Système des Beaux-Arts/Livre quatrième/8

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Gallimard (p. 146-148).

CHAPITRE VIII

DES TIMBRES ET DE L’ORCHESTRE

Un son, surtout d’instrument, est toujours une espèce de bruit par une multitude de sons accessoires, souvent criards, toujours tumultueux, qui l’accompagnent ; et, autant que ces sons sont dominés et négligés, le son offre un timbre qui est propre à l’instrument et quelquefois à l’artiste, par où le son tient à la nature. De là des jeux plus sauvages, où le rythme est le principal, où les timbres essaient toujours de vaincre les sons, et qui sont le propre de l’orchestre. Mais il faut distinguer dans l’orchestre le quatuor à cordes, les bois, les cuivres, et les tambours, cymbales et cloches.

Le quatuor y maintient la pure musique ; et le quatuor à cordes seul est sans doute le meilleur interprète de la plus haute musique. Toutefois il faut faire là-dessus deux remarques ; la première est que le quatuor produit, en dehors des sons, un bruit de rouet qui importune certaines oreilles ; peut-être la musique veut-elle que l’on fasse effort pour vaincre et effacer cette impression. La deuxième remarque est que les sons, s’ils ne sont pas très purs et religieusement conduits et surveillés par les exécutants, arrivent souvent à se contrarier et à s’éteindre ; à quoi l’œuvre même contribue quelquefois aussi. Mais s’il triomphe de ces difficultés, le quatuor dépasse l’orchestre en puissance.

Les cuivres seuls conviennent aux rythmes simples et aux musiques telles que les permettent le cor, le clairon, et la trompette ; ce sont réellement des bruits où il faut retrouver la musique ; aussi les jeux de l’harmonie n’y sont pas libres ; les passages périlleux y sont étranglés et rauques. Les bois, et surtout les clarinettes et les flûtes y mettent quelque légèreté ; mais le son de ces instruments est encore trop chargé de timbres. Il faut donc que tout ce bruit puisse être dominé par la masse des violons et de leurs frères plus graves. Quant aux instruments à percussion, ils sont plus près encore du bruit, mais assurent le rythme, seule discipline de cette tempête de bruits. L’esprit de l’orchestre est dans cette lutte entre les puissances diaboliques et les esprits célestes ; et la musique, à dire vrai, y est plutôt un miracle, même dans les cordes. Il arrive quelquefois que le vent ou d’autres bruits font des musiques d’un instant, par rencontres et alliances de bruits ; une belle musique d’orchestre arrive ainsi à se faire entendre, sur un chaos de bruits rythmés ; victoire encore, naissance merveilleuse, existence fragile, continuellement menacée. Même dans les violons en masse, comme les emploie Wagner, il naît un bruit d’abeille, d’où il semble que la musique sort par moment. L’orchestre est ainsi tout à fait autre chose qu’un concert d’instruments ; la masse même tend toujours à vaincre le musicien ; elle y parvient souvent. Ici les passions sont hors de l’homme ; elles ont leur vrai visage, cosmique ; et la fatalité est tout extérieure ; c’est un déchaînement des forces aveugles, ou bien des dieux, comme on voudra. Il y a donc quelque chose de l’épique dans l’orchestre ; mais le vrai dieu s’y montre mieux que par un rythme toujours le même ; on dirait que le mouvement même de l’épopée est maintenant parmi les forces ennemies ; ce grand mécanisme humain est ici plus fort que l’homme. Toutefois le génie, sur ce tumulte océanique, trouve une place et une résonance pour sa chanson propre ; de là vient cette impression si puissante, dans les grandes œuvres, d’un chant solitaire, chanté pour soi seul. Ainsi la musique, au terme de son développement mécanique, revient à ses origines, se renie, et se retrouve. Toute autre analyse de l’orchestre risque de prendre une symphonie pour une sonate à grand fracas.