Système des Beaux-Arts/Livre troisième/7

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Gallimard (p. 104-106).

CHAPITRE VII

DU CONTEMPLATIF

Le poète contemplatif se perd dans l’objet comme l’épique mais son mouvement est moins pressant ; il admet mieux les pauses et les morceaux courts ; le rythme y peut être assez varié, et la composition moins rigoureuse ; car la contemplation suppose des peines affaiblies déjà par le temps, et un bon équilibre. Il n’est pas temps d’expliquer en quel sens les choses de la nature peuvent être dites belles ; ici c’est la poésie qui est belle, et son rythme embellit toutes choses, mais toujours sous la condition que le rythme ne cède pas, ce qui suppose une description des choses, serrée et tout à fait simple. On peut remarquer deux défauts dans les mauvais poèmes descriptifs ; d’abord l’expression y est peu naturelle et évidemment gênée par la loi du rythme ; presque toujours allongée et redondante, comme si la concordance du discours et du rythme était plusieurs fois manquée ; et, d’un autre côté, le rythme manque de ressort et de silences ; il n’est presque toujours que la forme de l’épopée, mais sans le mouvement héroïque. Aussi rien n’appelle le lecteur, et c’est lui qui traîne l’œuvre.

Les mouvements de l’élégiaque peuvent se rencontrer dans le contemplatif, mais à titre d’épisode. Il faut bien remarquer que, dans les poèmes descriptifs les plus puissants, le dessin est simple et serré sans aucune parole qui évoque les passions. C’est l’accord du rythme avec cet objet sans vêtement humain qui fait que la chose nous est comme présente un court moment. On remarquera la force et la solidité de ces images instantanées ; c’est bien ainsi que l’imagination nous les offre par éclairs, par exemple un promontoire, un orage, de grands arbres ; mais dans la rêverie paresseuse ces choses n’ont point de corps ; l’attention, dès qu’elle s’y porte, les fait évanouir, comme, dans la légende, Orphée est condamné à ne jamais revoir Eurydice, parce qu’il l’a regardée. Ce vieux mythe exprime bien la loi du rythme, qui ramène ainsi et entraîne de belles images du fond des abîmes, mais toujours derrière lui, et sans s’arrêter jamais. Ainsi le mouvement poétique est comme une ruse du conteur, qui détourne de soumettre à l’épreuve de l’attention ses images sans corps. Quand le langage mesuré nous porte aussitôt d’une image à l’autre, l’attention n’y donne qu’un regard ; et ce n’est que par souvenir et regret heureux qu’on les tient ; c’est ce qui fait dire qu’un grand poète évoque les choses. À dire vrai, il modère plutôt cette puissance diabolique, surtout bavarde, qui déforme déjà les choses réelles, voyant des animaux dans les nuages, et toujours dans la chose autre chose que l’on n’attend point, et qui déforme encore bien plus les images fugitives, comme la conversation oisive le fait voir assez. C’est pourquoi le poème nous assure d’une conversation suivie avec nous-mêmes. Il faut bien considérer ici ce qui a été expliqué déjà, c’est que l’imagination est naturellement très pauvre et absolument déréglée, les mots suivant les mots et les images trébuchant, en sorte qu’on peut dire qu’il faut apprendre à rêver. L’ennui vient sans doute souvent de ce que l’on est impuissant à conduire sa pensée dès que les calculs du métier ne la portent plus. Le délire que l’on remarque dans les opinions improvisées montre à plein la stérilité de l’imagination sans règles ; et je comprends que l’on préfère le jeu de cartes.

La contemplation poétique est naturellement religieuse, car d’un côté la sérénité et la résignation y est toujours, et, de l’autre, le rythme nous entraîne, si l’on peut dire, à l’acceptation de l’ordre ; et le poète est comme un Dieu, qui pose au lieu de prouver. Cette majesté se reconnaît en toutes les belles œuvres, car on ne pense même pas à vouloir qu’elles soient autrement. Mais le moyen propre au poète évocateur de choses, c’est ce mouvement assuré qui nous détourne du raisonnement critique. Le jugement s’exerce seul ici par éclairs ; et cette puissance d’ordonner des rêves et de leur donner corps, va jusqu’au sublime dès que les choses rêvées sont grandes, désolées, terribles, c’est-à-dire près du désordre et de l’épouvante ; car la victoire est belle. On dit bien que le contemplateur est inspiré. Mais en revanche rien n’est plus contraire à ce genre de poésie que le dieu qui descend des nuages. Cela convient seulement à l’épique, où la nécessité extérieure domine tout et jusqu’à nos pensées. Le mouvement contemplatif est tout contraire, et plus près du vrai. C’est pourquoi les premières vues de physique furent en vers, et le dieu réfugié dans le physicien, comme il convenait.