Système des Beaux-Arts/Livre sixième/4

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Gallimard (p. 209-211).

CHAPITRE IV

DES SIGNES

Les Monuments sont les premiers écrits, car l’écriture n’est qu’un signe durable. Et ce langage, comme l’autre, est né sans qu’on y pensât. L’idée d’accumuler des pierres sur une tombe, précaution contre les bêtes, est bien naturelle ; telle fut la première épitaphe, et les artifices qui ont suivi n’en ont point changé la forme générale. Seulement, après avoir lu ces signes naturels, on a voulu les faire plus visibles et plus frappants, ce qui devait conduire au dôme, à la pyramide, au cône. Et sans doute le rapport de la hauteur à la base, dans un édifice bien équilibré, rappelle toujours les premiers tombeaux. Ce genre de signe frappe plus par sa masse que par sa hauteur, comme il est visible dans les cathédrales qui, vues de loin, ont pour base toute la ville ; on peut voir dans Amiens, dans Bourges, dans Soissons aussi, mais moins frappant, ce juste rapport entre la forme de la ville et celle de la cathédrale. Et ce signe de pierre est bien expressif quand on l’aperçoit à travers les feuillages ; cette masse qui arrête la lumière est mieux vue qu’une flèche ambitieuse.

La croix est un tout autre signe, et c’est peut-être le signe par excellence, comme on a pu voir en ces tristes temps par les croix de bois hautes à peine comme un enfant, sans art, presque sans matière, et si visibles. La nature ne fait pas de croix ; ces angles égaux sont le signe de l’homme. Ce signe porte de belles légendes, mais il est directement vénérable. C’est le signe tout nu, où la volonté éclate ; c’est le signe qui n’annonce rien que lui-même ; aussi rappelle-t-il l’homme à l’homme. Toutes les grandes idées se terminent là, et l’image du juste crucifié n’y ajoute rien ; le signe parle plus haut. Dans la solitude, mieux ; rustique, mieux. Parmi tant de supplices, celui-là a vaincu par le signe.

On aperçoit en quel sens il y a un langage naturel des monuments. Comment la convention et l’abstraction s’y sont mises, c’est ce qui peut être compris par les hiéroglyphes ; et il y a des hiéroglyphes partout, et plus qu’on ne croit. Un serpent, une chimère, un dragon, Pégase, sont des caractères qui nous sont familiers, mais qui étonneront sans doute les archéologues dans deux ou trois mille ans. De ce langage sont nées la sculpture et la peinture, d’abord étroitement liées à l’édifice, et certainement errantes et affaiblies depuis qu’elles en sont détachées. Mais considérons-les ici comme signes seulement. Le propre de ce langage est de se ramasser tout en une seule chose, au lieu de se développer comme l’autre en une suite de caractères. Aussi un seul regard y saisit le tout, enveloppé et comme fermé, mais que l’on possède pourtant en un sens. Ce genre de lecture est bon ; c’est peut-être le seul qui développe le penseur, au lieu de développer seulement les idées ; il y faut du temps, mais seulement pour l’inventaire d’une richesse qu’on a d’abord toute. Et la beauté propre à ces signes est toujours qu’ils n’annoncent rien qu’eux-mêmes. Les allégories sont un peu bavardes et aisément laides ; mais on dirait que les belles œuvres ont d’abord pour règle de ramener l’imagination à elles, de la limiter à leurs contours, de la fixer et enfin de la lasser et endormir par une perception souveraine. Le Bacchus assis, de la Sixtine, n’exprime rien tant qu’on l’interroge ; mais si on le regarde seulement, alors il parle assez. Il est remarquable que toutes les belles figures, et surtout celles qui sont liées à un édifice, expriment le silence ; c’est pourquoi le silence s’établit fortement dans ces édifices pleins de signes ; ce langage supprime l’autre. Et il est commun que l’autre amplifie les rapports et oublie l’homme ; mais celui-là pose toute la pensée autour d’un centre, et ramassée et repliée, et toujours allant du dehors au dedans ; on retrouve à chaque fois ces formes encore plus silencieuses et plus riches, plus sures d’elles et de nous. En sorte que, par ces signes, toutes nos pensées prennent juste force et juste place. On conte que Gœthe quittait souvent la conversation pour aller regarder de belles images. Ainsi il remettait ses pensées en ordre ; non pas telles ou telles, mais toutes. Car, selon ce langage fort, il n’y a pas une idée et puis une autre ; le temps et le mot sont abolis. Mais il est vrai que l’autre langage veut s’y glisser toujours, par ces gestes et mouvements de muets qui remplacent les paroles ; de quoi le beau signe se garde, étant d’abord repos, immobilité et attente. Le célèbre Sphinx exprime assez bien cela. C’est une expression qui tue tout ce qu’on en peut dire. Massacre d’opinions. Il faut écrire pourtant cela même, afin de séparer les genres contre les opinions usurpatrices. Mais craignons le mépris du Sphinx.