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Système des beaux arts/II/III/I

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Texte établi par Ch. Bénard,  (p. 273-282).

I. Des statues proprement dites, des groupes et des reliefs


De même que nous avons fait, dans l’architecture, une différence essentielle entre l’architecture indépendante et l’architecture subordonnée à l’utile, nous pouvons maintenant aussi établir une semblable différence entre les ouvrages de sculpture qui pareillement existent indépendants, pour eux-mêmes, et ceux qui servent plutôt d’ornementation à des espaces architectoniques. Pour les premiers, ce qui les entoure n’est autre chose qu’un local préparé par l’art, tandis que, chez les autres, le rapport à l’œuvre d’architecture, dont ils sont l’ornement, reste le caractère essentiel, et détermine non seulement la forme, mais le fond même de l’œuvre exécutée par la sculpture. En envisageant les choses en général et dans leur ensemble, nous pouvons dire, sous ce rapport, que les statues proprement dites existent pour elles-mêmes, tandis que les groupes et surtout les reliefs commencent à abandonner cette indépendance, et sont employés par l’architecture pour les fins propres de cet art.

1oEn ce qui concerne la statue proprement dite, son but primitif, comme la vraie destination de la sculpture en général, est l’exécution d’une image sacrée qui doit être érigée dans l’intérieur du temple, où tout l’appareil environnant se rapporte à elle.

ici la sculpture reste dans sa pureté la plus parfaite, puisqu’elle représente l’image des dieux sans situation déterminée, dans une beauté simple et un repos majestueux, ou encore dans des situations simples et libres, sans action déterminée, inaccessibles au trouble et à l’agitation, tels que nous les avons plusieurs fois décrits.

Le premier moment où la personnage abandonne cette grandeur sévère et cette félicité concentrée, consiste en ce que, dans tout le maintien, soit indiqué le commencement ou la fin d'une action, sans que, par là, soit détruit le repos divin et que le personnage soit représenté dans un conflit ou dans une lutte. De ce genre, sont la célèbre Vénus de Médicis et l’Apollon du Belvédère.

Du temps, de Lessing et de Winckelmann, on paya une admiration sans bornés à ses statues, comme représentant le plus haut idéal de l’art. Aujourd’hui, depuis que l’on a appris à connaître des œuvres d’une expression plus, profonde, plus vivante et plus ferme dans leurs formes, elles ont perdu quelque chose de leur estime, et on les attribue à une époque plus tardive, où le poli de l’exécution vise déjà au gracieux et à l’agréable, et qui ne se maintient plus dans le style sévère et pur, Un voyageur anglais (Morn. Chron. 26 juillet 1825) va même jusqu’à appeler l’Apollon un muscadin de théâtre (a theatrical coxcomb.) Quant à la Vénus, il lui accorde, il est vrai, une grande douceur, une symétrie parfaite et une grâce timide, mais seulement une niaiserie sans défaut, une perfection négative et « a good deal of insipidity. » — On conçoit d’ailleurs l’abandon de ce calme sévère et de cette sainteté. La sculpture, sans doute, est l’art du haut sérieux ; mais, comme les dieux ne sont nullement des abstractions, qu’ils sont des personnages individuels, ce sérieux profond admet, en même temps, la sérénité absolue, et par là, un reflet de la vie réelle et de l’existence finie.

La sérénité des dieux n’exprime pas le sentiment de l’absorption dans une pareille situation finie, mais celui de l’harmonie, de la liberté spirituelle et de l’indépendance.

Aussi, l’art grec s’est-il pénétré de toute la sérénité de l’esprit grec, et a-t-il trouvé son bonheur, sa joie, son amusement, dans une multitude infinie de situations hautement intéressantes. Car, lorsqu’il se fut élevé de la raideur abstraite du premier mode de représentation au culte de l’individualité vivante qui réunit tout en soi, la vie jointe à la sérénité fut son objet de prédilection. Les artistes se plurent dans la variété des sujets capables de les représenter, sujets, d’ailleurs qui ne dégénéraient pas en scènes pénibles, en spectacles de tortures de souffrances, qui restaient dans les limites de l’humanité privée de soucis. Les anciens ont, sous ce rapport, produit un grand nombre d’ouvrages de sculpture de la plus haute perfection. Je me contenterai de citer ici, parmi une foule de sujets mythologiques qui n’offrent qu’un badinage, mais d’une parfaite sérénité, les jeux de l’Amour qui déjà se rapprochent davantage des scènes communes de la vie humaine. Il en est d’autres où la vitalité de la représentation est le principal intérêt et où le seul fait de comprendre le sujet et de s’en amuser constitue la sérénité et l’absence même de souci. Dans ce genre, par exemple, le Joueur de dés et le Garde de Polyclète, étaient aussi estimés que la Junon d’Argos. Le Discobole, le Coureur de Myron, jouissaient d’une égale célébrité. Combien est charmant et combien n’a t’on pas loué le jeune garçon qui se tire une épine du talon ? On connaît, au moins de nom, une foule de représentations du même genre. Ce sont de ces moments surpris à la nature, qui passent rapidement et qui apparaissent fixés par le sculpteur.

2o De ce commencement de direction vers l’extérieur, la sculpture passe ensuite à la représentation des situations animées, de conflits et d’actions. De là naissent les groupes. Car, avec l’action déterminée, se manifeste la vitalité concrète, qui se développe en oppositions et réactions et, en même temps aussi, en rapports essentiels de plusieurs figures qui affectent diverses combinaisons.

Cependant encore ici, les premiers sujets sont de simples associations calmes, comme par exemple les deux statues colossales des dompteurs de chevaux qui sont à Rome sur le mont Cavallo, et qui indiquent Castor et Pollux. On attribue l’une d’elles à Phidias, l’autre à Praxitèle, sans preuve solide, quoique l’excellence de la conception et la force pleine d’agrément de l’exécution justifient de pareils noms. Ce sont seulement des groupes libres qui n’expriment encore aucune action proprement dite, ou aucune suite d’actions ; ils sont d’ailleurs parfaitement propres à la représentation sculpturale et à une érection publique devant le Parthénon, où ils ont dû être originairement placés.

Mais, en second lieu, la sculpture, dans le groupe, passe à la représentation des situations qui ont pour sujet des conflits, des combats, la souffrance, etc. Ici, nous pouvons louer encore le sens vraiment artistique des Grecs, qui n’érigeaient pas de pareils groupes comme indépendants en soi, parce que ceux-ci commencent à sortir du domaine propre à la sculpture. Ils les plaçaient dans un rapport étroit avec l’architecture, afin qu’ils servissent à la décoration des espaces architectoniques. L’image du dieu dans le temple, comme statue indépendante, s’élevait calme, majestueuse, pleine de sérénité, dans l’intérieur de la cella uniquement destinée à renfermer cette œuvre de la sculpture. Le fronton extérieur, au contraire, était orné de groupes qui représentaient les actions déterminées du dieu et, dès lors, devaient être exécutés dans le sens d’une vitalité plus animée. De ce genre, était le fameux groupe des Niobides. Le mode général de disposition est ici donné par l’espace auquel il était destiné. La principale figure était placée au-milieu ; elle pouvait être la plus grande et s’élever au dessus des autres. Celles-ci, placées contre les angles aigus du fronton, demandaient d’autres positions ; quelques unes même étaient étendues.

Parmi les autres ouvrages connus, nous nous bornerons à mentionner encore le Laocoon. Depuis quarante ou cinquante ans, il a été l’objet d’une foule de recherches et de dissertations. On a, en particulier, regardé comme une question importante de savoir si Virgile avait fait une description de cette scène d’après le groupe du sculpteur, ou si l’artiste avait fait son ouvrage d’après la description de Virgile ; si ensuite Laocoon pousse des cris, et, si en général, il convient, dans la sculpture, de vouloir exprimer un cri, et d’autres questions du même genre. On s’est exercé sur de pareilles bagatelles psychologiques avant que le mouvement imprimé par Winckelmann, et que le vrai sens de l’art eussent pénétré dans les écrits. Les savants de cabinet sont portés d’ailleurs à de pareilles recherches, parce que souvent l’occasion de voir les véritables objets d’art leur manque, aussi bien que la capacité de les saisir par l’imagination. L’essentiel à considérer dans ce groupe, c’est que, malgré la haute souffrance exprimée avec une si grande vérité, malgré cette crispation convulsive des membres et la tension de tous les muscles, la noblesse, néanmoins, et la beauté sont conservées, et que rien ne rappelle, même de la manière la plus éloignée, la grimace, la contorsion et la dislocation. Toutefois, l’ouvrage entier appartient, sans aucun doute, par l’idée du sujet, par l’habileté qui se révèle dans la disposition, par l’intelligence des poses et par le mode d’exécution, à une époque plus tardive, qui vise déjà à dépasser la simple beauté et la vitalité, en affectant de montrer ses connaissances dans la structure des membres et les formes musculaires du corps humain, et cherche à plaire par les agréments et les raffinements de l’exécution. De la naïveté, de la grandeur de l’art à la manière le pas est déjà fait.

Les ouvrages de la sculpture se placent dans divers endroits, a l’entrée des galeries, sur les places publiques, dans la rampe d’un escalier, dans des niches, etc. Or, cette diversité de lieux ainsi que leur destination architectonique, qui de son côté offre des rapports différents avec les situations et les relations humaines, fait varier à l’infini le sujet et la signification de l’œuvre d’art, qui, dans les groupes, peuvent se rapprocher encore plus des scènes de la vie humaine. Cependant, il est toujours d’un mauvais effet de placer sur lé sommet d’un édifice, à l’air libres sans fond, de pareils groupes animés, qui présentent plusieurs figures réunies, et cela, même lorsqu’aucun conflit n’en fait le sujet. Le ciel, en effet, est tantôt gris, tantôt bleu et d’une clarté éblouissante ; de sorte que les contours des figures ne peuvent être distingués assez exactement. Or, ce sont ces contours, c’est la silhouette, qui sont l’essentiel, puisque ce sont les seuls traits principaux que l’on reconnaisse et qui font comprendre tout le reste. Ensuite, dans un groupe, plusieurs parties des figures sont placées les unes devant les autres, les bras, par exemple, en avant du corps, la jambe d’un personnage devant celle d’un autre personnage. C’est ce qui fait que déjà, à un certain éloignement, les contours de ces parties paraissent confus et insaisissables. Ils sont cependant bien moins clairs encore que ceux des parties, qui sont entièrement libres. Il suffit de se représenter seulement un groupe dessiné sur le papier, de sorte que, dans une figure, quelques membres soient tracés fortement et avec précision, et que d’autres, au contraire, ne soient indiqués que confusément. Le même effet est produit par une statue et surtout par un groupe qui n’ont d’autre fond que l’air : on ne voit alors qu’une silhouette qui se dessine durement et dans laquelle, précisément, on ne peut distinguer qu’une faible expression.

Telle est la raison pour laquelle la Victoire sur la porte de Brandebourg, à Berlin, est d’un bel effet, non seulement à cause de sa simplicité et de son calme, mais aussi parce que le rapport des figures particulières s’y laisse facilement reconnaître. Les chevaux se détachent bien et ne se cachent pas les uns les autres ; par là-même, la statue de la Victoire s’élève majestueusement au-dessus d’eux. L’Apollon de Tieck, au contraire, sur son char traîné par des griffons, au théâtre, se saisit moins parfaitement, quelque excellente que soit d’ailleurs la conception générale et l’exécution. Grâce à l’obligeance d’un ami, j’ai vu les figures dans l’atelier. On pouvait se promettre un très-bel effet ; mais maintenant qu’on les voit placées à une certaine hauteur, le contour d’une figure se confond trop avec celui d’une autre qui lui sert de fond, et chaque silhouette est d’autant moins libre et nette que l’ensemble du groupe manque de simplicités Les griffons qui d’ailleurs, par leurs jambes courtes, ne se tiennent pas aussi hauts et aussi libres que les chevaux, ont de plus des ailes. Apollon a des cheveux relevés au-dessus du front et sa lyre dans les bras. Tout cela est trop pour le lieu et ne fait qu’ajouter à la confusion des contours.

3o Le dernier mode de représentation par lequel la sculpture fait déjà un pas significatif vers le principe de la peinture, est le reliefs d’abord le haut et ensuite le bas reliefs. Ici, la condition est la surface ; les figures sont placées sur un seul et même plan, et la réunion des trois dimensions, qui est le principe de la sculpture, commence à s’effacer insensiblement. Mais l’ancien relief ne se rapproche pas encore assez de la peinture, pour aller jusqu’aux différences de perspective qui marquent un premier et un second plan. Il s’en tient à la surface en soi, sans que l’art de rapetisser les objets permette de les ranger en avant ou en arrière, selon leur position dans l’espace. Par conséquent, il maintient de préférence les figures de profil et les placé à côté les unes des autres sur la même surface. Mais, à cause de cette simplicité même, les actions complexes ne peuvent plus être prises pour sujet ; ce sont des actions qui déjà, dans la réalité, se présentait davantage sur une seule et même ligne, des marches militaires, des pompes de sacrifices, la marche des vainqueurs aux jeux olympiques, etc.

Cependant, le relief offre la plus grande variété, parce qu’il sert non seulement à remplir et à décorer les frises et les murailles des temples, mais encore à orner les meubles, les vases de sacrifices, les présents sacrés, les coupes, les amphores, les urnes, les lampes, etc., de même aussi, les sièges et les trépieds, et qu’il s’allie aux arts utiles voisins de la sculpture. Ici principalement c’est l’esprit de saillie dans l’invention, qui, s’exerçant sous une multitude de formes et de combinaisons, n’est plus en état de maintenir le but propre de la sculpture véritable.