Système des Beaux-Arts/Livre troisième/10

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Gallimard (p. 113-115).

CHAPITRE X

DES PASSIONS ET DE L’ÉLOQUENCE

Il y a bien une éloquence des passions, mais sans art et sans mesure, qui émeut par contagion, mais qui ne persuade guère, si ce n’est dans le cas où les passions se répondent, comme dans l’amour, la haine ou le défi. Hormis ces cas-là il n’y a rien de plus froid et même de plus choquant qu’un homme passionné, je dis pour l’observateur ordinaire. La foule est moins aisément entraînée par une femme qui pleure que par un tribun qui déclame. Il est clair que si l’orateur pleure réellement on n’entendra plus ce qu’il dit. Il faut donc que l’orateur soit comédien, c’est-à-dire qu’il invente une mimique des passions, d’autant plus puissante toujours qu’elle est mieux réglée, et qu’elle prête mieux à l’enthousiasme, à la haine, à la fureur, l’accent de la raison impartiale. Il y a ainsi une pudeur dans la vraie éloquence, comme il y a d’impudents déclamateurs. Il le faut bien ; car les passions parlent vite et confusément, et bientôt crient ; de plus une passion qui va croissant a quelque chose de honteux, surtout devant une assemblée, et l’on craint alors le pire ; le scandale naît principalement de passions exposées au grand jour. Aussi le vrai orateur ne se laisse-t-il entraîner que lorsqu’il a bien assuré sa voix et marqué la fin de sa période. Ce genre d’étude câline les passions, surtout dans l’éloquence politique, où l’orateur doit réellement se vaincre lui-même, s’il veut seulement se faire entendre.

Une passion ne peut jamais s’exprimer et se définir que par une lutte et une espèce de victoire sur soi, car elles vont naturellement aux convulsions et aux cris. Il faut donc dire que l’éloquence et la comédie naturelles purifient un peu les passions et en même temps les tirent du chaos, toujours d’après les modèles pris aux orateurs fameux ou bien aux acteurs. Mais peut-être l’orateur, par plus de force et d’étude, arrive-t-il à des passions qui lui sont propres, parmi lesquelles on pourrait citer l’indignation, l’ironie et le mépris. Il faudrait dire alors que tous ceux qui éprouvent ces sentiments sont un peu orateurs en cela. Toujours est-il que c’est une nécessité, pour l’orateur, de ne point se livrer à la colère, mais de la conduire au contraire, et ainsi de se mettre hors de cause, par un mouvement du corps aussi, bien expressif et propre à rassurer l’auditoire. L’indignation est donc une colère réglée, où il est clair que l’homme ne veut pas penser à lui-même, ni au tort qui lui est fait, mais plutôt à la colère d’un témoin impartial si l’on peut dire. De là résultent ces beaux mouvements où l’on fait comparaître les ancêtres illustres. L’ironie est une autre transposition de la colère, qui vient de ce que, ne pouvant arriver à s’oublier tout à fait soi-même, on parvient du moins à se vaincre par un commencement de sourire. Et il faut remarquer que, dans ces passages difficiles, le ton est plus soutenu que jamais et l’expression toujours choisie et modérée. « J’en jure par ceux qui sont morts à Marathon » ; peut-être Démosthène sut-il baisser le ton pour ce célèbre mouvement. Disons aussi que, dans l’ironie, l’esprit n’est que l’exactitude rigoureuse et la simplicité des mots ; et l’on appelle très bien esprit cette vue claire et analytique des choses, qui signifie que la passion est dominée. Le mépris est déjà dans l’indignation et dans l’ironie ; il consiste toujours à ne pas dire ce que l’on attendrait de la passion toute seule ; et il n’y a point d’éloquence passionnée sans un mépris non joué ; car l’oubli des petites choses est de métier pour l’orateur, comme la touche pour le peintre ; et c’est pourquoi on peut se risquer à dire que c’est l’éloquence qui a appris aux hommes toutes les passions nobles. Effet d’acoustique, ou de phonétique, comme on voudra, si l’on remonte aux causes.