine ne suggère point ; et il y a une respiration du violon, qui dépend de la longueur de l’archet. Or il arrive presque toujours que celui qui écrit pour le violon connaît assez l’instrument pour tenir compte de ces conditions, même sans y penser ; et il est naturel aussi que l’exécutant préfère les compositions qui font le mieux sonner et parler l’instrument ; il y a donc une musique de violon comme il y a une musique pour la voix. Essayez de chantonner seulement quelque musique célèbre écrite pour le violon, vous saisirez la différence ; et du reste chacun sait assez que le violon a bien plus d’étendue que la voix.

L’orgue s’est perfectionné par mécanique ; mais il y a des parties de l’orgue, comme le clavier, qui sont filles d’expérience aveugle seulement. Et il est clair que cette forme du clavier détermine déjà toute une musique. Les intervalles y sont figurés pour les yeux et pour les mains, les modulations aussi et les accords. Il faut noter, au sujet de l’orgue, que les traits du pédalier dépendent encore plus de l’instrument, et la forme de ces traits, aussi bien que certaines pratiques d’harmonie qui dépendent de la même cause, se retrouvent dans toute la musique d’orgue, et même assez souvent dans d’autres musiques ; car l’improvisation à l’orgue, qui est de métier, a été la source de beaucoup de compositions qui ont gardé toujours la marque originelle.

Le piano, dernier venu, est pourtant celui de tous les instruments qui influe le plus sur la composition musicale. Il ne manque pas de compositions pour orchestre, de musiques théâtrales, et de chansons qui sont nées au piano ; un musicien exercé les reconnaît sans peine, d’abord par la forme des traits et des ornements, et aussi par la marche de l’harmonie. Il est juste de dire que le piano d’aujourd’hui revient à l’expression et tient au corps humain non pas tant par le toucher, comme on croit, que par les pédales, qui font entrer plus ou moins toutes les cordes en résonance, à propos et par touches rapides, ce qui donne une variété admirable, et même des chants soutenus ; aussi l’improvisation sur le piano peut suffire au musicien ; et telle est la véritable origine de cette autre musique pure, si différente de la chanson pure, moins humaine aussi, moins puissante sur les passions, et qui incline le goût musical vers les jeux mélodiques et harmoniques.

Il reste à dire un mot des virtuoses. Il y a des virtuoses du chant ; toutefois la nature ici est bien forte, et les beaux chants gardent leur empire. Mais, sur les instruments, particulièrement sur le violon et sur le piano, il arrive que des exercices difficiles et quasi acrobatiques, qui ne sont que des moyens, sont pris pour des fins et admirés pour eux-mêmes. Aussi la musique écrite par les virtuoses est-elle gâtée par ces ornements hors de propos ; mais les compositeurs souvent écrivent pour les virtuoses. Le propre du génie en tous temps est sans doute de reprendre ces formes parasites et de les faire rentrer dans la musique, comme il est arrivé pour le groupe, le trille, la chromatique et même les sons harmoniques du violon.