Système des Beaux-Arts/Livre quatrième/7

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Gallimard (p. 142-145).

CHAPITRE VII

DES IMITATIONS, VARIATIONS
ET ORNEMENTS

Un caractère bien frappant de la musique est qu’elle répète les mêmes chants, souvent sans aucune altération, d’autres fois plus haut ou plus bas, ou bien dans un autre ton, ou bien selon un autre mode ou bien avec des variations ou des inversions. Il est quelquefois assez difficile de retrouver le thème ; mais aussi sans le reconnaître explicitement on se trouve toujours disposé à saisir et à mesurer d’avance la variation nouvelle, et enfin à s’y retrouver. L’analyse des belles œuvres conduit à des découvertes étonnantes, auxquelles il se peut bien que l’auteur n’ait pas pensé. D’autres fois l’imitation est imposée, comme dans le canon et la fugue ; et ces exercices sont une grande partie de l’école du musicien. C’est une occasion nouvelle de remarquer que, sous l’empire des instruments, le mécanisme menace toujours la musique. De deux côtés. Toutefois je craindrais moins l’improvisation manuelle, préparation naturelle au vrai travail de l’artiste, que cette autre musique trop pensée, qui porte, en son développement, la marque de l’industrie. L’intelligence se contemple seulement en ce déroulement mécanique, qui est proprement son miroir. Il faut reconnaître une parenté entre les sons mécaniques de l’orgue et cette architecture sonore, comme on l’a appelée. Le monde des musiciens reste partagé entre deux méthodes, celle qui invente sous la loi du temps, d’après les promesses des sons, et celle qui, disposant du temps sous la forme de l’espace le remplit en tâtonnant d’après les règles de l’imitation, de la variation, et de l’harmonie. En ces belles discussions, qui occupent noblement le temps du repos, on pourra prendre comme un avertissement l’idée qui circule en tous ces chapitres, à savoir que les arts, dans leur perfection, se distinguent et même s’opposent, par ces analogies profondes qui rendent toute comparaison impossible. Disons, contre d’ambitieuses métaphores, que les constructions d’après un plan préalable sont également étrangères à la vraie musique et à la vraie architecture.

En cela la musique ditfère profondément du langage parlé et s’oppose directement au langage des passions. C’est le propre des discours passionnés de changer par leur propre force ; car l’imagination s’échauffe, la gorge se contracte, la colère monte. À quoi s’oppose déjà le sage discours de celui qui cherche, et qui tourne autour du même objet, corrigeant l’expression, retouchant, expliquant, mais surtout la poésie, par son rythme fermement maintenu, et même par ses refrains périodiques, d’autant plus nécessaires que les passions sont plus près de vaincre. Mais la musique, outre le rythme et les refrains, se répète attentivement et ingénieusement dans tout ce qu’elle dit ; aussi ose-t-elle plus et s’approche-t-elle plus de la tristesse et de la colère, par ce remède qu’elle y apporte en même temps ; c’est pourquoi l’imitation s’y montre d’autant plus stricte que le mouvement et les changements d’intensité risquent plus de jeter l’alarme ; c’est ainsi qu’elle occupe les passions, qu’elle les entraîne, et, par un paroxysme réglé d’avance, même quant à la durée, les ramène à un repos délié.

Il y a, il me semble, deux espèces de variations, l’une, qui tient de près à l’ornement, consiste à imiter le thème, mais en remplaçant les sons tenus et les passages francs par des traits rapides et des intervalles plus serrés ; ce qui peut n’être qu’un jeu ; mais si le thème est assez fort, il domine encore par-dessus les variations ; c’est comme un chant silencieux que l’auditeur recompose, et cela l’invite à chanter aussi en lui-même ; c’est pourquoi il y a toujours de l’amitié dans les plus belles variations. Les sonates pour piano de Beethoven en fournissent plus d’un exemple ; et rien ne fait mieux voir comment le musicien soumet le virtuose. L’autre variation, plus moderne, pourrait être appelée modulante ; la mélodie, déjà affirmée, revient, mais trompe un peu l’attente, et s’égare en des chemins nouveaux, toutefois soutenue et portée aussitôt par une harmonie qui efface l’ancienne et fait comme un départ encore ; cette variation, sobre dans son développement, exprime une richesse, des perspectives et la nécessité de finir ; ce sont des confidences dans un temps mesuré, et comme le soir d’une belle journée. Le Prelude Aria et Finale de César Franck, et son Quatuor offrent de ces merveilles.

Il y a aussi deux espèces d’ornements. Les uns, qui sont les groupes, entrent dans la mesure sans jamais l’altérer ; les autres, comme les roulades et le trille, rompent délibérément le rythme, et appartiennent à la déclamation. Les premiers sont dus surtout aux virtuoses de l’instrument, soit qu’ils délient leurs doigts par cet exercice, soit que, sur le clavecin ou le piano par exemple, ils essaient de raccourcir la durée d’un son prolongé, que l’instrument soutient mal. Les autres résultent de ce mauvais mélange, qui soumet trop souvent la musique à la poésie, ce qui déforme les deux ; les virtuoses du chant en font étalage, et ces ornements plaisent souvent par de petites causes, comme font les pirouettes du cirque. Mais le musicien a repris tout ce domaine. Justement parce que le trille et le groupe sont des exercices et prouvent seulement que le chanteur ou l’instrumentiste reste libre et maître des sons, ces ornements, dans la musique la plus grave et la mieux inspirée, affirment encore mieux la force contemplative, qui tient les peines à distance. L’expression forte, dans tous les arts, veut des contours solides et une main ferme.