Système des Beaux-Arts/Livre sixième/1

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 199-202).

CHAPITRE PREMIER

DES ARTS EN MOUVEMENT
ET DES ARTS EN REPOS

Ici prend fin l’étude des arts en mouvement, j’entends qui supposent une action humaine à chaque fois recommencée. Et l’on a compris que, sous l’action de la pudeur et de la politesse, par l’effet aussi de la loi du temps, qui impose un changement continuel et sans retour, les arts en mouvement se traduisent toujours par des signes étudiés, enchaînés, transformés sans cesse, qui échappent au contrôle, et qui tendent toujours à l’illusion du théâtre, dont les masques, les costumes, et les décors donnent assez l’idée. Ici rien n’est solide et rien ne dure. Mais l’architecture nous offre maintenant une autre espèce d’œuvres, que l’action humaine ne modifie plus, et qui laisse au spectateur la direction du spectacle, le choix du moment, du point de vue et des successions. Ce caractère est commun à tous les arts qui seront examinés maintenant ; et cette classification n’est point de hasard, car il est bon de remarquer dès maintenant que le monument a porté d’abord la sculpture, la peinture, le dessin et même l’inscription. Toujours est-il que maintenant encore la peinture attend qu’on la regarde, et le livre attend qu’on le lise. Aussi le spectateur y revient autant qu’il veut et selon qu’il est disposé, sans être réuni à d’autres, sans être pressé et emporté par le rythme ; au lieu que la musique prend très bien l’auditeur avant qu’il y ait pensé, et comme malgré lui ; et de même, quand l’auditeur est distrait un moment, on ne recommence pas pour lui. Cette condition suppose donc une attention passionnée, j’entends passive, et sans recours ni répit ; de là cette puissance d’illusion qu’ont les arts en mouvement, et dont le théâtre use sans ménagement comme on l’a vu. Ici l’admiration et la critique ne peuvent aller ensemble ; l’esprit ne gagnerait rien à chercher dans le moment, et du reste il ne le peut point ; le développement ne vient pas de lui, mais de l’œuvre et selon le pas de l’auteur. Il y a donc interdiction d’aller au delà de l’apparence, et même d’interroger l’apparence, soit que l’on veuille rassembler les preuves de l’orateur autrement qu’il ne veut, soit que l’on soit curieux de décomposer un ensemble sonore, soit que l’on prétende poser au dramaturge les mille questions qui viendraient à l’esprit d’un lecteur. L’entraînement régit ces arts de magicien ; une apparence efface l’autre ; c’est donc comme une discipline de la pensée immédiate, qui ne peut durer sans une inflexible succession. Le théâtre, la poésie et même la musique auront toujours du creux, du fragile et de l’enfantin, si l’on oublie cette condition-là. C’est pourquoi aussi un esprit capricieux, et qui ne fait attention que par éclairs, mais qui revient volontiers et tourne autour de l’objet en quelque sorte, ne se prête pas toujours assez à la musique, ni au théâtre, ni surtout à l’éloquence. Socrate disait : « Quand tu arrives à la fin de ton discours, j’en suis encore au commencement. »

Il y a donc dans tous les arts en mouvement une tromperie qu’il faut accepter. Et, par opposition, nous pouvons saisir le trait peut-être essentiel de l’architecture, type achevé des arts sans mouvement, qui est de n’admettre aucune tromperie, ni même l’apparence d’une tromperie. C’est pourquoi on ne supporterait point des murs sans épaisseur ni des piliers qui ne porteraient rien ; et au contraire tout, dans cet art naïf de l’architecte, est fait pour montrer la solidité et le poids ; peut-être même les sculptures primitives avaient-elles pour fin de prouver la solidité de la chose. Et ce même caractère se retrouve dans le meuble, où il faut que le bois soit dur et massif et paraisse tel, et le métal aussi. Cette condition est moins sensible dans la sculpture, mais peut-être en trouverons-nous l’équivalent et dans la peinture aussi. Retenons toujours que l’architecture est un art qui ne ment point. Cela se traduit d’abord par cette règle que l’utilité doit y être la raison de tout, comme on peut le voir pour la colonnade, qui est un écran contre le soleil, pour l’ogive, qui forme une voûte plus solide que le plein cintre, et pour les arcs-boutants, qui résistent à la poussée des voûtes. Mais la solidité et on dirait presque la sincérité des monuments éclate encore mieux par leur grandeur et par leur masse ; c’est pourquoi on peut aller jusqu’à dire que la beauté architecturale dépend beaucoup de la masse dressée. C’est presque la seule beauté des Pyramides, et l’on dit que ce n’est pas peu ; mais tous les monuments célèbres étonnent dès que l’on s’en approche, par la grandeur des soubassements, qui donne une idée du reste. Et c’est sans doute la raison pour laquelle le monument ne peut être saisi que par l’observateur familier. On pourrait dire que le premier aspect d’un monument n’est encore qu’une apparence, surtout lorsqu’on ne se trouve pas assez près des premières assises pour juger de la masse réelle d’après la grandeur et la puissance du corps humain. C’est pourquoi le dessin ne donne aucune idée du monument, même approchée. Il le rabaisse bien plutôt au niveau de l’imagerie par cette invariable apparence, directement opposée à la vertu propre du monument, qui est une réelle source, au contraire, d’apparences innombrables. Le pouvoir de durer n’est donc pas ici un caractère accessoire ; la solidité nous invite à prendre temps et à revenir. Aussi ce qui plaît d’abord même dans les ruines, c’est cette puissance de durer, plus sensible encore par les blessures du temps. Nous avons plus d’une raison d’aimer les vieilles choses, mais cette résistance de la forme parle aux yeux déjà ; au lieu qu’un métal mince ou une corniche de plâtre sont des mensonges, que l’on devine d’après la forme des ornements, et dont le temps fait justice, car ces choses font des ruines laides.