Système des Beaux-Arts/Livre sixième/6

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Gallimard (p. 215-217).

CHAPITRE VI

DES MEUBLES

Socrate disait, et Platon le prend pour lui, qu’une cuiller de figuier est belle si elle est utile. Cette idée si naturelle doit être souvent rappelée, dès que l’on traite des Beaux-Arts ; car le mauvais goût n’est peut-être que la passion d’orner pour orner. Or les œuvres répondent sévèrement à ces tentatives puériles ; la fantaisie, dès qu’elle est devenue chose, ruine toutes les espérances, et la loi de tempérament ne s’exprime nulle part aussi rigoureusement que dans ces œuvres qui restent, et qui ne se laissent pas oublier. Mais il faut pardonner beaucoup à ces chercheurs d’ornements et de formes. « La Colombe, disait Kant, peut croire qu’elle volerait encore mieux dans le vide. » Il y a de l’obéissance dans les belles œuvres, et dans les belles actions aussi. Ainsi, en suivant les chemins de l’utile, avec soumission et amour de ces humbles travaux, l’homme sème les parures ici et là, selon l’occasion, la matière et la commodité. « Le peintre, dit Balzac, ne doit méditer que le pinceau à la main. » Mais son peintre travaillait trop loin de la matière et mourut fou. Je dirais plutôt en ajustant de plus près l’idée à la chose, que l’artiste ne doit méditer qu’en poussant l’outil. C’est ce que l’étude la plus sommaire des beaux meubles fait voir assez, car c’est peut-être dans l’art du meuble que le style est le mieux reconnu.

L’idée de joindre des bois différents, ou seulement des pièces du même bois, mais diversement orientées, est une idée de menuisier ; et c’est par ce moyen que l’on obtient ces blocs solides dans lesquels on taille les hélices d’avion. Et l’ornement, comme dans les parquets, n’est qu’une règle que l’on suit, afin que les petits changements du bois se compensent. Ainsi l’ornement ne fait que marquer l’œuvre durable. Les sculptures, de même, servent d’abord à rendre sensible aux yeux la solidité de la matière employée. Car premièrement une matière fragile ne se prête pas au travail du sculpteur, et deuxièmement un mauvais bois ou un métal mince et creux ne résistent pas au choc et à l’usure, et la forme en témoigne, ou plutôt la forme et la matière portent témoignage l’une pour l’autre. Ainsi l’utile éclate dans l’ornement. Par exemple un pavage en rosace, s’il se soulève ou déforme, la rosace en témoigne ; une marqueterie de même. Aussi voit-on réellement, et au premier coup d’œil, qu’une chaise aux pieds sculptés n’est pas boiteuse, sans l’essayer.

Chacun a pu faire aussi cette remarque que, dans les beaux fauteuils, on est bien assis. Mais non pas couché. Les meubles de beau style, ou simplement de style, comme on dit si bien, sont tous pour la conversation et la politesse ; et, encore plus évidemment que ne fait le costume, ils règlent l’attitude, et, par là, les pensées et les passions. Aussi les rangs, quand il y en a. Dès que cette sévère ordonnance, et si nécessaire aux conversations, ne se fait plus voir, les formes n’ont plus de sens. Il faut que la société soit soutenue par les meubles, comme les femmes par le corset. Si l’abandon, la nonchalance, la fantaisie s’y mettent, vous n’aurez même plus d’esprit. L’homme n’a rien de bon à dire s’il ne se tient, et une confidence ne vaut jamais qu’on l’écoute, si elle n’est composée. Le goût est principalement dans le pressentiment de toutes les sottises qui peuvent naître d’un mobilier complaisant. Il est vrai que, si l’on récite des lieux communs, l’ennui vient, et qu’il vient souvent. Mais il faut aussi que l’improvisation soit réglée car il est important que nul ne soit blessé, ni ne craigne de l’être. Il en est donc de la politesse comme de toute forme ; si elle est vide elle n’est plus rien. Au rebours, qu’est-ce qu’un récit sans forme ? L’art de plaire en racontant est un art périssable, dont il ne reste quelque trace que dans l’art épistolaire ; mais les meubles en gardent quelque chose. J’entends bien que Rousseau trouvait ses idées ailleurs que sur ces meubles-là ; mais aussi ce n’était point un homme de conversation, et du reste le style écrit a d’autres règles.

Il faut dire enfin que les ornements des meubles obéissent encore à une autre condition, c’est qu’ils ne doivent ni gêner, ni inquiéter, ni accrocher ; car les plaisirs de société dépendent aussi des mouvements aisés et faciles, et le moindre incident gâte une soirée. Si l’on joint toutes ces conditions, on comprendra assez que les beaux meubles sont nés d’eux-mêmes, peu à peu, par le travail des artisans, par la préférence accordée aux meilleurs modèles et par les copies qu’on en faisait. Rien ne peut remplacer l’épreuve du temps, d’autant plus efficace ici que la vanité, l’envie et le besoin d’affirmer son pouvoir par des œuvres originales stimulent l’esprit de l’artisan et le poussent à rechercher les vieux modèles ; en sorte que l’art du mobilier progresse par un génie commun et comme diffus. On saisira l’analogie bien frappante qu’il y a entre cet art des artisans et la musique populaire, qui a trouvé elle aussi sa perfection et son style dans la soumission aux nécessités. L’esprit est créateur dans ces luttes et après des siècles, son œuvre étonne. Pensées fortes et durables, par la matière qu’elles ont saisie. Mais faute d’avoir accepté ces sages leçons, les inventeurs d’un style nouveau en sont au chaos d’avant la Genèse ; le verbe flotte sur les eaux.