Système des Beaux-Arts/Livre quatrième/6

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 138-141).

CHAPITRE VI

DE L’HARMONIE

L’ancienne musique a sa règle en elle-même, qui est de bonne tenue, de politesse, de ferme gouvernement ; elle cherche les sons soutenus, les successions compensatrices, les repos naturels, les conclusions péremptoires. La musique des modernes, semblable en cela à la poésie, a ses règles autour d’elle, dont les choses, diapasons et instruments, sont dépositaires. Le mécanisme s’y est mis. La gamme, le mode, le ton, les accords sont nés des instruments et particulièrement du clavier. La modulation est peut-être ce qui caractérise le mieux la musique instrumentale ; on entend par là un changement de mode, comme un passage du majeur au mineur, ou bien un changement de ton, qui souvent serait indéterminé dans la musique chantée à une partie, et qui suppose donc une harmonie réelle ou imaginée. Mais la modulation suppose d’abord la connaissance et l’affirmation du ton et du mode. J’ai observé que les harpistes qui accompagnent par instinct sont presque toujours incapables de moduler convenablement quand la musique chantée l’exige. Aussi voit-on que la plupart des chants populaires ne modulent point, ou, pour mieux dire, qu’ils sont étrangers au ton et au mode, comme il est visible dans les chants bretons ou dans la musique d’église. Les plus grands musiciens parmi les modernes retrouvent quelque chose de cette liberté, mais toujours en modulant. Les plus rares beautés de la musique instrumentale viennent peut-être de ce retour du chant libre qui lutte contre les formules et finalement les soumet ; là est le centre de l’harmonie ; à la considérer autrement, on se perd dans les procédés. Le chant naïf n’exigeait, outre les dispositions d’oreille et de gosier, que l’application, le sérieux et la pureté. Aujourd’hui la riche musique moderne offre trop d’objets à l’intelligence, trop de combinaisons, trop de suites et jusqu’à des hardiesses quasi calculées ; le raisonnement y périt ; il y faut du jugement, pour vaincre ce mécanisme trop fort, et ordonner enfin l’harmonie selon la musique. Et tout de suite prendre parti, repousser ce mécanisme au niveau des instruments. Cette liberté n’est point transcendante, mais, au contraire, immanente ; et il faut admirer comment l’invention du ton et du mode sauvèrent la musique instrumentale, lorsque le chant fut détrôné. Si les accords ne proposaient qu’un jeu de plaisirs et d’attentes, la volonté n’aurait rien à vaincre, et la musique descendrait au niveau du divertissement. Heureusement, par la physique des sons, on retrouve une pente de nature, qu’il faut remonter. La modulation qui va d’ut à fa est appelée par la résonance naturelle des sons composés ; on devrait l’appeler descendante. Au contraire la modulation qui va d’ut à sol domine cette force de nature. Un rapport du même genre est plus sensible, quoique moins facile à expliquer, entre le Majeur et le Mineur, si bien nommés. Si donc on parcourt le cercle entier des tons majeurs et mineurs, en supposant seulement que le ton d’ut est le plus naturel, on tracera un chemin montant et descendant qui marque bien, par modulations, les chutes et les reprises de l’âme en travail. Chaque ton, et surtout les voisins de l’ut, aura ainsi son caractère, le Sol simple et libre, le Ré volontaire et ferme, le Mi dionysiaque, et ainsi des autres, chaque ton mineur marquant un certain abandon à son degré propre. Ce serait une dialectique des tons et comme une philosophie du clavier. On trouve ainsi dans la musique une sorte de matière seconde, fille d’esprit toute, et plus redoutable par cela ; mais cette victoire aussi a sa beauté propre, et que l’on peut juger incomparable ; c’est l’esprit contre lui-même, au lieu que le chant naturel discipline le corps. C’est pourquoi la musique de piano, si elle est belle, est alors royale. Son caractère propre est sans doute l’opposition entre les modulations hardies et la sécurité ou sérénité du chant directeur qui explique ou impose, comme on voudra, les passages que l’oreille seule refuserait. Les célèbres compositions de Schumann peuvent servir ici d’exemple.

Il me semble d’après cela que l’apprentissage de l’harmonie suppose d’abord la connaissance parfaite des tons et des passages de l’un à l’autre ; et c’est là que trouverait sa place l’étude des dissonances, des retards, et des basses qui portent tout. L’étude des deux modes les plus connus, le majeur et le mineur, et ensuite des modes qui sont comme la formule moderne des musiques anciennes, suivra naturellement. L’étude physique de ces édifices sonores peut être aussi fort utile, et Helmholtz en a dit tout ce qu’il faut, qui n’est pas peu ; on retrouvera par ce chemin une loi naturelle du chant déjà rencontrée plus haut, c’est à savoir qu’un édifice sonore bien équilibré se compose de basses largement espacées, les jeux plus serrés à hauteur moyenne, et les petits intervalles couronnant le tout. Naturellement cette règle est destinée à être vaincue et dominée aussitôt ; mais les audaces en ce genre exigent aussi une solution, qui est retour à l’ordre naturel. Quand ce calme des basses et leur pas élargi s’accordent avec la terminaison voulue par le rythme et aussi avec les résolutions harmoniques, la conclusion s’annonce clairement ; mais il arrive que toute la richesse s’y retrouve par des imitations rappelées, par des modulations encore essayées ou par des ornements, toutes choses que l’affirmation soutenue permet ici, comme un regard encore à ce qui vient de passer. C’est peut-être ici le lieu de remarquer que les mouvements retenus, si naturels quand on approche de la conclusion harmonique et rythmique, sont souvent dans la musique même à ce point qu’un changement de vitesse n’est pas nécessaire pour les faire sentir. Le sentiment de la terminaison imminente et l’attention à ne rien laisser en suspens suffisent à retenir le mouvement en intention ; quand il faut réellement ralentir, c’est le signe que la musique est sans âme.