Système des Beaux-Arts/Livre sixième/5

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Gallimard (p. 212-214).

CHAPITRE V

DES ORNEMENTS

On peut apercevoir ici le prix de l’ordre. Si l’on n’a pas considéré l’architecture, qui porte l’ornement, on ne peut comprendre les règles de la sculpture et de la peinture dites décoratives. Au contraire si l’on a bien compris par quoi un monument nous touche, on est conduit assez aisément aux deux règles principales. La première est que l’ornement doit être pris dans la matière même, comme s’il avait pour fin d’en mieux faire voir le grain et la dureté. La seconde est que l’ornement ne doit jamais dissimuler les nécessités de la matière, ni l’œuvre du maçon. D’après la première règle, le poli, les cannelures, les arêtes vives sont des ornements, car il n’y a que la pierre la plus durable qui conserve le poli et le coupant. Mais d’autres règles dérivent de celle-là. Les pierres dures ne se prêtent pas à des reliefs fragiles, car la dureté même de la pierre est cause qu’elle serait brisée par l’effort de l’outil ; le bas-relief est est donc la loi des ornements sculptés. Et c’est sans doute la raison pour laquelle les peintures et les dessins d’ornements doivent fuir même l’apparence des reliefs fragiles. Ajoutons à cela l’obligation de peindre aussi près que possible de la matière. Ces deux sévères conditions ont détourné les peintres de copier tout le détail des choses, et ont engagé la peinture et le dessin dans des chemins arides, mais qui les ont conduits aussi bien au delà de l’imagerie. Pour parler seulement de l’ornement, il est visible que le style y consiste principalement dans ces formes simplifiées, dans ces reliefs aplatis, dans cette soumission enfin à la condition de résister et de durer ; au reste le temps simplifie encore, et fait disparaître les erreurs du goût, en sorte qu’ici progrès vient d’usure et vieillissement. Dès qu’il échappe à ces difficultés, l’art ornemental se perd dans les formes confuses, et tombe enfin dans ce ridicule de vouloir rivaliser avec les choses mêmes. « Quelle vanité, dit Pascal, que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux ! » Les grands peintres répondent assez bien ; mais il y a peu de grands peintres.

D’après la deuxième règle, l’ornement ne doit jamais dissimuler la jointure des pierres ; et ici encore le temps se charge d’effacer les mensonges que le sculpteur se permettrait. Par la même raison l’art des vitraux ne doit point dissimuler l’armature de plomb, et du reste il ne le peut point. Ces arts qui ne peuvent ruser sont la vraie école du sculpteur et du peintre, comme aussi l’art de décorer les poteries, qui dispose de si peu de moyens. Au reste le propre de l’ornement est d’obéir d’abord à la forme de ce qu’il orne. On aperçoit ici une analogie remarquable entre les arts d’ornement et les œuvres du langage écrit. L’élégance dans la phrase, toujours laide, consiste toujours à vouloir cacher, si l’on peut dire, la jointure des pierres, et à déformer les mots pour décrire les choses ; à ce signe vous reconnaîtrez les œuvres périssables. Car les mots du langage commun, et les liaisons de syntaxe, sont ici comme les pierres dures et le ciment. Revenons donc sur cette idée que tout ornement libre est laid. C’est la raison pour laquelle les costumes ont presque toujours plus de style que les autres objets ornés, et pourquoi une broderie en couleurs plaît plus aisément qu’une peinture qui n’est que peinture. Mais chacun peut remarquer aussi que l’étoffe drapée selon les nécessités du costume rend la broderie bien plus belle. Une grecque qui borde un vêtement est plus belle sur l’homme et dans le mouvement qu’étalée. Les remarques de ce genre sont fort utiles en des sujets où tout a été proposé et soutenu. L’histoire de tous les arts se développe de chef-d’œuvre en chef-d’œuvre à travers des erreurs de goût continuelles et incompréhensibles. Toutefois il en sort un enseignement assez clair, c’est qu’un art trop libre s’égare toujours. On dirait bien que l’art est la parure de l’œuvre, et que toute œuvre est d’artisan. Car il est clair que la liberté n’est point hors des œuvres ; et, comme on fait de nécessité vertu, ainsi fait-on de nécessité ornement et beauté. En bref il faut toujours qu’une forme saisisse et enferme quelque chose. Autrement dit, il faut que la forme soit objet. Or une chose a mille formes ; et la chose vivante passe d’une forme à l’autre sous le regard. La chose humaine surtout, qui change par le regard même ; et cette agitation est mensonge toujours ; l’être s’y cache, comme Protée. Aussi ce n’est pas une faible puissance, dans les arts qui viennent maintenant, de représenter toujours l’immobile, et le mouvement même par l’immobile. Mais la sévère, architecture ne permet même pas ces statues libres qu’on voit dans les jardins, et qui marchent par la promenade ; tout est collé à l’édifice ; les formes rentrent dans les murailles. Beautés enchaînées. Ce qui reste alors d’un homme, d’une fleur, d’un feuillage, dit beaucoup, s’il parle encore. Enfin la répétition même, dans l’ornement, s’oppose encore à cette mobilité et instabilité qui est la faute de l’esprit. La science, parce qu’elle manque d’une matière forte, n’y réussit point. Et peut-être n’y a-t-il que les belles choses qui posent l’esprit.