Système des Beaux-Arts/Livre troisième/9

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Gallimard (p. 110-112).

CHAPITRE IX

DE L’ÉLOQUENCE ET DE L’ACOUSTIQUE

Tout ce qu’il y a de neuf, qui analyse, qui pénètre, qui étonne et choque d’abord, est exclu de l’éloquence. Ceux qui n’accorderaient pas cela n’ont pas pensé que l’éloquence, de même que la poésie, doit être objet d’oreilles, non d’yeux, et pour une multitude. Et le plaisir d’entendre distinctement ce qui est dit, et de savoir que beaucoup d’autres l’entendent de même, en même temps, est tout le plaisir que peut donner l’éloquence. Ce n’est pas peu, car cet accord directement" perçu fortifie la foi et l’espérance, et rend à des idées trop connues la force qu’elles n’avaient plus. On ne dit rien qui vaille lorsque l’on remarque que les thèmes de l’éloquence sont ordinaires, car le concert et l’enthousiasme d’une foule n’ont rien d’ordinaire. Il faut voir à quel degré de faiblesse, de puérilité et de niaiserie descend une foule, par le libre jeu des imaginations, lorsque l’orateur se fait attendre. À vrai dire, c’est leur propre pensée qu’ils attendent, à l’église, aux assemblées politiques, et même au prétoire. On voit que la poésie est une éloquence mieux préparée. Le langage de l’orateur est donc plus libre, moins serré, moins assujetti que celui du poète aux conditions qui font une œuvre durable ; mais un discours peut mériter aussi d’être dit plusieurs fois, comme un poème.

Les conditions matérielles y font beaucoup. Cette voix étranglée qui est l’effet naturel des passions ne peut se faire entendre dans une foule ; et, bien mieux, la puissance qu’il faut ici montrer, et sans le secours du rythme poétique, conduit toujours à délivrer les muscles de la poitrine et du larynx, ce qui fait que le véritable orateur a naturellement de la noblesse, et se trouve placé, par gymnastique, dans l’attitude d’un homme qui est bien au-dessus du succès et qui n’attend plus rien des hommes. Par les mêmes causes, l’éloquence est naturellement sérieuse, ou bien elle tourne à un genre de comique sans âcreté. La nécessité d’être entendu de tous exclut aussi les mots rares et les constructions peu claires. Enfin le souffle de l’orateur, s’il cherche le meilleur rendement, ce qui est pour lui le métier, exige un courant régulier avec des pauses convenables. C’est une grande faute aussi de rechercher les finesses d’intonation ; ces nuances défigurent les mots, et l’esprit risque de ne pas franchir le troisième rang des auditeurs ; or il n’est rien de plus froid que si les uns rient tandis que d’autres demandent pourquoi. Aussi l’orateur en vient-il toujours à une récitation assez monotone, dont il varie seulement le ton pour ménager sa voix, en imitant ici le ton naturel des conversations, mais simplifié et mis en forme. Cela ajoute encore à la clarté, puisque les incidentes, les remarques, les interrogations ayant chacune leur ton et pour ainsi dire leur musique, les conclusions se trouvent annoncées et attendues ; or l’oreille devine merveilleusement si elle est préparée. Ce que fait si bien la poésie en dessinant d’avance la place de chaque mot, l’éloquence le fait par sa mélopée, choisie par l’orateur selon ses moyens et d’après ses modèles. Cet art de faire de la place d’avance pour les mots essentiels est sans doute le grand secret de l’orateur. La foule qui attend parle alors à l’orateur par tous ses visages et lui communique la confiance en lui-même ; mais il ne peut la prévoir, si exercé et accoutumé qu’il soit ; aussi même les plus puissants doutent d’eux-mêmes au commencement. Ainsi l’exorde est principalement un essai de la voix et des périodes, en vue de disposer l’auditoire comme il faut, non point en idée, mais plutôt en attitude.