Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère/Chapitre 11

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CHAPITRE XI.


HUITIÈME ÉPOQUE. — LA PROPRIÉTÉ.
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§ I. — La propriété est inexplicable hors de la série économique. — De l’organisation du sens commun, ou problème de la certitude.


Le problème de la propriété est après celui de la destinée humaine le plus grand que puisse se proposer la raison, le dernier qu’elle parviendra à résoudre. En effet, le problème théologique, l’énigme de la religion, est expliqué ; le problème philosophique, qui a pour objet la valeur et la légitimité de la connaissance, est résolu : reste le problème social, qui ne fait qu’un avec ces deux-là, et dont la solution, de l’aveu de tout le monde, tient essentiellement à la propriété.

J’exposerai dans ce chapitre la théorie de la propriété en soi, c’est-à-dire dans son origine, son esprit, sa tendance, ses rapports avec les autres catégories économiques. Quant à déterminer la propriété pour soi, c’est-à-dire dans ce qu’elle doit être après la solution intégrale des contradictions, et qu’elle devient tous les jours, c’est, comme j’ai dit, la dernière phase de la constitution sociale, l’objet d’un travail nouveau, dont celui-ci a pour but de faire entrevoir le dessin et de poser les bases.

Pour bien entendre la théorie de la propriété en soi, il est nécessaire de prendre les choses de plus haut, et de présenter sous un nouvel aspect l’identité essentielle de la philosophie et de l’économie politique.

De même que la civilisation, au point de vue de l’industrie, a pour but de constituer la valeur des produits et d’organiser le travail, et que la société n’est autre chose que cette constitution et cette organisation ; de même l’objet de la philosophie est de fonder le jugement en déterminant la valeur de la connaissance et organisant le sens commun ; et ce qu’on appelle logique n’est autre chose que cette détermination et cette organisation.

La logique, la société, c’est-à-dire toujours la raison : telle est donc la destinée ici-bas de notre espèce, considérée dans ses facultés génératrices, l’activité et l’intelligence. Ainsi l’humanité, par ses manifestations successives, est une logique vivante : c’est ce qui nous a fait dire, au commencement de cet ouvrage, que chaque fait économique est l’expression d’une loi de l’esprit, et que, comme il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été auparavant dans l’expérience, il n’y a rien non plus dans la pratique sociale qui ne provienne d’une abstraction de la raison.

La société, comme la logique, a donc pour loi primordiale l’accord de la raison et de l’expérience. Accorder la raison et l’expérience, marcher à l’unisson de la théorie et de la pratique, voilà ce que se proposent également l’économiste et le philosophe ; voilà le premier et le dernier commandement imposé à tout homme qui agit et qui pense. Condition facile, sans doute, si on ne l’envisage que dans cette formule en apparence si simple ; effort prodigieux, sublime, si l’on considère tout ce qu’a fait l’homme dès le commencement, autant pour s’y soustraire que pour s’y conformer.

Mais qu’entendons-nous par cet accord de la raison et de l’expérience, ou, comme nous l’avons nommée, par cette organisation du sens commun, qui n’est elle-même que la logique ?

J’appelle d’abord sens commun le jugement en tant qu’il s’applique à des choses d’une évidence intuitive et immédiate, dont la perception n’exige ni déduction ni recherche. Le sens commun est plus que l’instinct : celui-ci n’a point conscience de ses déterminations, tandis que le sens commun sait ce qu’il veut et pourquoi il veut. Le sens commun n’est pas non plus la foi, le génie ou l’habitude, lesquels ne se jugent ni ne se connaissent : tandis que le sens commun se connaît et se juge, comme il connaît et juge tout ce qui l’environne.

Le sens commun est égal chez tous les hommes. C’est de lui que viennent aux idées le plus haut degré d’évidence et la plus parfaite certitude : ce n’est pas lui qui a suscité le doute philosophique. Le sens commun est à la fois raison et expérience synthétiquement unies : c’est, encore une fois, le jugement, mais sans dialectique ni calcul.

Mais le sens commun, par cela même qu’il ne tombe que sur les choses d’une évidence immédiate, répugne aux idées générales, à l’enchaînement des propositions, par conséquent à la méthode et à la science : tellement que plus un homme se livre à la spéculation, plus il semble s’écarter dû sens commun, partant de la certitude. Comment donc les hommes égaux par le sens commun, deviendront-ils encore égaux par la science, qui naturellement leur répugne ?

Le sens commun n’est susceptible d’augmentation ni de diminution : le jugement considéré en lui-même ne peut cesser d’être toujours le même, toujours égal à soi et identique. Comment encore une fois est-il possible, non-seulement de maintenir l’égalité des capacités hors du sens commun, mais encore d’élever en elles la connaissance au-dessus du sens commun ?

Cette difficulté, si formidable au premier aspect, s’évanouit dès qu’on la regarde de plus près. Organiser la faculté judiciaire, ou le sens commun, c’est, à proprement parler, découvrir les procédés généraux au moyen desquels l’esprit va du connu à l’inconnu par une suite de jugements qui tous, pris isolément, sont d’une évidence intuitive et immédiate, mais dont l’ensemble donne une formule que l’on n’aurait pas obtenue sans cette progression, formule qui, par conséquent, dépasse la portée ordinaire du sens commun.

Ainsi le système entier de nos connaissances repose sur le sens commun ; mais il s’élève indéfiniment au-dessus du sens commun, qui, borné au particulier et à l’immédiat, ne peut embrasser le général de son simple regard, et a besoin, pour y atteindre, de le diviser : comme un homme qui, ne franchissant d’un seul pas que la largeur d’un sillon, en répétant le même mouvement un certain nombre de fois, fait le tour du globe[1].

Accord de la raison et de l’expérience, organisation du sens commun, découverte des procédés généraux par lesquels le jugement, toujours identique, s’élève aux contemplations les plus sublimes : telle est l’œuvre capitale de l’humanité, celle qui a fait naître la péripétie la plus vaste, la plus compliquée et la plus dramatique, qui se soit accomplie sur la terre. Il n’est science, religion, société, qui ait à beaucoup près mis un si long temps et déployé tant de puissance pour s’établir : à peine si ce grand travail, commencé depuis trente siècles, est parvenu à se définir. Vingt volumes suffiraient à peine à en raconter l’histoire : je vais, en quelques pages, en retracer les principales phases. Ce résumé nous est indispensable pour expliquer l’apparition de la propriété.


I.


L’organisation du sens commun suppose préalablement la solution d’un autre problème, du problème de la certitude, laquelle se divise en deux espèces corrélatives, certitude du sujet, certitude de l’objet. En autres termes, avant de chercher les lois de la pensée, l’on avait à s’assurer de la réalité de l’être qui pense ainsi que de l’être qui est pensé, sans quoi l’on courait risque de rechercher les lois de rien.

Le premier moment de cette grande polémique est donc celui où le moi procède à la reconnaissance de lui-même, se palpe, pour ainsi dire, et cherche le point de départ de ses jugements. Qui suis-je, se demande-t-il ; ou plutôt, suis-je quelque chose ? suis-je assuré que je suis ? Voilà la première question à laquelle le sens commun avait à répondre.

El c’est à quoi il a effectivement répondu par ce jugement tant admiré : Je pense, donc je suis.

Je pense, cela suffit. Je n’ai que faire d’en savoir davantage pour être certain de mon existence, puisque tout ce que je pourrais apprendre à cet égard, c’est qu’aucun être n’est prouvé si je ne l’affirme, et que par conséquent rien sans moi n’existe. Le moi : tel est le point de départ du sens commun, et sa réponse à la première question de la philosophie.

Ainsi le sens commun, ou plutôt la nature inconnue, impénétrable, qui pense et qui parle, le moi enfin, ne se prouve pas ; il se pose. Son premier jugement est un acte de créance en lui-même : la réalité de la pensée est déclarée par lui comme fait-principe, nécessaire, axiome enfin, hors duquel il n’y a pas lieu à raisonner |

Mais, soit défaut de jugement, soit subtilité d’idées, certains penseurs trouvèrent cette affirmation du sens commun déjà trop hardie, ils eussent voulu que le sens commun produisît ses titres. Qui nous garantit, disaient-ils, que nous pensons, que nous sommes ? Quelle est l’autorité du sens intime ? Qu’est-ce qu’une affirmation dont toute la valeur vient de sa spontanéité même ?…

De longs débats s’entamèrent à ce propos. Le sens commun y mit fin par cet arrêt célèbre : Attendu que le doute qui porte sur le doute même est absurde ; que l’investigation qui a pour objet la légitimité de l’investigation est contradictoire ; qu’un tel scepticisme est antisceptique, et se réfute seul ; que c’est un fait que nous pensons et que nous désirons de connaître ; qu’il ne saurait y avoir lieu à disputer sur ce fait qui embrasse l’univers et l’éternel ; conséquemment que la seule chose qui reste à faire est de savoir où la pensée peut conduire : Pyrron et sa secte seront reconnus par la philosophie d’une absurdité qui tranquillise le moi sur son existence ; pour le surplus, leur opinion étant convaincue, par ses propres termes, de contradiction au sens commun, elle est excommuniée du sens commun.

Malgré l’énergie de ces considérants, quelques-uns crurent devoir protester encore, et se pourvoir en révision. Les vrais sceptiques, prétendirent-ils, ne sont pas ceux qui doutent de la réalité de leur doute, un pareil scepticisme est ridicule ; ce sont ceux qui doutent de la réalité du contenu du doute, et à plus forte raison des moyens de vérifier si ce contenu est réel : ce qui est fort différent…

C’est donc comme si vous disiez, répliqua le sens commun, par exemple, que vous ne doutez pas de l’existence des religions, puisque la religion est un phénomène de la pensée, un accident du moi, mais seulement de la réalité de l’objet des religions, et à plus forte raison de la possibilité de déterminer cet objet ; — ou bien encore que vous ne doutez pas de l’oscillation de la valeur, puisque cette oscillation est un phénomène de la pensée générale, un accident du moi collectif, mais de la réalité même des valeurs, à plus forte raison de leur mesure. Mais si, par rapport à l’homme, la réalité des choses ne se distingue pas de la loi des choses, comme par exemple la réalité des valeurs qui n’est et ne peut être que la loi des valeurs ; et si la loi des choses n’est rien sans le moi qui la détermine et la crée, comme vous êtes forcés d’en convenir : votre distinction de la réalité du doute et de la réalité du contenu du doute, aussi bien que l’à fortiori qui vient à la suite, est absurde. L’univers et le moi deviennent, par la pensée, identiques et adéquats : donc, encore une fois, notre tâche est de rechercher si, par rapport à lui-même, le moi peut s’induire en erreur ; si dans l’exercice de ses facultés il est sujet à des perturbations ; quelles sont les causes de ces perturbations ; quelle est la mesure commune de nos idées ; et tout d’abord, quelle est la valeur de ce concept de non-moi, qui saisit le moi aussitôt que celui-ci entre en action, et dont il est impossible au moi de se séparer.

Ainsi, au jugement du sens commun, la théorie métaphysique de la certitude est analogue à la théorie économique de la valeur, ou pour mieux dire ces deux théories n’en font qu’une ; et les sceptiques qui, tout en admettant la réalité du doute, nient cependant la réalité du contenu du doute, et partant la possibilité de déterminer ce contenu, ressemblent aux économistes qui, affirmant les oscillations de la valeur, rejettent la possibilité de déterminer ces oscillations, et conséquemment la réalité même de la valeur. Nous avons fait justice de cette contradiction des économistes, et nous verrons bientôt que comme la valeur se détermine dans la société par une série d’oscillations entre l’offre et la demande, tout de même la vérité se constitue en nous par une série de fluctuations entre la raison qui affirme et l’expérience qui confirme, et que du doute même se forme peu à peu la certitude.

La certitude du sujet ainsi obtenue et déterminée, restait donc, avant de passer à l’investigation des lois de la connaissance, à déterminer la certitude de l’objet, base de tous nos rapports avec l’univers. Ce fut la deuxième conquête du sens commun, le second moment du travail philosophique.

Nous ne pouvons sentir, aimer, raisonner, agir, exister enfin, tant que nous demeurons enfermés en nous-mêmes : il faut que le moi donne l’essor à ses facultés, qu’il déploie son être, qu’il sorte en quelque façon de sa nullité ; qu’après s’être posé, il s’oppose, c’est-à-dire qu’il se mette en rapport avec un je ne sais quoi, qui est ou qui lui semble être autre que lui, en un mot avec un non-moi.

Dieu, l’être infini, qu’un peu plus tard notre raison, affermie sur sa double base, supposera invinciblement, Dieu, dis-je, parce que son essence embrasse tout, n’a pas besoin de sortir de lui-même pour vivre et se connaître. Son être se déploie tout entier en soi ; sa pensée est introspective : en lui le moi ne saisit le non-moi que comme moi, parce que tous deux sont infinis, que l’infini est nécessairement unique, et qu’en Dieu, par conséquent, le temps est identique à l’éternité, le mouvement identique au repos, l’agir synonyme du vouloir, l’amour sans autre objet, sans autre cause déterminante que lui. Dieu, c’est l’égoïsme parfait, la solitude absolue, la concentration suprême. Sous tous les rapports, Dieu, nature inverse de l’homme, existe par lui-même et sans opposition, ou plutôt il produit au dedans de lui le non-moi au lieu de le chercher au dehors ; bien qu’il se distingue il est toujours moi ; sa vie ne s’appuie sur rien autre ; dès qu’il se sait, il vit, et tout existe, tout est prouvé pour lui : Ego sum qui sum, dit-il. Dieu est vraiment l’être incompréhensible, ineffable, et pourtant nécessaire : que la raison répugne à le dire, elle n’en est pas moins forcée de le dire.

Il en est autrement de l’homme, de l’être fini. Celui-ci n’existe ni par lui-même ni en lui-même ; il faut à son individu un milieu ambiant dans lequel sa raison se réfléchisse, sa vie s’éveille, et son âme, comme ses organes, puise sa subsistance. Telle est du moins la manière dont nous concevons le développement de notre être : ce point est avoué de tous ceux qui ne se sont point obstinés dans la contradiction des pyrrhoniens.

Il s’agit donc de reconnaître le sens de ce phénomène et de déterminer la qualité de ce non-moi, que la conscience nous présente comme une réalité extérieure, nécessaire à notre existence, mais indépendante de notre existence.

Or, disent les sceptiques, admettons que le moi ne puisse raisonnablement douter qu’il existe : de quel droit affirmerait-il une réalité extérieure, une réalité qui n’est pas lui, qui lui reste impénétrable, et qu’il qualifie non-moi ? Les objets que nous voyons hors de nous sont-ils véritablement hors de nous ? et s’ils existent hors de nous, sont-ils tels que nous les voyons ? Ce que les sens nous rapportent des lois de la nature vient-il de la nature, ou bien ne serait-ce qu’un produit de notre activité pensante, qui nous montre hors d’elle ce qu’elle projette de son propre sein ? L’expérience ajoute-t-elle quelque chose à la raison, ou n’est-elle que la raison manifestée à elle-même ? Quel moyen, enfin, de vérifier la réalité ou la non-réalité de ce non-moi ?…

Cette question singulière, que le sens commun tout seul n’eut jamais faite, présentée par les plus profonds génies qui aient honoré notre race, et développée avec une éloquence, une sagacité, une variété de formes merveilleuse, a donné lieu à une infinité de systèmes et de conjectures, qu’il est fort difficile d’entendre dans leurs volumineux auteurs, mais dont on peut se faire une idée, en les réduisant à quelques lignes.

Quelques-uns d’abord ont prétendu que le non-moi n’existe pas. C’était naturel, et l’on devait s’y attendre. Un non-moi qui s’oppose au moi, c’est comme un homme qui vient en troubler un autre dans sa possession : le premier mouvement de celui-ci est de nier un tel voisinage. Il n’y a point de corps, ont-ils dit, point de nature, point d’apparitions hors du moi, point d’autre essence que le moi. Tout se passe dans l’esprit ; la matière est une abstraction, et ce que nous voyons et affirmons comme le tenant d’une nous ne savons quelle expérience, est le produit de notre activité pure, qui, en se déterminant elle-même, s’imagine recevoir du dehors ce qu’il est de son essence de créer, ou, pour parler plus juste, de devenir, puisque, relativement à l’âme, être, produire et devenir, sont synonymes.

Mais, observe le sens commun, nous distinguons, bon gré mal gré, dans la connaissance, deux modes, la déduction et l’acquisition. Par la première, l’esprit semble créer en effet tout ce qu’il apprend : telles sont les mathématiques. Par la seconde, au contraire, l’esprit, sans cesse arrêté dans son progrès scientifique, ne marche plus qu’à l’aide d’une excitation perpétuelle, dont la cause est pleinement involontaire et hors de la souveraineté du moi. Comment donc, dans le spiritualisme, rendre raison de ce phénomène, qu’il est impossible de méconnaître ? Comment, si toute la science vient du moi seul, n’est-elle pas spontanée, complète dès l’origine, égale dans tous les individus, et chez le même individu à tous les moments de l’existence ? Comment enfin expliquer l’erreur et le progrès ? Au lieu de résoudre le problème, le spiritualisme l’écarté : il méconnaît les faits les mieux acquis, les plus indubitables, savoir les découvertes expérimentales du moi ; il donne la torture à la raison ; il est forcé, pour se soutenir, de révoquer en doute son propre principe, en niant le témoignage négatif de l’esprit. Le spiritualisme est contradictoire, inadmissible.

D’autres alors se sont présentés, qui ont soutenu que la matière seule existe, et que c’est l’esprit qui est une abstraction. Rien n’est vrai, ont-ils dit, rien n’est réel hors de la nature ; rien n’existe que ce que nous pouvons voir, toucher, compter, peser, mesurer, transformer ; rien n’existe que les corps et leurs infinies modifications. Nous sommes nous-mêmes corps, corps organisés et vivants ; ce que nous appelons âme, esprit, conscience, ou moi, n’est qu’une entité servant à représenter l’harmonie de cet organisme. C’est l’objet qui par le mouvement inhérent à la matière engendre le sujet : la pensée est une modification de la matière ; l’intelligence, la volonté, la vertu, le progrès, ne sont que des déterminations d’un certain ordre, des attributs de la matière, dont l’essence, au reste, nous est inconnue.

Mais, réplique le sens commun, si satanas in seipsum divisus est, quomodo stabit ? L’hypothèse matérialiste présente une double impossibilité. Si le moi n’est autre chose que le résultat de l’organisation du non-moi ; si l’homme est le point culminant, le chef de la nature ; s’il est la nature même élevée à sa plus haute puissance, comment a-t-il la faculté de contredire la nature, de la tourmenter et de la refaire ? Comment expliquer cette réaction de la nature sur elle-même, réaction qui produit l’industrie, les sciences, les arts, tout un monde hors nature, et qui a pour unique fin de vaincre la nature ? Comment ramener, enfin, à des modifications matérielles, ce qui, d’après le témoignage de nos sens, auquel seul les matérialistes ajoutent foi, se produit en dehors des lois de la matière ?

D’autre part, si l’homme n’est que la matière organisée, sa pensée est la réflexion de la nature : comment alors la matière, comment la nature se connaît-elle si mal ? D’où viennent la religion, la philosophie, le doute ? Quoi ! la matière est tout, l’esprit rien : et quand cette matière est arrivée à sa plus haute manifestation, à son évolution suprême ; quand elle s’est faite homme, enfin, elle ne se connaît plus ; elle perd la mémoire de soi ; elle s’égare, et ne marche qu’à l’aide de l’expérience, comme si elle n’était pas la matière, c’est-à-dire l’expérience même ! Quelle est donc cette nature oublieuse d’elle-même, qui a besoin d’apprendre à se connaître dès qu’elle atteint à la plénitude de son être, qui ne devient intelligente que pour s’ignorer, et qui perd son infaillibilité à l’instant précis où elle acquiert la raison ?

Le spiritualisme, niant les faits, succombait sous sa propre puissance ; les faits écrasent le matérialisme de leur témoignage : plus ces systèmes travaillent à s’établir, plus ils montrent leur contradiction.

Alors sont venus, d’un air dévot et d’une contenance recueillie, les mystiques. — L’esprit et la matière, la pensée l’étendue, ont-ils dit, existent l’un et l’autre. Mais nous ne le savons pas par nous-mêmes : c’est Dieu qui, par sa révélation, nous atteste leur réalité. Et comme toutes choses ont été créées de Dieu, que toutes existent en Dieu, c’est encore en Dieu, esprit infini, de qui procède notre intelligence, que notre intelligence les peut voir. Ainsi s’explique le passage du moi au non-moi, et les rapports de l’esprit et de la matière deviennent intelligibles.

Il était question de Dieu pour la première fois : l’attention des auditeurs redoubla.

Sans doute, dit le sens commun, l’esprit ne pouvant se mettre en conununication qu’avec l’esprit, il est habile de nous faire voir en Dieu, qui est esprit, les choses corporelles qui sont ses ouvrages. Malheureusement ce système repose sur un cercle vicieux et une pétition de principe. D’un côté, avant de croire à Dieu, nous avons besoin de croire à nous-mêmes : or, nous ne sentons notre moi, nous ne sommes assurés de notre existence, qu’autant qu’une réaction extérieure nous la fait sentir, c’est-à-dire qu’autant que nous admettons un non-moi, ce qui est précisément la question. Quant à la révélation, elle a été faite, suivant ses partisans, par des miracles, par des signes dont les instruments sont pris dans la nature. Or, comment juger du miracle et croire à la révélation, si nous ne sommes préalablement assurés de l’existence du monde, de la constance de ses lois, de la réalité de ses phénomènes ?

Le mysticisme a donc ceci d’important, qu’après avoir reconnu la nécessité du sujet et de l’objet, il cherche à les expliquer l’un et l’autre par leur origine. Mais cette origine, qui serait Dieu, selon les mystiques, c’est-à-dire un troisième terme intelligent comme le moi et réel comme le non-moi, on ne le définit, on ne le prouve, on ne l’explique pas ; tout au contraire, en le séparant du monde et de l’homme, on le rend inaccessible à l’intelligence, partant invrai. Le mysticisme est une mystification.

La controverse en était là. Théistes et incrédules, spiritualistes et matérialistes, sceptiques et mystiques, ne pouvant se mettre d’accord, le monde ne savait que croire. On se regardait sans rien dire, lorsque, d’un air grave et d’un esprit modeste, sans nulle emphase, un philosophe, le plus cauteleux et le plus subtil qui fut jamais, prit la parole. Il commença par reconnaître la réalité du moi et du non-moi, ainsi que l’existence de Dieu : mais il prétendit qu’il est radicalement impossible au moi de s’assurer, par voie de raisonnement ou d’expérience, de ce qui est hors de lui, et que cependant il ne peut s’empêcher d’admettre. Oui, dit-il, les corps existent : la manière dont se forme en nous la connaissance le prouve. Mais ces corps, ce non-moi, nous ne le connaissons pas en lui-même, et tout ce que l’expérience nous rapporte à cet égard, provient uniquement de notre fonds. C’est le fruit propre de notre esprit, qui, sollicité par ses aperceptions externes, applique aux choses ses propres lois, ses catégories, et puis s’imagine que cette forme qu’il donne à la nature est la forme de la nature. Oui, encore, nous devons croire à l’existence de Dieu, à une essence souveraine, qui serve de sanction à la morale et de complément à notre vie. Mais cette croyance à l’Être suprême n’est aussi qu’un postulat de notre raison, une hypothèse toute subjective, imaginée pour le besoin de notre ignorance, et à laquelle rien, hormis la nécessité de notre dialectique, ne rend témoignage.

À ces mots il s’éleva un long murmure, Les uns se résignèrent à croire ce qu’ils étaient condamnés à ne se démontrer jamais ; les autres prétendirent qu’il y a des motifs de croire supérieurs à la raison ; ceux-ci rejetaient une croyance qui n’avait pour elle que sa spontanéité, et dont l’objet pouvait se réduire à une simple formalité de la raison ; ceux-là accusaient ouvertement le philosophe critique d’inconséquence. Presque tous retombèrent, qui dans le spiritualisme, qui dans le matérialisme, qui dans le mysticisme, chacun tirant avantage, pour le système qui lui agréait le plus, des ? aveux de ce philosophe. Enfin un homme, au cœur magnanime, à l’âme passionnée, parvint à dominer le bruit et à ramener sur lui l’attention.

Cette philosophie, observa-t-il avec amertume, qui prétend avoir trouvé la clef de nos jugements, et se réclame de la raison pure, manque absolument d’unité et ne brille que par son incohérence. Quel est ce Dieu, que rien, dit-on, ne démontre, et qui cependant arrive juste pour le dénouement ? Qu’est-ce que cette objectivité qui n’a d’autre fonction que d’exciter la pensée, sans lui fournir de matériaux ? Si le moi, la nature et Dieu existent comme on paraît le croire, ils sont en rapports directs et réciproques, et dans ce cas nous pouvons les connaître : quels sont ces rapports ? Si, au contraire, ces rapports sont nuls, ou s’ils sont purement subjectifs, comme on le prétend encore, comment ose-t-on affirmer la réalité du non-moi, et l’existence de Dieu ? Le moi est essentiellement actif : il n’a donc besoin d’aucune excitation. Il possède les principes de la science, il a le savoir et le faire, il jouit de la puissance créatrice, et ce que vous appelez en lui l’expérience est une véritable éjaculation. Comme l’ouvrier qui, en faisant l’expérience d’une idée nouvelle, crée l’objet même de son expérience, et produit ainsi une valeur adéquate à sa propre pensée : ainsi dans l’univers le moi est le créateur du non-moi ; conséquemment il porte sa sanction en lui-même, et n’a que faire ni du témoignage de la nature, ni d’une intervention de la divinité. La nature n’est point une chimère, puisqu’elle est l’œuvre qui manifeste l’ouvrier ; le non-moi, aussi réel que le moi, est le produit et l’expression du moi ; et Dieu n’est plus que le rapport abstrait qui unit le moi et le non-moi en une phénoménalité identique : tout se tient, tout se lie et s’explique. L’expérience c’est la science écrite, la pensée manifestée du sujet, et retrouvée par le sujet.

Pour la première fois, la philosophie venait de se donner un système. Jusqu’à ce moment elle n’avait fait qu’osciller d’une contradiction à l’autre, procédant par négation et exclusion, c’est-à-dire supprimant ce qu’elle ne pouvait accorder. Tout au plus avait-elle essayé d’affirmer simultanément ses différentes thèses, mais sans espérer, sans pouvoir les résoudre. Ce pas était franchi : une nouvelle période d’investigation allait commencer.

Aux conclusions que nous venons d’entendre, repartit quelqu’un, il n’y aurait rien à dire, et le système qu’elles résument serait inattaquable, s’il était démontré, et c’est ce qui est toujours en question, que l’homme sait quelque chose, qu’il existe en lui une seule idée antérieurement à l’expérience. On concevrait alors que ce qu’il apprend il ne fait que le déduire ; ce qu’il expérimente, il le retrouve. Mais il n’est pas vrai que le moi ait par lui-même aucune idée ; il n’est pas vrai qu’il puisse créer la science à priori ; et je défie le préopinant de poser la première pierre de son édifice.

Voici, ajouta-t-il d’une voix inspirée, ce que m’ont appris la raison et l’expérience. Le rapport qui unit le moi et le non-moi n’est point, comme on l’a dit, un rapport de filiation et de causalité ; c’est un rapport de coexistence. Le moi et le non-moi existent l’un vis-à-vis de l’autre, égaux et inséparables, mais irréductibles, si ce n’est dans un principe supérieur, sujet-objet, qui les engendre tous deux, en un mot, dans l’absolu. Cet absolu est Dieu, créateur du moi et du non-moi, ou comme dit le symbole de Nicée, de toutes les choses visibles et invisibles. Ce Dieu, cet absolu, embrasse dans son essence l’homme et la nature, la pensée et l’étendue : car lui seul a la plénitude de l’être, il est Tout. Les lois de la raison et les formes de la nature sont donc identiques : nulle pensée ne se manifeste qu’à l’aide d’une réalité ; et réciproquement nulle réalité ne se montre que pénétrée d’intelligence. Voilà d’où vient cet accord merveilleux de l’expérience et de la raison, qui vous a fait prendre tour à tour l’esprit comme une modification de la nature, et la nature comme une modification de l’esprit. Le moi et le non-moi, l’humanité et la nature, sont également subsistantes et réelles ; l’humanité et la nature sont contemporaines dans l’absolu ; la seule chose qui les distingue est que dans l’humanité l’absolu se développe avec conscience, tandis que dans la nature il se développe sans conscience. Ainsi la pensée et la matière sont inséparables et irréductibles : elles se manifestent, suivant les êtres, en proportions inégales, chacun des principes constitutifs de l’absolu se montrant dans les créatures tour à tour en infériorité ou en prédominance. C’est une évolution infinie, un dégagement perpétuel de formes, d’essences, de vies, de volontés, de puissances, de vertus, etc.

Un moment ce système parut enlever les suffrages. La fusion du moi et du non-moi dans l’absolu ; cette distinction et cette inséparabilité en même temps de la pensée et de l’être, qui constitue la création ; le dégagement incessant de l’esprit, et la progression des êtres sur une échelle sans fin, ravissaient tout le monde. Cet enthousiasme passa comme l’éclair. Un nouveau dialecticien se levant brusquement : Ce système, fit-il, n’a besoin que d’une chose, c’est de preuve. Le moi et le non-moi se confondent dans l’absolu : qu’est-ce que cet absolu ? quelle en est la nature ? quelle preuve pouvons-nous avoir de son existence, puisqu’il ne se manifeste pas, et qu’il est même impossible qu’en sa qualité d’absolu il se manifeste ?… La pensée et l’être, ajoute-t-on, identiques dans l’absolu, sont irréductibles dans la création, bien qu’inséparables et homologues : d’où sait-on cela ? Comment l’identité des lois n’implique-t-elle pas l’identité des essences, l’identité des réalités, puisqu’il est reconnu que la seule chose réelle pour nous, c’est la loi ? Et que sert de recourir à un absolu mystique et impénétrable, que sert de reproduire cette vieille chimère de Dieu, pour concilier deux termes qui, par l’identité avouée de leurs lois, sont tout conciliés ?… La nature et l’humanité sont le développement de l’absolu ; pourquoi l’absolu se développe-t-il ? En vertu de quel principe et selon quelle loi ? Où est la science de ce développement ? Votre ontologie, votre logique, quelle est-elle ? Et puis, si les mêmes lois régissent la matière et la pensée, il suffit d’étudier l’une pour connaître l’autre : la science, quoi que vous disiez, est possible, d’après vous-même, à priori : pourquoi donc niez-vous la science et ne nous donnez-vous que l’expérience, qui par elle-même n’explique rien, parce qu’elle n’est pas science ?

Eh bien ! ajouta-t-il, je me charge, sans recourir à l’absolu, et m’en tenant à l’identité de la pensée et de l’être, de construire cette science du développement qui vous échappe, et que vous n’avez pu trouver, parce que vous distinguez ce qui ne peut être admis comme distinct, l’esprit et la matière, c’est-à-dire la double face de l’idée.

Et l’on vit ce Titan de la philosophie entreprendre de renverser l’éternel dualisme par le dualisme même ; établir l’identité sur la contradiction ; tirer l’être du néant, et, à l’aide de sa seule logique, expliquer, prophétiser, que dis-je ? créer la nature et l’homme. Nul autre, avant lui, n’avait pénétré si profondément les lois intimes de l’être ; nul n’avait éclairé d’une si vive lumière les mystères de la raison. Il réussit à donner une formule qui, si elle n’est pas toute la science, ni même toute la logique, est du moins la clef de la science et de la logique. Mais on s’aperçut bien vite que cette logique même son auteur n’avait pu la construire qu’en côtoyant perpétuellement l’expérience et lui empruntant ses matériaux ; que toutes ses formules suivaient l’observation, mais ne la précédaient jamais. Et comme, après le système de l’identité de la pensée et de l’être, il n’y avait plus rien à attendre de la philosophie, que le cercle était fermé, il fut démontré pour toujours que la science sans l’expérience est impossible ; que si le moi et le non-moi sont corrélatifs, nécessaires l’un à l’autre, inconcevables l’un sans l’autre, ils ne sont pas identiques ; que leur identité, aussi bien que leur réduction dans un absolu insaisissable, n’est qu’une vue de notre intelligence, un postulé de la raison, utile en certains cas pour le raisonnement, mais sans la moindre réalité ; enfin que la théorie des contraires, d’une puissance incomparable pour contrôler nos opinions, découvrir nos erreurs et déterminer le caractère essentiel du vrai, n’est pourtant pas l’unique forme de la nature, la seule révélation de l’expérience, et par conséquent la seule loi de l’esprit.

Partis du cogito de Descartes, nous voici donc revenus, par une série non interrompue de systèmes, au cogito de Hégel. La révolution philosophique est accomplie ; un mouvement nouveau va commencer : c’est au sens commun à prendre ses conclusions et à rendre son verdict.

Or, que dit le sens commun ?

Relativement à la connaissance : Puisque l’être ne se révèle à lui-même qu’en deux moments indissolublement liés que nous appelons, le premier, conscience du moi, le second, révélation du non-moi ; que chaque pas ultérieurement accompli dans la connaissance implique toujours ces deux moments réunis ; que ce dualisme est perpétuel et irréductible ; que hors de lui, il n’existe plus ni sujet ni objet ; que la réalité de l’un tient essentiellement à la présence de l’autre ; qu’il est aussi absurde de les isoler que d’entreprendre de les réduire, puisque, dans les deux cas, c’est nier la vérité tout entière et supprimer la science : nous conclurons d’abord que le caractère de la science est invinciblement celui-ci : Accord de la raison et de l’expérience.

Relativement à la certitude : Puisque, malgré la dualité d’origine de la connaissance, la certitude de l’objet est au fond la même que la certitude du sujet ; que celle-ci a été mise hors de doute contre les pyrrhoniens antisceptiques ; qu’à cet égard il y a force de chose jugée ; que l’expérience est autant une détermination du moi qu’une appréciation du non-moi : il suffit pour la satisfaction de la raison. Que pouvons-nous souhaiter de plus que d’être assurés de l’existence des corps comme nous le sommes de la nôtre ? Et que sert de rechercher si le sujet et l’objet sont identiques ou seulement adéquats ; si, dans la science, c’est nous qui prêtons nos idées à la nature, ou si c’est la nature qui nous donne les siennes ; alors que, par cette distinction, l’on suppose toujours que le moi et le non-moi peuvent exister isolément, ce qui n’est pas ; ou qu’ils sont résolubles, ce qui implique contradiction ?

Enfin, relativement à Dieu : Puisque c’est une loi de notre âme et de la nature, ou, pour renfermer ces deux idées en une seule, de la création, qu’elle soit ordonnée selon une progression qui va de l’existence à la conscience, de la spontanéité à la réflexion, de l’instinct à l’analyse, de l’infaillibilité à l’erreur, du genre à l’espèce, de l’éternité au temps, de l’infini au fini, de l’idéal au réel, etc. ; il s’ensuit, d’une nécessité logique, que la chaîne des êtres, tous invariablement constitués, mais dans des proportions différentes, en moi et non-moi, est comprise entre deux termes antithétiques, l’un, que le vulgaire nomme créateur, ou Dieu, et qui réunit tous les caractères d’infinité, de spontanéité, d’éternité, d’infaillibilité, etc. ; l’autre, qui est l’homme, rassemblant tous les caractères opposés d’une existence évolutive, réfléchie, temporaire, sujette à perturbation et erreur, et dont la prévoyance forme le principal attribut, comme la science absolue, c’est-à-dire l’instinct à sa plus haute puissance est l’attribut essentiel de la Divinité. Mais l’homme nous est connu à la fois par la raison et l’expérience ; Dieu au contraire ne nous est encore révélé que comme postulat de la raison : en un mot, l’homme est, Dieu est possible.

Tel a été, sur les travaux de la philosophie, le deuxième jugement du sens commun ; jugement dont les motifs sont puisés dans les matériaux fournis par la philosophie elle-même, jugement sans appel, et qui s’est clairement produit le jour où la philosophie a reconnu que la raison ne peut rien sans l’expérience ; qu’à l’égard de Dieu, il ne nous manque plus rien que l’évidence du fait, la démonstration expérimentale ; et où se couvrant le visage de son manteau, elle a dit adieu au monde, et prononcé sur elle le consummatum est.

Est-il possible de nier le dualisme, que nous voyons éclater partout dans le monde ? — Non.

Est-il possible de nier la progression des êtres ? — Non encore.

Or, la loi de cette progression étant connue, et le dernier terme donné, c’est une nécessité de raison qu’il existe un premier terme, et que ce premier terme soit l’antipode du dernier. Ainsi l’être infini, le grand Tout, in quo vivimus, movemur et sumus, le Genre suprême, duquel l’homme tend incessamment à se dégager et auquel il s’oppose comme à son antagoniste, cette Essence éternelle, enfin, ne serait pas l’absolu des philosophes : comme l’homme, son adversaire, elle n’existerait aussi que par sa distinction en moi et non-moi, sujet et objet, âme et corps, esprit et matière, c’est-à-dire sous deux aspects génériques, aussi en opposition diamétrale. Du reste, les attributs, facultés et manifestations de Dieu seraient inverses des attributs, facultés et déterminations de l’homme, ainsi que la logique induit fatalement à le croire, et comme il convient à l’infini : désormais, il ne manque plus à la vérité de l’hypothèse que sa réalisation, c’est-à-dire la preuve de fait. Mais toute cette déduction est en elle-même inéluctable : et s’il était possible que par arguments elle fût démontrée fausse, le dualisme primordial aurait disparu, l’homme ne serait plus homme, la raison ne serait plus raison, le pyrrhonisme deviendrait sagesse, et l’absurde serait vérité.

Voilà pourtant ce qui fait trembler la philosophie humanitaire. Elle est si mal remise de l’absolu, comme de toutes ses fantaisies panthéistiques ; elle a ressenti une joie si grande, en croyant découvrir que l’homme est tout à la fois Dieu et l’absolu ; elle est si épuisée, si haletante après tant de systèmes, qu’elle n’a pas le courage de tirer, contre Dieu et contre l’homme, la conclusion de ses propres doctrines. Elle n’ose s’avouer, cette philosophie somnambule, que des moyens supposent nécessairement des extrêmes ; que le dernier appelle un premier, le fini un infini, l’espèce un genre : — que cet infini, aussi réel que le fini qui le divise ; ce genre suprême, qui devient espèce à son tour par le contraste de la création progressive qui émane de son sein ; ce Dieu, enfin, antagoniste de l’homme, ne peut pas être l’absolu ; que c’est là précisément ce qui le rend possible ; que s’il est possible, il faut chercher à quel fait il correspond, et que le nier sous prétexte de le résoudre dans l’homme, c’est méconnaître notre nature militante, et créer au-dessus, au-dessous et tout autour de l’homme un vide incompréhensible, que la philosophie est tenue de combler, sous peine d’anéantir l’homme et de voir périr son idole.

Pour moi, je regrette de le dire, car je sens qu’une telle déclaration me sépare de la partie la plus intelligente du socialisme, il m’est impossible, plus j’y pense, de souscrire à cette déification de notre espèce, qui n’est, au fond, chez les nouveaux athées, qu’un dernier écho des terreurs religieuses ; qui sous le nom d’humanisme réhabilitant et consacrant le mysticisme, ramène dans la science le préjugé, dans la morale l’habitude, dans l’économie sociale la communauté, c’est-à-dire l’atonie et la misère ; dans la logique l’absolu, l’absurde. Il m’est impossible, dis-je, d’accueillir cette religion nouvelle, à laquelle on cherche en vain à m’intéresser en me disant que j’en suis le dieu. Et c’est parce que je suis forcé de répudier, au nom de la logique et de l’expérience, cette religion, aussi bien que toutes ses devancières, qu’il me faut encore admettre comme plausible l’hypothèse d’un être infini, mais non absolu, en qui la liberté et l’intelligence, le moi et le non-moi existent sous une forme spéciale, inconcevable mais nécessaire, et contre lequel ma destinée est de lutter, comme Israël contre Jéhovah, jusqu’à la mort.


II.


Le sujet et l’objet de la science sont trouvés ; la vérité de la pensée et de l’être est constatée authentiquement : reste à découvrir la méthode.

La philosophie, dans ses recherches plus ou moins accusées sur l’objet et la légitimité de la connaissance, n’avait pas tardé à s’apercevoir qu’elle suivait, sans le savoir, certaines formes de dialectique qui revenaient sans cesse, et qui, étudiées de plus près, furent bientôt reconnues pour être les moyens naturels d’investigation du sens commun. L’histoire des sciences et des arts n’offre rien de plus intéressant que l’invention de ces machines à penser, véritables instruments de toutes nos connaissances, scientiarum organa, dont nous nous bornerons à faire connaître ici les principaux.

Le premier de tous est le syllogisme.

Le syllogisme est de sa nature et par tempérament spiritualiste. Il appartient à ce moment de l’investigation philosophique où l’affirmation de l’esprit domine l’affirmation de la matière, où l’enivrement du moi fait négliger le non-moi, et refuse, pour ainsi dire, tout accès à l’expérience. C’est l’argument favori de la théologie, l’organe de l’à priori, la formule de l’autorité.

Le syllogisme est essentiellement hypothétique. Une proposition générale et une proposition subsidiaire ou un cas particulier étant donnés, le syllogisme apprend à déduire d’une manière rigoureuse la conséquence, mais sans garantir la vérité extrinsèque de cette conséquence, puisque, par lui-même, il ne garantit pas la vérité des prémisses. Le syllogisme n’offre donc d’utilité que comme moyen d’enchaîner une proposition à une autre proposition, mais sans pouvoir en démontrer la vérité : comme le calcul, il répond avec justesse et précision à ce qu’on lui demande ; il n’apprend point à poser la question. Aristote, qui traça les règles du syllogisme, ne fut pas dupe de cet instrument, dont il signala les défauts, comme il en avait analysé le mécanisme.

Ainsi le syllogisme, procédant invariablement par un à priori, par un préjugé, ne sait pas d’où il vient : peu ami de l’observation, il pose son principe bien plus qu’il ne l’expose ; il tend, en un mot, moins à découvrir la science, qu’à la créer.

Le second instrument de la dialectique est l’induction. L’induction est l’inverse ou la négation du syllogisme, comme le matérialisme, l’affirmation exclusive du non-moi, est l’inverse ou la négation du spiritualisme. Tout le monde connaît cette forme de raisonnement, prônée et recommandée par Bacon, et qui devait, selon lui, renouveler les sciences. Elle consiste à remonter du particulier au général, au rebours du syllogisme, qui descend du général au particulier. Or, comme le particulier peut se classer, selon la variété infinie de ses aspects, en une multitude innombrable de catégories, et comme le principe de l’induction est de ne rien supposer qu’elle ne l’ait auparavant établi, il s’ensuit qu’à rencontre du syllogisme, qui ne sait pas d’où il vient, l’induction ne sait point où elle va : elle reste à terre, et ne peut s’élever ni aboutir. Comme le syllogisme, l’induction n’a donc de puissance que pour démontrer la vérité déjà connue : elle est sans force pour la découverte. On s’en aperçoit, aujourd’hui, en France, où l’absence de ce qu’on nomme esprit philosophique, c’est-à-dire le manque d’instruments dialectiques supérieurs, retient la science stationnaire, au moment même où les observations s’accumulent avec une abondance et une rapidité effrayantes. Aussi est-il vrai de dire que les progrès accomplis depuis Bacon ne sont point dus, comme on l’a tant de fois répété, à l’induction, mais à l’observation soutenue du petit nombre de préjugés généraux que nous avait légués l’ancienne philosophie, et que l’observation n’a fait que confirmer, modifier ou détruire. A présent qu’il semble que nous ayons épuisé notre trame, l’induction s’arrête, la science ne marche plus.

En deux mots, l’induction donnant tout à l’empirisme, le syllogisme tout à l’à priori la connaissance oscille entre deux néants : pendant que les faits se multiplient, la philosophie se déroute, et trop souvent l’expérience reste perdue.

Ce qui fait en ce moment besoin est donc un nouvel instrument qui, réunissant les propriétés du syllogisme et de l’induction, partant à la fois du particulier et du général, menant de front la raison et l’expérience, imitant, en un mot, le dualisme qui constitue l’univers et qui fait sortir toute existence du néant, conduirait toujours, infailliblement, à une vérité positive.

Telle est l’antinomie.

Par cela seul qu’une idée, un fait, présente un rapport contradictoire, et développe ses conséquences en deux séries opposées, il y a dégagement à attendre d’une idée nouvelle et synthétique. Tel est le principe, universel et par conséquent infiniment varié, de l’organe nouveau, formé de l’opposition et de la combinaison du syllogisme et de l’induction, organe entrevu seulement par les anciens, quoi qu’on ait dit : dont Kant fut le révélateur, et qui a été mis en œuvre avec tant de puissance et d’éclat par le plus profond de ses successeurs, Hégel.

L’antinomie sait d’où elle vient, où elle va, et ce qu’elle porte : la conclusion qu’elle fournit est vraie sans condition d’évidence préalable ni ultérieure, vraie en elle-même, par elle-même et pour elle-même.

L’antinomie est l’expression pure de la nécessité, la loi intime des êtres, le principe des fluctuations de l’esprit, et par conséquent de ses progrès, la condition sine quâ non de a vie dans la société, comme dans l’individu. Nous avons, dans le cours de ce livre, suffisamment fait connaître le mécanisme de ce merveilleux instrument : ce qui nous reste à dire trouve là successivement sa place dans les parties qui nous restent à traiter.

Mais si l’antinomie ne peut ni tromper ni mentir, elle n’est pas toute la vérité ; et, bornée à cet instrument, l’organisation du sens commun serait incomplète, en ce qu’elle laisserait à l’arbitraire de l’imagination l’agencement des idées particulières déterminées par l’antinomie, qu’elle n’en expliquerait point le genre, l’espèce, la progression, les évolutions, le système enfin, c’est-à-dire précisément ce qui constitue la science. L’antinomie aurait taillé une multitude de pierres ; mais ces pierres resteraient éparses : il n’y aurait point d’édifice.

C’est ainsi que l’observation la plus superficielle suffit pour montrer la distribution par paires des organes du corps humain ; mais qui ne connaîtrait que cette dichotomie, véritable incarnation de la grande loi des contraires, serait loin d’avoir l’idée de notre organisation, si compliquée, et pourtant si une. Autre exemple. La ligne se forme par le mouvement d’un point qui s’oppose à lui-même ; le plan naît d’un mouvement analogue de la ligne, et le solide d’un mouvement semblable du plan. Les mathématiques sont pleines de ces aperçus dualistiques : le dualisme, employé seul, n’en est pas moins stérile pour l’intelligence des mathématiques. Essayez de déduire, par le dualisme, de l’idée de ligne celle de triangle ? Essayez d’extraire, des conceps antithétiques de quantité, qualité, etc., l’idée du rayon aux sept couleurs, de la gamme aux sept tons ?… Ainsi les idées, après avoir été déterminées individuellement par leurs rapports contradictoires, ont encore besoin d’une loi qui les groupe, les figure, les systématise : sans quoi elles resteraient isolées, comme les étoiles que le caprice des premiers astronomes a bien pu réunir en constellations fantastiques, mais qui n’en sont pas moins étrangères les unes aux autres, jusqu’à ce que la science plus profonde d’un Newton et d’un Herschell découvre les rapports qui les coordonnent dans le firmament.

La science, telle qu’elle peut résulter de l’antinomie, ne suffit point à l’intelligence de l’homme et de la nature : un dernier instrument dialectique devient donc nécessaire. Or, cet instrument que peut-il être, sinon une loi de progression, de classification et de série ; une loi qui embrasse dans sa généralité le syllogisme, l’induction, l’antinomie elle-même, et qui soit à celle-ci comme dans la musique le chant est à l’accord ?…

Cette loi, connue dans tous les temps, comme l’on peut s’en convaincre en relisant le premier chapitre de la Genèse, où l’on voit Dieu créant les animaux et les plantes selon leurs genres et leurs espèces, a été surtout mise en lumière par les naturalistes modernes ; elle est souveraine en mathématiques ; les philosophes, ainsi que les artistes, l’ont proclamée comme étant l’essence pure du beau et du vrai. Mais personne, que je sache, n’en a donné la théorie : on me pardonnera donc de renvoyer pour cet objet à un autre ouvrage, dans lequel on trouvera sans doute que j’ai fait preuve de plus de bonne volonté que d’aptitude[2].

Progression, série, association des idées par groupes naturels, tel est le dernier pas de la philosophie dans l’organisation du sens commun. Tous les autres instruments dialectiques se ramènent à celui-là : le syllogisme et l’induction ne sont que des fragments détachés de séries supérieures, et considérés en sens divers ; l’antinomie est comme la théorie des deux pôles d’un petit monde, abstraction faite des points milieux et des mouvements intérieurs. La série embrasse toutes les formes possibles de classification des idées, elle est unité et variété, vraie expression de la nature, par conséquent forme suprême de la raison. Rien ne devient intelligible à l’esprit que ce qui peut être rapporté à une série, ou distribué en série ; et toute créature, tout phénomène, tout prince qui nous apparaît comme isolé, reste pour nous inintelligible. Malgré le témoignage des sens, malgré la certitude du fait, la raison le repousse et le nie, jusqu’à ce qu’elle en ait retrouvé les antécédents, les conséquents et les corollaires, c’est-à-dire la série, la famille.

Pour rendre tout ceci plus sensible, faisons-en l’application à la question même qui fait l’objet de ce chapitre, la propriété.

La propriété est inintelligible hors de la série économique, avons-nous dit dans le sommaire de ce paragraphe. Cela signifie que la propriété ne se comprend et ne s’explique, d’une manière suffisante, ni par des à priori quelconques, moraux, métaphysiques, ou psycologiques (formule du syllogisme) ; ni par des à posteriori législatifs ou historiques (formule de l’induction) ; ni même par l’exposé de sa nature contradictoire, ainsi que je l’ai fait dans mon Mémoire sur la propriété (formule de l’antinomie). Il faut reconnaître dans quel ordre de manifestations, analogues, similaires ou adéquates, se range la propriété ; il faut, en un mot, en retrouver la série. Car tout ce qui s’isole, tout ce qui ne s’affirme qu’en soi, par soi et pour soi, ne jouit pas d’une existence suffisante, ne réunit pas toutes les conditions d’intelligibilité et de durée : il faut encore l’existence dans le tout, par le tout et pour le tout ; il faut, en un mot, aux rapports internes unir des rapports externes.

Qu’est-ce que la propriété ? d’où vient la propriété ? que veut la propriété ? Voilà le problème qui intéresse au plus haut degré la philosophie ; le problème logique par excellence, le problème de la solution duquel dépendent l’homme, la société, le monde. Car le problème de la propriété, c’est sous une autre forme le problème de la certitude : la propriété, c’est l’homme ; la propriété, c’est Dieu ; la propriété c’est tout.

Or, à cette question formidable, que les légistes répondent, en balbutiant leurs à priori : La propriété est le droit d’user et d’abuser, droit qui résulte d’un acte de la volonté manifesté par l’occupation et l’appropriation ; il est clair qu’ils ne nous apprennent absolument rien. Car, admettant que l’appropriation soit nécessaire à l’accomplissement de la destinée de l’homme et à l’exercice de son industrie, tout ce que l’on en peut conclure est que, l’appropriation étant nécessaire à tous les hommes, la possession doit être égale, partant toujours changeante et mobile, susceptible d’augmentation et de diminution, nonobstant le consentement des possesseurs, ce qui est la négation même de la propriété. Dans le système des légistes, des raisonneurs à priori, la propriété, pour être d’accord avec elle-même, devrait être comme la liberté, réciproque et inaliénable : en sorte que toute acquisition, c’est-à-dire tout exercice ultérieur du droit d’appropriation se trouverait être en même temps, de la part de l’acquéreur, la jouissance d’un droit naturel, et, vis-à-vis de ses semblables, une usurpation : ce qui est contradictoire, impossible.

Que les économistes, appuyés sur leurs inductions utilitaires, viennent à leur tour et nous disent : L’origine de là propriété, c’est le travail. La propriété, c’est le droit de vivre en travaillant, de disposer librement et souverainement de ses épargnes, de son capital, du fruit de son intelligence et de son industrie ; leur système n’est pas plus solide. Si le travail, l’occupation effective et féconde, est le principe de la propriété, comment expliquer la propriété chez celui qui ne travaille pas ? comment justifier le fermage ? comment déduire de cette formation de la propriété par le travail, le droit de posséder sans travail ? comment concevoir que d’un travail soutenu pendant trente ans résulte une propriété éternelle ? Si le travail est la source de la propriété, cela veut dire que la propriété est la récompense du travail : or, quelle est la valeur du travail ? quelle est la mesure commune des produits, dont l’échange amène de si monstrueuses inégalités dans la propriété ? Dira-t-on que la propriété doit être limitée à la durée de l’occupation réelle, à la durée du travail ? Alors la propriété cesse d’être personnelle, inaliénable et transmissible : ce n’est plus la propriété. N’est-il pas sensible que si la théorie des légistes est de pur arbitraire, celle des légistes est de pure routine ? Du reste, elle a paru si dangereuse par ses conséquences, qu’elle a été presque aussitôt abandonnée que mise au jour. Les légistes d’outre-Rhin, entre autres, sont revenus presque tous au système de la première occupation ; chose à peine croyable dans le pays de la dialectique.

Que dire des divagations des mystiques, de ces gens à qui la raison fait horreur, et pour qui le fait est toujours suffisamment expliqué, justifié, par cela seul qu’il existe ? La propriété, disent-ils, est une création de la spontanéité sociale, l’effet d’une loi de la Providence, devant laquelle nous n’avons qu’à nous humilier comme devant tout ce qui vient de Dieu ! Eh ! que pourrions-nous trouver de plus respectable, de plus authentique, de plus nécessaire et de plus sacré, que ce que le genre humain a voulu spontanément, et qu’il accomplit par une permission d’en-haut ?

Ainsi, la religion vient à son tour consacrer la propriété. À ce signe, on peut juger du peu de solidité de ce principe. Mais la société, autrement dite la Providence, n’a pu consentir à la propriété qu’en vue du bien général : est-il permis, sans manquer au respect dû à la Providence, de demander d’où viennent alors les exclusions ?… Que si le bien général n’exige pas absolument l’égalité des propriétés, du moins il implique une certaine responsabilité de la part du propriétaire ; et quand le pauvre demande l’aumône, c’est le souverain qui réclame sa dîme. D’où vient donc que le propriétaire est maître de ne rendre jamais compte, de n’admettre qui que ce soit, et pour si peu que ce soit, en partage ?

Sous tous ces points de vue la propriété reste inintelligible ; et ceux qui l’ont attaquée pouvaient être certains d’avance qu’on ne leur répondrait pas, comme ils pouvaient compter aussi que leurs critiques n’auraient pas le moindre effet. La propriété existe de fait ; mais la raison la condamne : comment concilier ici la réalité et l’idée ? comment faire passer la raison dans le fait ? Voilà ce qui nous reste à faire, et que personne encore ne semble avoir clairement compris. Cependant, tant que la propriété sera défendue par d’aussi pauvres moyens, la propriété sera en péril ; et tant qu’un fait nouveau et plus puissant ne sera pas opposé à la propriété, les attaques à la propriété ne seront que d’insignifiantes protestations, bonnes pour ameuter la gueuserie et irriter les propriétaires.

Enfin un critique est venu, qui, procédant à l’aide d’une argumentation nouvelle, a dit :

La propriété, en fait et en droit, est essentiellement contradictoire, et c’est par cette raison même qu’elle est quelque chose. En effet,

La propriété est le droit d’occupation ; et en même temps le droit d exclusion.

La propriété est le prix du travail ; et la négation du travail.

La propriété est le produit spontané de la société ; et la dissolution de la société.

La propriété est une institution de justice ; et la propriété, c’est le vol.

De tout cela il résulte qu’un jour la propriété transformée sera une idée positive, complète, sociale et vraie ; une propriété qui abolira l’ancienne propriété, et deviendra pour tous également effective et bienfaisante. Et ce qui le prouve, c’est encore une fois que la propriété est une contradiction.

De ce moment la propriété commença d’être connue : sa nature intime fut dévoilée, son avenir prévu. Et toutefois l’on put dire que le critique n’avait rempli que la moitié de sa tâche, puisque, pour constituer définitivement la propriété, pour lui ôter son caractère d’exclusion et lui donner sa forme synthétique, il ne suffisait pas de l’avoir analysée en elle-même, il fallait encore retrouver l’ordre d’idées dont elle n’était qu’un moment particulier, la série qui l’enveloppait, et hors de laquelle il était impossible ni de comprendre, ni d’entamer la propriété. Sans cette condition, la propriété, gardant le statu quo, restait inattaquable comme fait, inintelligible comme idée ; et toute réforme entreprise contre ce statu quo ne pouvait être, à l’égard de la société, qu’une reculade, sinon peut-être un parricide.

Qu’on daigne réfléchir, en effet, qu’au moment où nous écrivons la propriété est tout encore pour notre science législative comme pour nos habitudes économiques ; que hors de la propriété, malgré les efforts tentés dans ces derniers temps par le socialisme, on ne conçoit, on n’imagine rien ; que ni dans la jurisprudence, ni dans le commerce et l’industrie on ne découvre d’issue ; que la propriété détruite, la société tombe dans une désorganisation sans fin, et que, pour avoir appris à connaître la propriété dans sa nature antinomique, nous n’en savons pas mieux comment elle réalisera sa formule définitive, comment de l’ordre actuel sortira un ordre nouveau dont rien au monde ne nous donne encore l’idée ; qu’on pense, dis-je, à toutes ces choses, et puis qu’on demande comment, par la seule vertu de l’antinomie, de l’organisation présente, qui épuise à la fois notre expérience et notre raison, nous arriverons à déterminer une forme sociale pour laquelle nous manquons également d’idées et de faits ?

Il faut le reconnaître : l’antinomie, en démontrant ce qu’est en soi la propriété, a dit son dernier mot, elle ne peut aller au delà. Il faut une autre construction logique, il faut trouver la progression dont la propriété n’est qu’un des termes, construire la série hors de laquelle la propriété, n’apparaissant que comme un fait isolé, une idée solitaire, reste toujours inconcevable et stérile ; mais dans laquelle aussi la propriété reprenant sa place, et par conséquent sa véritable forme, deviendra partie essentielle d’un tout harmonique et vrai, et, perdant ses qualités négatives, revêtira les attributs positifs de l’égalité, de la mutualité, de la responsabilité et de l’ordre.

Ainsi, lorsque nous. avons voulu découvrir le rôle et le sens philosophique de la monnaie, de ce fait qui nous apparaît isolé et sans comparse dans les livres des économistes, et qui pour cette raison était demeuré jusqu’à présent inexplicable, nous avons recherché la chaîne dont nous supposions que la monnaie était un anneau détaché ; et par cette simple hypothèse, nous avons sans peine découvert que la monnaie était le premier de nos produits dont la valeur fût socialement constituée, et qui, pour cette raison, servait de type à tous les autres. Ainsi encore, lorsque nous avons eu besoin de connaître la nature et de nous faire une théorie de l’impôt, cet autre fait isolé, objet de tant de clameurs dans l’économie politique, nous n’avons eu qu’à compléter la grande famille des travailleurs, en y faisant entrer comme genre les travailleurs improductifs, c’est-à-dire ceux dont la rémunération n’a point lieu par l’échange et dont l’emploi est en décroissance, pendant que l’emploi des autres travailleurs est en progrès.

De même, pour arriver à la pleine intelligence de la propriété, pour acquérir l’idée de l’ordre social, nous avons à faire deux choses : 1° déterminer la série des contradictions dont fait partie la propriété ; 2° donner, par une équation générale, la formule positive de cette série.

Si nos espérances ne nous trompent, nous aurons bientôt accompli la première partie de cette tâche. La propriété est l’un des faits généraux qui déterminent les oscillations de la valeur ; elle est partie intégrante de cette longue série d’institutions spontanées qui commence à la division du travail et linit à la communauté, pour se résoudre dans la constitution de toutes les valeurs. Déjà même nous pourrons montrer dans le Système des contradictions économiques, comme dans une tapisserie vue à revers, l’image renversée de notre organisation future ; en sorte que pour mettre la dernière main à notre œuvre et résoudre la seconde partie du problème, nous n’aurons plus à opérer, pour ainsi dire, qu’un redressement.

En principe donc, tout être solitaire, c’est-à-dire non divisé ou sans comparse, est en soi inintelligible : c’est, comme l’esprit et la matière, comme toutes les essences immanifestées, ou, ce qui revient au même, non sériées, une chose inaccessible à l’entendement, et qui se résout pour l’esprit en sentiment, en mystère. C’est pour cela que l’Être infini, que déjà la logique nous force de croire, sera toujours pour l’homme, même après que l’observation en aura constaté l’existence, comme s’il n’était pas. Rien en lui ni hors de lui ne pouvant mettre un terme à la concentration et à la solitude, ni l’éternité, ni l’ubiquité, ni la toute-puissance, ni la science infinie, ni la création, ni l’humanité progressive dont il est le principe et le soutien, mais dont il se distingue essentiellement, un pareil être reste à jamais inconnu ; et tout ce que la raison nous commande à son égard, c’est la négation, ou, ce qui revient au même, la foi.

Le syllogisme, l’induction, l’antinomie et la série, forment donc l’armement complet de l’intelligence : il est facile de voir que nul autre instrument dialectique n’est à découvrir au delà.

Le syllogisme développe l’idée, pour ainsi dire, de haut en bas ;

L’induction la reproduit de bas en haut ;

L’antinomie la saisit de front et par travers ;

La série la poursuit et la pénètre en solidité et profondeur.

Le champ de la connaissance n’ayant pas d’autres dimensions, il n’y a pas d’autres méthodes. Désormais nous pouvons dire que la logique est faite, le sens commun organisé : et comme l’organisation du travail est le corollaire inévitable de l’organisation du sens commun, il est impossible que la société n’arrive bientôt à sa constitution certaine et définitive.


§ II. — Causes de l’établissement de la propriété.


La propriété occupe le huitième rang dans la chaîne des contradictions économiques : ce point est le premier que nous ayons à établir.

Il est prouvé que l’origine de la propriété ne peut être rapportée à la prime-occupation pas plus qu’au travail. La première de ces opinions n’est qu’un cercle vicieux où le phénonomène est donné comme explication du phénomène ; la seconde est éminemment éversive de la propriété, puisque avec le travail pour condition suprême, il est de toute impossibilité que la propriété s’établisse. Quant à la théorie qui fait remonter la propriété à un acte du pouvoir collectif, elle a le défaut de se taire sur les motifs de ce vouloir : or ce sont ces motifs qu’il importait précisément de connaître.

Toutefois, bien que ces théories, considérées séparément, n’aboutissent toujours qu’à une contradiction, il est certain qu’elles contiennent chacune une parcelle de vérité ; et l’on peut même présumer que si, au lieu de les isoler, on les étudiait toutes trois d’ensemble et synthétiquement, on y trouverait la vraie théorie, je veux dire la raison d’existence de la propriété.

Oui donc, la propriété commence, ou pour mieux dire elle se manifeste par une occupation souveraine, effective, qui exclut toute idée de participation et de communauté ; oui encore, cette occupation, dans sa forme légitime et authentique, n’est autre que le travail : sans cela, comment la société eût-elle consenti à concéder et à faire respecter la propriété ? Oui, enfin, la société a voulu la propriété, et toutes les législations du monde n’ont été faites que pour elle.

La propriété s’est établie par l’occupation, c’est-à-dire par le travail : il faut le rappeler souvent, non pas pour la conservation de la propriété, mais pour l’instruction des travailleurs. Le travail contenait en puissance, il devait produire, par l’élévation de ses lois, la propriété ; de même qu’il avait engendré la séparation des industries, puis la hiérarchie des travailleurs, puis la concurrence, le monopole, la police, etc. Toutes ces antinomies sont au même titre des positions successives du travail, des jalons plantés par lui sur sa route éternelle, et destinés à formuler, par leur réunion synthétique, le véritable droit des gens. Mais le fait n’est pas le droit : la propriété, produit naturel de l’occupation et du travail, était un principe d’anticipation et d’envahissement ; elle avait donc besoin d’être reconnue et légitimée par la société : ces deux éléments, l’occupation par le travail et la sanction législative, que les légistes ont mal à propos séparés dans leurs commentaires, se sont réunis pour constituer la propriété. Or, il s’agit pour nous de connaître les motifs providentiels de cette concession, quel rôle elle joue dans le système économique : tel sera l’objet de ce paragraphe.

Prouvons d’abord que pour établir la propriété, le consentement social était nécessaire.

Tant que la propriété n’est pas reconnue et légitimée par l’état, il reste un fait extra-social ; elle est dans la même position que l’enfant, qui n’est censé devenir membre de la famille, de la cité et de l’église, que par la reconnaissance du père, l’inscription au registre de l’état civil, et la cérémonie du baptême. En l’absence de ces formalités, l’enfant est comme le croît des animaux : c’est un membre inutile, une âme vile et serve, indigne de considération ; c’est un bâtard. Ainsi la reconnaissance sociale était nécessaire à la propriété, et toute propriété implique une communauté primitive. Sans cette reconnaissance la propriété reste simple occupation, et peut être contestée par le premier-venu.

« Le droit à une chose, dit Kant[3], est le droit de l’usage privé d’une chose au sujet de laquelle je suis en communauté de possession (primitive ou subséquente) avec tous les autres hommes : car cette possession commune est l’unique condition sous laquelle je puisse interdire à tout autre possesseur l’usage privé de la chose ; parce que sans la supposition de cette possession, il serait impossible de concevoir comment moi, qui ne suis cependant pas actuellement possesseur de la chose, je puis être lésé par ceux qui la possèdent et qui s’en servent. — Mon arbitre individuel ou unilatéral ne peut obliger autrui à s’interdire l’usage d’une chose, s’il n’y était obligé d’ailleurs. Il ne peut donc être obligé que par les arbitres réunis en une possession commune. S’il n’en était pas ainsi, on serait dans la nécessité de concevoir un droit dans une chose, comme si elle avait une obligation envers moi, et d’où dériverait en dernière analyse le droit contre tout possesseur de cette chose : conception vraiment absurde. »

Ainsi, d’après Kant, le droit de propriété, c’est-à-dire la légitimité de l’occupation, procède du consentement de l’état, lequel implique originellement possession commune. Il ne peut pas, dit Kant, en être autrement. Toutes les fois donc que le propriétaire ose opposer son droit à l’état, celui-ci, rappelant le propriétaire à la convention, peut toujours terminer le litige par cet ultimatum : Ou reconnaissez ma souveraineté, et soumettez-vous à ce que l’intérêt public réclame ; ou je déclare que votre propriété a cessé d’être placée sous la sauvegarde des lois, et je lui retire ma protection.

Il suit de là que dans l’esprit du législateur l’institution de la propriété, comme celle du crédit, du commerce et du monopole, a été faite dans un but d’équilibre, ce qui range d’abord la propriété parmi les éléments de l’organisation, et la signale comme l’un des moyens généraux de constitution des valeurs. « Le droit à une chose, dit Kant, est le droit de l’usage privé d’une chose, au sujet de laquelle je suis en communauté de possession avec tous les autres hommes. » En vertu de ce principe, tout homme privé de propriété peut donc et doit en appeller à la communauté, gardienne des droits de tous ; d’où il résulte, ainsi qu’on l’a dit, que dans les vues de la Providence, les conditions doivent être égales.

C’est ce que Kant, aussi bien que Reid, a nettement compris et exprimé dans le passage suivant : « On demande maintenant jusqu’où s’étant la faculté de prendre possession d’un fonds ? — Aussi loin que la faculté de l’avoir en sa puissance, c’est-à-dire aussi loin que peut le défendre celui qui veut se l’approprier. Comme si le fond disait : si vous ne pouvez pas me défendre, vous ne pouvez pas non plus me commander. »

Je ne suis cependant pas sûr si ce passage doit ou non s’entendre de la possession antérieure à la propriété. Car, ajoute Kant, l’acquisition n’est péremptoire que dans la société ; dans l’état de nature, elle n’est que provisoire. On pourrait donc conclure de là que, dans la pensée de Kant, l’acquisition, une fois devenue péremptoire par le consentement social, peut indéfiniment s’accroître sous la protection sociale : ce qui ne peut avoir lieu dans l’état de nature, où l’individu défend seul sa propriété.

Quoi qu’il en soit, il suit au moins du principe de Kant, que dans l’étal de nature l’acquisition s’étend pour chaque famille à tout ce qu’elle peut défendre, c’est-à-dire à ce qu’elle peut cultiver ; ou mieux, est égale à une fraction de la surface cultivable divisée par le nombre des familles : puisque, si l’acquisition dépasse ce quotient, elle rencontre aussitôt plus d’ennemis qu’elle n’a de défenseurs. Or, comme dans l’état de nature cette acquisition, ainsi limitée, n’est encore que provisoire, l’état, en faisant cesser la provision, a voulu faire cesser l’hostilité réciproque des acquéreurs, en rendant péremptoires leurs acquisitions. L’égalité a donc été la pensée secrète, l’objet capital du législateur, dans la constitution de la propriété. Dans ce système, le seul raisonnable, le seul admissible, c’est la propriété de mon voisin qui est la garantie de ma propriété. Je ne dis plus avec le préteur, possideo quia possideo ; je dis avec le philosophe, possideo quia possides.

Nous verrons par la suite que l’égalité par la propriété est tout aussi chimérique que l’égalité par le crédit, le monopole, la concurrence, ou toute autre catégorie économique ; et qu’à cet égard le génie providentiel, tout en recueillant de la propriété les fruits les plus précieux et les plus inattendus, n’en a pas moins été trompé dans son espérance, et s’est aheurté à l’impossible. La propriété ne contient ni moins ni plus de vérité que tous les moments qui la précèdent dans l’évolution économique ; comme eux elle contribue, en proportion égale, au développement du bien-être et à l’accroissement de la misère ; elle n’est pas la forme de l’ordre, elle doit changer et disparaître avec l’ordre. Tels les systèmes des philosophes sur la certitude, après avoir enrichi la logique de leurs aperçus, se résolvent et disparaissent dans les conclusions du sens commun.

Mais enfin la pensée qui a présidé à l’établissement de la propriété a été bonne : nous avons donc à rechercher ce qui justifie cet établissement, en quoi la propriété sert la richesse, quelles sont les raisons positives et déterminantes qui l’ont amenée.

Rappelons d’abord le caractère général du mouvement économique.

La première époque a eu pour but d’inaugurer le travail sur la terre par la séparation des industries, de faire cesser l’inhospitalité de la nature, d’arracher l’homme à sa misère originelle, et de convertir ses facultés inertes en facultés positives et agissantes, qui fussent pour lui autant d’instruments de bonheur. Comme dans la création de l’univers la force infinie s’était divisée ; ainsi, pour créer la société, le génie providentiel divisa le travail. Par cette division, l’égalité commence à se manifester, non plus comme identité dans la pluralité, mais comme équivalence dans la variété ; l’organisme social est constitué en principe, le germe a reçu l’impulsion vivifique, l’homme collectif vient à l’existence.

Mais la division du travail suppose des fonctions généralisées et des fonctions parcellaires : de là inégalité de conditions parmi les travailleurs, abaissement des uns, élévation des autres ; et dès la première époque, l’antagonisme industriel remplace la communauté primitive.

Toutes les évolutions subséquentes tendent à la fois, d’une part à ramener l’équilibre des facultés, de l’autre à développer toujours l’industrie et le bien-être. On a vu comment, au contraire, l’effort providentiel aboutit toujours à un progrès égal et divergent de misère et de richesse, d’incapacité et de science. A la seconde époque, apparaissent le capital et le salariat, la répartition égoïste et injurieuse ; à la troisième, le mal s’aggrave par la guerre commerciale ; à la quatrième, il se concentre et se généralise par le monopole ; à la cinquième, il reçoit la consécration de l’état. Le commerce international et le crédit viennent à leur tour donner un nouvel essor à l’antagonisme. Plus tard, la fiction de la productivité du capital devenant, par la puissance de l’opinion, presque une réalité, un nouveau péril menace la société, la négation du travail même par le débordement du capital. C’est en ce moment, c’est de cette situation extrême, que naît théoriquement la propriété : et telle est la transition qu’il s’agit pour nous de bien connaître.

Jusqu’à présent, si l’on fait abstraction du but ultérieur de l’évolution économique, et à la considérer seulement en elle-même, tout ce que fait la société, elle le fait alternativement pour le monopole et contre le monopole. Le monopole a été le pivot autour duquel s’agitent et circulent les divers éléments économiques. Cependant, malgré la nécessité de son existence, malgré les efforts sans nombre qu’il a faits pour son développement, malgré l’autorité du consentement universel qui l’avoue, le monopole n’est encore qu’un provisoire ; il est censé, comme dit Kant, ne durer qu’autant que le titulaire sait l’exploiter et le défendre. C’est pour cela que tantôt il cesse de plein droit par la mort, comme dans les fonctions inamovibles, mais non vénales ; tantôt il est réduit à un temps limité, comme dans les brevets ; tantôt il se perd par le non-exercice, ce qui a donné lieu aux théories de la prescription, ainsi qu’à la possession annuelle, encore en usage chez les Arabes. D’autres fois, le monopole est révocable à la volonté du souverain, comme dans la permission de bâtir sur un terrain militaire, etc. Ainsi le monopole n’est qu’une forme sans réalité ; le monopole tient à l’homme, il n’emporte pas la matière : c’est le privilège exclusif de produire et de vendre, ce n’est pas encore l’aliénation des instruments de travail, l’aliénation de la terre. Le monopole est une espèce de fermage qui n’intéresse l’homme que par la considération du profit. Le monopoleur ne tient à aucune industrie, à aucun instrument de travail, à aucune résidence : il est cosmopolite et omni-fonctionnaire ; peu lui importe. pourvu qu’il gagne ; son âme n’est pas enchaînée à un point de l’horizon, à une particule de la matière. Son existence reste vague, tant que la société, qui lui a conféré le monopole comme moyen de fortune, ne fait pas pour lui de ce monopole une nécessité de vie.

Or, le monopole, par lui-même si précaire, exposé à toutes les incursions, à toutes les avanies de la concurrence, tourmenté par l’état, pressuré par le crédit, ne tenant point au cœur du monopoleur ; le monopole tend incessamment, sous l’action de l’agiotage, à se dépersonnaliser ; en sorte que l’humanité, livrée sans cesse à la tempête financière par le dégagement général des capitaux, est exposée à se détacher du travail même, et à rétrograder dans sa marche.

Qu’était, en effet, le monopole, avant l’établissement du crédit, avant le règne de la banque ? Un privilège de gain, non un droit de souveraineté ; un privilège sur le produit, bien plus qu’un privilège sur l’instrument. Le monopoleur restait étranger à la terre sur laquelle il habitait, mais qu’il ne possédait réellement pas ; il avait beau multiplier ses exploitations, agrandir ses fabriques, joindre terre à terre : c’était toujours un régisseur, plutôt qu’un maître ; il n’imprimait point aux choses son caractère ; il ne les faisait point à son image ; il ne les aimait pas pour elles-mêmes, mais uniquement pour les valeurs qu’elles lui devaient rendre ; en un mot, il ne voulait pas le monopole comme fin, mais comme moyen.

Après le développement des institutions de crédit, la condition du monopole est encore pire.

Les producteurs, qu’il s’agissait d’associer, sont devenus totalement incapables d’association ; ils ont perdu le goût et l’esprit du travail : ce sont des joueurs. Au fanatisme de la concurrence, ils joignent les fureurs de la roulette. La bancocratie a changé leur caractère et leurs idées. Jadis ils vivaient entre eux comme maîtres et salariés, vassaux et suzerains : maintenant ils ne se connaissent plus que comme emprunteurs et usuriers, gagnants et perdants. Le travail a disparu au souffle du crédit ; la valeur réelle s’évanouit devant la valeur fictive, la production devant l’agiotage. La terre, les capitaux, le talent, le travail même, si quelque part encore il se rencontre du travail, servent d’enjeux. De privilèges, de monopoles, de fonctions publiques, d’industrie, on ne se soucie plus ; la richesse, on ne la demande pas au travail, on l’attend d’un coup de dé. Le crédit, disait la théorie, a besoin d’une base fixe ; et voici justement que le crédit a tout mis en branle, il ne s’adosse, ajoutait-elle, qu’à des hypothèques ; et il fait courir ces hypothèques. Il cherche des garanties ; et comme en dépit de la théorie qui ne veut voir de garanties que dans les réalités, le gage du crédit est toujours l’homme, puisque c’est l’homme qui fait valoir le gage, et que sans l’homme le gage serait absolument inefficace et nul, il arrive que l’homme ne tenant plus aux réalités, avec la garantie de l’homme le gage disparaît, et le crédit reste ce qu’il s’était vainement flatté de n’être pas, une fiction.

Le crédit, en un mot, à force de dégager le capital, a fini par dégager l’homme lui-même de la société et de la nature. Dans cet idéalisme universel, l’homme ne tient plus au sol ; il est suspendu en l’air par une puissance invisible. La terre est couverte d’habitants, les uns nageant dans l’opulence, les autres hideux de misère, et elle n’est possédée de personne. Elle n’a plus que des maîtres qui la dédaignent, et des serfs qui la haïssent : car ils ne la cultivent pas pour eux, mais pour un porteur de coupons que nul ne connaît, qu’ils ne verront jamais, qui peut-être passera sur cette terre sans la regarder, sans se douter qu’elle est à lui. Le détenteur de la terre, c’est-à-dire le possesseur d’inscriptions de rente, ressemble au marchand de bric à brac : il a dans son portefeuille des métairies, des pâturages, de riches moissons, d’excellents vignobles ; que lui importe ! Il est prêt à tout céder moyennant dix centimes de hausse : le soir il se défera de ses biens, comme le matin il les avait reçus, sans amour et sans regret.

Ainsi, par la fiction de la productivité du capital, le crédit est arrivé à la fiction de la richesse ; la terre n’est plus l’atelier du genre humain, c’est une banque ; et s’il était possible que cette banque ne fît pas sans cesse de nouvelles victimes, forcées de redemander au travail le revenu qu’elles ont perdu au jeu, et par là de soutenir la réalité des capitaux ; s’il était possible que la banqueroute ne vînt pas interrompre de temps en temps cette infernale orgie, la valeur du gage baissant toujours pendant que la fiction multiplierait son papier, la richesse réelle deviendrait nulle, et la richesse inscrite croîtrait à l’infini.

Mais la société ne peut rétrograder : il faut donc sauver le monopole sous peine de périr, sauver l’individualité humaine prête à s’abîmer dans une jouissance idéale ; il faut, en un mot, consolider, asseoir le monopole. Le monopole était, pour ainsi dire, célibataire : Je veux, dit la société, qu’il se marie. Il était le courtisan de la terre, l’exploiteur du capital : je veux qu’il en devienne le seigneur et l’époux. Le monopole s’arrêtait à l’individu, désormais il s’étendra sur la race. Par lui le genre humain n’avait que des héros et des barons ; à l’avenir, il aura des dynasties. Le monopole familisé, l’homme s’attachera à sa terre, à son industrie, comme à sa femme et à ses enfants, et l’homme et la nature seront unis d’une affection éternelle.

La condition que le crédit avait faite à la société était en effet la plus détestable qu’on pût imaginer, celle où l’homme pouvait à la fois abuser le plus, et posséder le moins. Or, dans les vues de la Providence, dans les destinées de l’humanité et du globe, il convenait que l’homme fût animé d’un esprit de conservation et d’amour pour l’instrument de ses œuvres, instrument représenté en général par la terre. Car ce n’est pas seulement d’exploiter la terre qu’il s’agit pour l’homme, c’est de la cultiver, de l’embellir, de l’aimer : or, comment remplir ce but autrement qu’en changeant le monopole en propriété, le concubinage en mariage, propriamque dicabo, opposant à la fiction qui épuise et qui souille, la réalité qui fortifie et qui ennoblit ?

La révolution qui se prépare dans le monopole a donc surtout en vue le monopole de la terre : car c’est à l’exemple de celui-ci, c’est sur le modèle de la propriété terrienne que sont constituées toutes les propriétés. De conditionnelle, temporaire et viagère, l’appropriation deviendra donc perpétuelle, transmissible et absolue. Et pour mieux défendre l’inviolabilité de la propriété, les biens seront à l’avenir distingués en meubles et immeubles ; et des lois seront faites pour régler la transmission, l’aliénation et l’expropriation des uns et des autres.

En résumé : La constitution de l’hypothèque par le domaine, c’est-à-dire par l’union plus intime de l’homme à la terre ; la constitution de la famille, par la perpétuité et la transmissibilité du monopole ; enfin la constitution de la rente, comme principe d’égalité entre les fortunes : tels sont les motifs qui, dans la raison collective, ont déterminé l’établissement de la propriété.

1° Le crédit exige des garanties réelles, tous les économistes sont d’accord sur ce point. De là, nécessité, pour organiser le crédit, de former l’hypothèque.

Mais la garantie réelle est nulle, si elle n’est en même temps personnelle, je crois l’avoir suffisamment expliqué. De là nécessité encore, pour développer le crédit, de changer le monopole en propriété. Dans l’ordre des évolutions économiques, la propriété naît du crédit, bien qu’elle en soit la condition préalable ; comme l’hypothèque vient à la suite de l’emprunt, bien qu’elle soit la condition préalable de l’emrunt. C’est ce que M. Augier me semble avoir voulu dire, lorsque, dans la conclusion malheureusement trop brève de son livre, il s’exprime en ces termes :

« Il n’y a pas d’hypothèque sans propriété libre ; nécessairement pas de crédit réel sans la propriété… Les peuples en travail de crédit subissent diverses épreuves dans la formation de leur hypothèque, et du genre de revenu qui doit en constituer la base… »

En effet, jusqu’au moment où le privilégié, en formant un emprunt, vient à grever son exploitation, on peut ne voir en lui que le patron des travailleurs sous ses ordres, le gérant d’une compagnie, qui agit tant au nom de ses collaborateurs qu’au sien propre, dans leur intérêt, comme aussi pour sa fortune. Le monopole est inféodé à sa personne avec privilège sur les intérêts du capital et les bénéfices, mais sans garantie de perpétuité et de transmissibilité, et sous la condition de prendre toujours actuellement et personnellement part à l’exploitation. Pour lui le droit dam la chose n’existe pas dans sa plénitude : le chef d’un établissement ne pourrait risquer et compromettre un matériel encore entaché d’un certain caractère de communauté, sans être coupable, au moins au for intérieur ; et cela parce qu’il ne jouit encore que d’un privilège d’exploitation, il n’a point la propriété. Le monopoleur enfin était une façon de mandataire : la nécessité du crédit le fait roi.

Se pouvait-il, en effet, qu’en engageant les instruments de production le privilégié ne traitât qu’en qualité de contremaître, plénipotentiaire d’une petite république ? Non certes : une pareille condition, imposée à l’emprunteur, aurait été une diminution de ses avantages, puisqu’elle le soumettait à ses subalternes ; c’eût été une dissolution du pacte social, une rétrogradation en deuxième phase.

Donc par cela seul que la société, forcée par le crédit, a reconnu au monopoleur le droit d’emprunter sur l’hypothèque de son monopole sans rendre compte à ses compagnons de travail, elle l’a rendu propriétaire. La propriété est le postulat du crédit, comme le crédit avait été le postulat du commerce, et le monopole le postulat de la concurrence. Dans la pratique, toutes ces choses sont inséparables et simultanées ; mais dans la théorie elles sont distinctes et consécutives ; et la propriété n’est pas plus le monopole que la machine n’est la division du travail, bien que le monopole soit presque toujours et presque nécessairement accompagné de propriété, comme la division suppose presque toujours et presque nécessairement l’emploi des machines.

De graves conséquences devaient résulter de ce nouvel arrangement, tant pour la société que pour l’individu.

D’abord, en changeant un titre précaire en un droit perpétuel, la société a dû compter, et elle a compté en effet, de la part du propriétaire, sur un attachement plus sérieux et plus moral à son industrie, sur un amour plus profond et mieux raisonné du bien-être, par suite, sur une âpreté moins grande au gain, sur des sentiments d’humanité plus profonds, sur une poésie du lieu natal, un culte du patrimoine, qui, s’étendant aux moindres travailleurs, rallieraient toutes les générations, et constitueraient la patrie. La patrie a son origine dans la propriété : aussi les communistes conséquents, en détruisant la propriété, travaillent-ils de toutes leurs forces, de même que les économistes par le libre commerce, à détruire les différences de races, de langues et de climats : ils ne veulent, les uns et les autres, plus de nationalités, plus de patries. C’est ainsi que les sectes exclusives, malgré leur hostilité et leur haine, au fond sont toujours d’accord : l’antagonisme des opinions n’est qu’une comédie.

Je dis donc qu’en assurant à perpétuité le monopole au propriétaire, la société travaillait du même coup à la sécurité du prolétaire : en faisant du capital la substance même du possesseur, elle se promettait que tous ceux qui travailleraient avec lui et pour lui, il les regarderait, non plus comme ses compagnons, mais comme ses enfants. Enfants ! c’est le nom que dans la langue populaire le chef donne à ceux qu’il commande ; c’était, dans les langues primitives, le nom commun de chaque peuple : Enfants d’Israël, enfants de Mesraïm, enfants d’Assur. Le propriétaire, administrant en bon père de famille, se trouvait ainsi administrer pour le bien de tous : l’intérêt privé se confondait avec l’intérêt social. Pour tout dire, la société, en décrétant la propriété, crut organiser, ennoblir le patriarcat. Il n’y avait pas jusqu’à l’hérédité qui, modifiée par la faculté de vendre et d’échanger, ne fût une nouvelle garantie de stabilité : telle la monarchie héréditaire, expression la plus haute du droit de propriété, excluant les luttes de l’élection, à l’intérieur opposait une barrière à la guerre civile, et à l’extérieur personnifiait le peuple.

Du côté de l’individu, l’amélioration n’était pas moins sensible.

Par la propriété, l’homme prend définitivement possession de son domaine, et se déclare maître de la terre. Comme on l’a vu dans la théorie de la certitude, des profondeurs de la conscience le moi s’élance et embrasse le monde ; et dans cette communion de l’homme et de la nature, dans celle espèce d’aliénation de lui-même, sa personnalité, loin de faiblir, double d’énergie. Nul n’est plus fort de caractère, plus prévoyant, plus persévérant que le propriétaire. Comme l’amour, qu’on peu définir une émission de l’âme, qui s’accroît par la possession, et qui, plus il s’épanche, plus il abonde : ainsi, la propriété ajoute à l’être humain, l’élève en force et en dignité. Riche, noble, baron, propriétaire, seigneur ou sire, tous ces noms sont synonymes. Dans la propriété comme dans l’amour, posséder et être possédé, l’actif et le passif, n’expriment toujours que la même chose ; l’un n’est possible que par l’autre, et c’est seulement par cette réciprocité que l’homme, jusqu’alors tenu par une obligation unilatérale, maintenant enchaîné par le contrat synallagmatique qu’il vient de passer avec la nature, seul tout ce qu’il est et ce qu’il vaut, et jouit de la plénitude de l’existence. Et telle est la révolution qu’opère dans le cœur de l’homme la propriété, que loin de matérialiser ses affections, elle les spiritualise : c’est alors qu’il apprend à distinguer la nu-propriété de l’usufruit ; le domaine éminent, transcendental, de la simple possession ; et cette distinction à laquelle le monopole ne pouvait atteindre est un pas de plus vers l’affranchissement de l’espèce et vers l’association, qui consiste dans l’union des volontés et l’accord des principes, bien plus que dans une chétive communauté de biens, qui opprime à la fois l’âme et le corps.

L’épreuve de la propriété est faite : il faudrait démentir l’histoire entière pour la nier. Nous disions, en parlant du crédit, que la révolution française n’avait été qu’une émeute pour la loi agraire : or, qu’est-ce au fond qu’une loi agraire, sinon une collation de propriété ? En rendant le peuple propriétaire, au lieu et place de deux castes devenues indignes et impuissantes, la nation s’est donne des ressources immenses, qui lui ont permis tour à tour de subvenir aux dépenses de ses victoires et de payer les frais de ses revers. C’est encore la propriété qui aujourd’hui soutient le moral de notre société, et met une barrière à la dissolution incessante de l’agiotage. Le commerçant, l’industriel, le capitaliste même, ont toujours en vue la propriété : c’est dans la propriété que tous aspirent à se reposer des fatigues de la concurrence et du monopole…

2° Mais c’est surtout dans la famille que se découvre le sens profond de la propriété. La famille et la propriété marchent de front, appuyées l’une sur l’autre, n’ayant l’une et l’autre de signification et de valeur que par le rapport qui les unit.

Avec la propriété, commence le rôle de la femme. Le ménage, cette chose toute idéale et que l’on s’efforce en vain de rendre ridicule, le ménage est le royaume de la femme, le monument de la famille. Otez le ménage, ôtez cette pierre du foyer, centre d’attraction des époux, il reste des couples, il n’y a plus de familles. Voyez, dans les grandes villes, les classes ouvrières tomber peu à peu, par l’instabilité du domicile, l’inanité du ménage et le manque de propriété, dans le concubinage et la crapule ! Des êtres qui ne possèdent rien, qui ne tiennent à rien et vivent au jour le jour, ne se pouvant rien garantir, n’ont que faire de s’épouser encore : mieux vaut ne pas s’engager que de s’engager sur le néant. La classe ouvrière est donc vouée à l’infamie : c’est ce qu’exprimait au moyen âge le droit du seigneur, et chez les Romains l’interdiction du mariage aux prolétaires.

Or, qu’est-ce que le ménage, par rapport à la société ambiante, sinon tout à la fois le rudiment et la forteresse de la propriété ? Le ménage est la première chose que rêve la jeune fille : ceux qui parlent tant d’attraction, et qui veulent abolir le ménage, devraient bien expliquer cette dépravation de l’instinct du sexe. Pour moi, plus j’y pense, et moins je puis me rendre compte, hors de la famille et du ménage, de la destinée de la femme. Courtisane ou ménagère (ménagère, dis-je, et non pas servante), je n’y vois pas de milieu : qu’a donc cette alternative de si humiliant ? En quoi le rôle de la femme, chargée de la conduite du ménage, de tout ce qui se rapporte à la consommation et à l’épargne, est-il inférieur à celui de l’homme, dont la fonction propre est le commandement de l’atelier, c’est-à-dire le gouvernement de la production et de l’échange ?

L’homme et la femme ? ont nécessaires l’un à l’autre comme les deux principes constitutifs du travail : le mariage, dans sa dualité indissoluble, est l’incarnation du dualisme économique, qui s’exprime, comme l’on sait, par les termes généraux de consommation et production. C’est dans cette vue qu’ont été réglées les aptitudes des sexes, le travail pour l’un, la dépense pour l’autre ; et malheur à toute union dans laquelle une des parties manque à son devoir ! Le bonheur que s’étaient promis les époux se changera en douleur et en amertume : qu’ils s’en accusent eux-mêmes !…

S’il n’existait que des femmes, elles vivraient ensemble comme une compagnie de tourterelles ; s’il n’y avait que des hommes, ils n’auraient aucune raison de s’élever au-dessus du monopole et de renoncer à l’agiotage : on les verrait tous, maîtres ou valets, attablés au jeu, ou courbés sous le joug. Mais l’homme a été créé mâle et femelle : de là nécessité du ménage et de la propriété. Que les deux sexes s’unissent : aussitôt de cette union mystique, de toutes les institutions humaines la plus étonnante, naît, par un inconcevable prodige, la propriété, la division du patrimoine commun en souverainetés individuelles.

Le ménage, voilà donc pour toute femme, dans l’ordre économique, le plus désirable des biens ; la propriété, l’atelier, le travail à son compte, voilà, avec la femme, ce que tout homme souhaite le plus. Amour et mariage, travail et ménage, propriété et domesticité, que le lecteur, en faveur du sens, daigne ici suppléer à la lettre : tous ces termes sont équivalents, toutes ces idées s’appellent, et créent pour les futurs auteurs de la famille une longue perspective de bonheur, comme elles révèlent au philosophe tout un système.

Sur tout cela le genre humain est unanime, moins cependant le socialisme, qui seul, dans le vague de ses idées, proteste contre l’unanimité du genre humain. Le socialisme veut abolir le ménage, parce qu’il coûte trop cher ; la famille, parce qu’elle fait tort à la patrie ; la propriété, parce qu’elle préjudicie à l’état. Le socialisme veut changer le rôle de la femme ; de reine que la société l’a établie, il veut en faire une prêtresse de Cotytto. Je n’entrerai pas dans une discussion directe des idées socialistes à cet égard. Le socialisme, sur le mariage comme sur l’association, n’a point d’idées ; et toute sa critique se résout en un aveu très-explicite d’ignorance, genre d’argumentation sans autorité et sans portée.

N’est-il pas évident, en effet, que si les socialistes croyaient possible, à l’aide des moyens connus, de donner l’aisance et même le luxe à chaque ménage, ils ne se soulèveraient pas contre le ménage ? que s’ils pouvaient accorder les sentiments civiques avec les affections domestiques, ils ne condamneraient pas la famille ? que s’ils avaient le secret de rendre la richesse, non pas seulement commune, ce qui n’est rien, mais universelle, ce qui est tout autre chose, ils laisseraient les citoyens vivre en particulier aussi bien qu’en commum, et ne fatigueraient pas le public de leurs querelles de ménage ? De l’aveu des socialistes, le mariage, la famille, la propriété, sont choses qui contribuent puissamment au bonheur : le seul reproche qu’ils aient à faire, c’est qu’ils ne savent comment accorder ces choses avec le bien général. Est-ce là, je le demande, une argumentation sérieuse ? Comme s’ils pouvaient conclure de leur ignorance particulière contre le développement ultérieur des institutions humaines ! comme si le but du législateur n’était pas de réaliser pour chacun, non d’abolir, le mariage, la famille, la propriété !

Pour ne pas trop m’étendre, je me contenterai de traiter la question sous l’un de ses principaux aspects, l’hérédité. Nous généraliserons ensuite, Ab uno disce omnes, comme dit le poëte.

L’hérédité est l’espoir du ménage, le contrefort de la famille, la raison dernière de la propriété. Sans l’hérédité, la propriété n’est qu’un mot ; le rôle de la femme devient une énigme. A quoi bon, dans l’atelier commun, des ouvriers mâles et des ouvriers femelles ? Pourquoi cette distinction de sexes, que Platon, corrigeant la nature, tâchait de faire disparaître de sa république ? Comment rendre raison de cette duplicité de l’être humain, image de la dualité économique, véritable superfétation hors du ménage et de la famille ? Sans l’hérédité, non-seulement il n’y a plus d’époux ni d’épouses, il n’y a plus ni ancêtres ni descendants. Que dis-je ? il n’y a pas même de collatéraux, puisque, malgré la sublime métaphore de la fraternité citoyenne, il est clair que si tout le monde est mon frère, je n’ai plus de frère. C’est alors que l’homme, isolé au milieu de ses compagnons, sentirait le poids de sa triste individualité, et que la société, privée de ligaments et de viscères par la dissolution des familles et la confusion des ateliers, pareille à une momie desséchée, tomberait en poussière…

Mais le socialisme a bon courage, il ne s’étonne pas pour si peu. M. Louis Blanc, semi-socialiste, qui veut la famille sans hérérédité, comme le socialisme pur veut l’humanité sans la patrie et sans la famille, s’écrie dans son Organisation du travail :

« La famille vient de Dieu, l’hérédité vient des hommes ! »

Cela ne prouve pas assurément que la famille en soit meilleure, ni l’hérédité pire. Mais tout le monde connaît le style de M. Blanc. Ses perpétuelles réclames en faveur de la Divinité ne sont qu’un superlatif poétique, comme on dit en langue hébraïque du pain des dieux pour du pain de gruau. C’est du reste ce que M. Blanc donne clairement à entendre :

« La famille est comme Dieu, sainte et immortelle ; l’hérédité est destinée à suivre la même pente que les sociétés qui se transforment, et que les hommes qui meurent. »

Comparaison, antithèse, période carrée, élégance du ton, rien n’y manque, hors l’idée qui, j’en suis fâché pour M. Blanc, est juste à rebours du sens commun. C’est parce que les hommes meurent et que les sociétés se transforment, que l’hérédité est nécessaire ; c’est parce que la famille ne doit jamais périr, qu’au mouvement qui emporte incessamment les générations il faut opposer un principe d’immortalité qui les soutienne. Que deviendrait la famille, si elle était sans cesse divisée par la mort, si chaque matin elle devait se reconstituer, parce que rien ne rattacherait le père aux enfants ? Ce qui vous choque dans l’hérédité, je le vois : l’hérédité, selon vous, n’est bonne qu’à entretenir l’inégalité. Mais l’inégalité ne vient pas de l’hérédité ; elle résulte des conflits économiques. L’hérédité prend les choses comme elle les trouve : créez l’égalité, et l’hérédité vous rendra l’égalité.

Le.saint-simonisme avait vu la connexité de l’hérédité et de la famille ; il les proscrivit l’une et l’autre. La démocratie avancée, qui n’ose s’avouer ni socialiste, ni communiste, a cru faire preuve de génie en séparant l’hérédité de la famille, le moyen de la fin, et en se jetant dans un éclectisme aussi puéril que celui du gouvernement dont elle se moque. Il est curieux de voir M. Blanc se pavaner d’une si belle découverte.

« On avait dit aux saint-simoniens : sans hérédité, pas de famille. Ils répondirent : Eh bien ! détruisons la famille et l’hérédité. Les saint-simoniens et leurs adversaires se trompaient également en sens inverse. La vérité est que la famille est un fait naturel qui, dans quelque hypothèse que ce soit, ne saurait être détruit ; tandis que l’hérédité est une convention sociale, que les progrès de la société peuvent faire disparaître. »

Ceux-là se trompent tous à la fois, qui voient dans la famille et dans l’hérédité qui la protège un obstacle à l’association, et qui s’imaginent qu’une convention sociale, aussi spontanée, aussi universelle que l’hérédité, n’est pas un fait naturel. Les démocrates, grands parleurs de choses divines, grands amateurs de Requiem, n’ont pas l’air de se douter que ce qui sort de la conscience humaine est aussi naturel que la cohabitation et la génération ; la nature, pour eux, c’est la matière. A les croire, l’humanité, en obéissant à la spontanéité de ses inclinations, a dévié de la nature ; il faut l’y ramener. Et comment cela ? Par des faits naturels ? Non, les démocrates ne se piquent point d’être si conséquents ; mais par des conventions ! Car quoi de plus conventionnel que le système de mainmorte que les démocrates parlent de substituer à l’hérédité ?

« Peut-on bien rendre compte des causes qui ont fait jusqu’ici regarder comme absolument connexes la question de la famille et celle de l’hérédité ? Que dans l’ordre social actuel, l’hérédité soit inséparable de la famille, nul doute à cela. Et la raison en est précisément dans les vices de cet ordre social que nous combattons. Car, qu’un jeune homme sorte de sa famille pour entrer dans le monde ; s’il s’y présente sans fortune et sans autre recommandation que son mérite, mille dangers l’attendent : à chaque pas il trouvera des obstacles ; sa vie s’usera au sein d’une lutte perpétuelle et terrible, dans laquelle il triomphera peut-être, mais dans laquelle il court grand risque de succomber. Voilà ce que l’amour paternel est tenu de prévoir »

Eh bien ! si l’amour paternel cesse de pourvoir à cela, qui y pourvoira pour lui ? C’est, disent les démocrates, cet être invisible, impalpable, immortel, tout-puissant, tout bon, tout sage, qui voit tout, qui fait tout, qui répond de tout ; c’est l'État !

« Changez le milieu où nous vivons ; faites que tout individu qui se présente à la société pour la servir soit certain d’y trouver le libre emploi de ses facultés et le moyen d’entrer en participation du travail collectif ; la prévoyance paternelle est, dans ce cas, remplacée par la prévoyance sociale. Et c’est ce qui doit être : pour l’enfant, la protection de la famille ; la protection de la société pour l’homme. » Oui, changez…, faites que…, remplacez par la prévoyance sociale la prévoyance paternelle ! Si je ne vous avais lu, je vous attendrais à l’œuvre. Quel malheur aussi que vous ne puissiez remplacer encore le travail des individus par le travail de l’état ! quelle calamité que l’état ne puisse, à la place des particuliers, se marier, faire des enfants, les nourrir et les pourvoir ! Mais que dis-je ? Le travail libre et la production des enfants par des couples ne sont-ils pas choses naturelles, et l’hérédité chose de convention !

Mais que répondrez-vous à ce père, qui vient vous dire : Lorsque je fait mon testament, je ne le fais pas seulement pour ceux que j’institue mes héritiers, je le fais aussi pour moi. L’acte de mes dernières volontés est une forme par laquelle je continue à jouir de mes biens après que j’ai cessé de vivre, une manière de rester dans la société que je quitte, une prolongation de mon être parmi les hommes. C’est le lien de solidarité qui m’unit à mes enfants, qui rend entre nous les affections, les obligations communes. Vous me vantez votre prévoyance, en échange de laquelle vous me demandez mon bien. Je compte plus sur moi-même que sur un fondé de pouvoirs. Vous avez trop de soins pour penser à tout et en temps utile : d’ailleurs, je ne vous connais pas. Qui donc êtes-vous, vous qui vous appelez l’état ? qui vous a vu ? où demeurez-vous ? quelles garanties sont les vôtres ? Ah ! vous ressemblez au dieu de vos prêtres, vous promettez le ciel, à condition qu’on vous donne la terre. Montrez-vous donc enfin, montrez-vous une fois dans votre sagesse et votre souveraine puissance !…

L’abolition de l’hérédité procède, comme toutes les rêveries républicaines, de cette idéologie absurde qui consiste à remplacer partout l’action libre de l’homme par la force d’initiative du pouvoir, l’être réel par un être de raison, la vie et la liberté par une chimère dont la triste influence a été la cause de presque toutes les calamités sociales.

« L’abus des successions collatérales est universellement reconnu, continue M. Blanc ; ces successions seront abolies, et les valeurs qui les composent déclarées propriétés communales. »

Mais, pour abolir les successions collatérales, il faut commencer par abolir la propriété : sans cela je vous défie de toucher aux successions collatérales. Défendrez-vous les fidéi-commis, les fonds perdus, les rémérés, les dotations ? Quoi ! j’aurai la faculté de laisser mon bien à tout le monde, à savoir l’état, et je ne pourrai le donnera quelqu’un ! Il me sera permis de travailler, de faire des épargnes, de former des capitaux, d’acquérir des immeubles, d’en jouir exclusivement à tout autre ; et quand il s’agira pour moi d’en disposer, d’accroître mon bien-être en me constituant une famille d’adoption à la place d’une famille naturelle que je n’ai point, je ne serai maître de rien ! A quoi donc me servira d’être propriétaire ? Êtes-vous communiste ? Osez le dire ; ne tergiversez pas ; ne nous fatiguez plus de vos fictions de divinité, de république, et de gouvernement, grands mots qui ne sont que des chevilles dans votre prose poétique, et des amorces pour les imbéciles.

« Le pauvre qui aujourd’hui n’a rien à laisser à ses enfants, le pauvre a-t-il une famille ? S’il en a une, la famille, dans l’impur milieu où nous sommes, peut donc jusqu’à certain point exister sans l’hérédité. S’il n’en a pas, justifiez vos institutions. Et hâtez-vous ; la famille ne saurait être un privilège »

Déclamation ! L’hérédité existe dans la famille du pauvre comme dans celle du riche : ce droit sacré et inaliénable, le prolétaire l’a définitivement conquis dans notre grande révolution, et l’a opposé comme une barrière infranchissable aux déprédations de la noblesse. Tel autrefois le plébéien de Rome s’affranchit de la tyrannie du patricien en obtenant le jus connubii, le droit de famille, réservé pendant longtemps aux seuls nobles. Ce qui manque au pauvre, ce n’est plus l’hérédité, c’est l’héritage. Au lieu d’abolir l’hérédité, songez plutôt à faire cesser la déshérence. Car, c’est vous-même qui le dites : La famille ne saurait être un privilège. Et c’est pour cela que le droit de famille est universel, non commun ; que l’hérédité lui est nécessaire, et conséquemment l’héritage. Proscrire l’hérédité parce qu’elle n’est pas encore effective pour tout le monde, c’est raisonner dans un sens matérialiste et contre-révolutionnaire ; c’est comme si on condamnait la France à ne manger que des pommes de terre et boire de l’eau, par compassion pour la malheureuse Irlande.

« Conduisez la famille jusqu’à l’hérédité : aussitôt vous voyez entre l’intérêt social et l’intérêt domestique se creuser un abîme… »

Mais, encore une fois, d’où vient cet antagonisme ? Est-ce de l’hérédité en elle-même, ou de l’inégalité des héritages ?

— Avec l’hérédité, dites-vous, l’héritage ne peut être longtemps, à plus forte raison ne peut devenir une réalité pour tout le monde. — Qui vous l’a dit ? que savez-vous si l’hérédité, comme la propriété, le monopole et la concurrence, ne pourrait pas être retournée par le travail contre le capital, après avoir servi si longtemps le capital contre le travail ? Mais vous avez si peu l’intelligence des contradictions économiques que l’idée ne vous viendra pas de leur faire produire, en les combattant l’une par l’autre, des résultats opposés à ceux qu’elles donnent aujourd’hui : loin de là, toute votre idéologie ne tend qu’à les effacer. Effacer de la science sociale les principes de la société, retrancher de la civilisation les organes civilisateurs, telle est donc votre philosophie ! Aussi bien les démocrates n’y regarderont pas de si près ; les socialistes seront ravis des concessions que vous leur aurez faites ; la presse patriotique célèbrera votre éloquence, et tout ira au mieux dans la plus sage des démocraties possibles.

Les socialistes mitigés attaquent le droit de succession, parce qu’ils ne savent pas en faire un moyen conservateur de l’égalité ; les fouriéristes et saint-simoniens attaquent la famille, parce que leurs systèmes sont incompatibles avec l’industrie privée, la vie intérieure et le libre échange ; les communistes attaquent la propriété, parce qu’ils ignorent comment la propriété cessera d’être abusive par la mutualité des services. Confession d’ignorance ! c’est l’argument de toutes ces sectes prétendues réformatrices, argument qui porte en soi sa réfutation, et suffit seul à nous dégoûter des prédications humanitaires.

3° Le crédit garanti, la famille constituée, le droit de succession accordé à tous, restait donc à distribuer la propriété, afin que chacun pût, à son tour, devenir chef de famille, et que personne ne fût destitue d’héritage. Mais comment partager la terre ? comment délimiter les lots ? comment maintenir l’égalité des héritages ? La terre suffira-t-elle à tant de patrimoines ? ou bien sera-t-elle réservée au cultivateur, et l’indusfriel, l’improductif, le commerçant, etc., seront-ils exclus de la propriété ! Comment se feront les mutations, les compensations, les liquidations ? comment se réglera le travail ? comment le partage des fruits, etc. ? On le voit, les questions économiques se reproduisent toutes dans la propriété.

Et c’est à toutes ces questions, si effrayantes par leur nombre, leur profondeur, leurs difficultés, leurs immenses détails, que la société répond par ce seul mot, la rente.

Afin de ne laisser aucun doute dans l’esprit du lecteur, je procéderai pour la rente comme j’ai fait dans le premier volume pour l’impôt. Je ferai voir que l’idée organique renfermée dans la constitution de la rente, se développe en trois moments consécutifs, dont le dernier, nécessairement lié aux deux autres, se résout en une opération de nivellement.

Et d’abord, qu’est-ce que la rente ?

La rente, avons-nous dit au chapitre VI, a la plus grande affinité avec l’intérêt. Toutefois elle en diffère essentiellement, en ce que l’intérêt n’affecte que les capitaux nés du travail et accumulés par l’épargne, tandis que la rente porte sur la terre, matière universelle du travail, substratum primordial de toute valeur.

Le propre du capital est de ne rendre qu’un intérêt à temps suffisant pour le reconstituer avec bénéfice ; la progression décroissante de l’intérêt, en dehors de toute démonstration théorique, l’atteste suffisamment. Ainsi, lorsque le capital est rare, que l’hypothèque est sans valeur et sans garantie, l’intérêt est perpétuel, et porte quelquefois à un taux exorbitant. A mesure que le capital abonde, l’intérêt diminue ; mais comme il ne peut jamais disparaître, comme il ne se peut que le prêt d’argent devienne un simple échange dans lequel tous les risques seraient pour les capitalistes et les bénéfices pour l’emprunteur, l’intérêt, arrivé à un certain taux, cesse de décroître et se transforme. De revenu perpétuel qu’il était, il devient remboursement avec prime et par annuités, et c’est alors que l’intérêt rentre dans le rôle que lui assigne la théorie.

Si donc le capital ou l’objet prêté se consomme ou périt par l’usage qu’on en fait, comme il arrive pour le blé, le vin, l’argent, etc., l’intérêt s’éteindra avec la dernière annuité ; si au contraire le capital ne périt pas, l’intérêt sera perpétuel.

La rente est l’intérêt payé pour un capital qui ne périt jamais, savoir, la terre. Et comme ce capital n’est susceptible d’aucune augmentation quant à la matière, mais seulement d’une amélioration indéfinie quant à l'usage, il arrive que, tandis que l’intérêt ou le bénéfice du prêt (mutuum) tend à diminuer sans cesse par l’abondance des capitaux, la rente tend à augmenter toujours par le perfectionnement de l’industrie, duquel résulte l’amélioration dans l’usage de la terre. D’où il suit, en dernière analyse, que l’intérêt se mesure à l’importance du capital, tandis que, relativement à la terre, la propriété s’apprécie par la rente.

Telle est, dans son essence, la rente : il s’agit de l’étudier dans sa destination et ses motifs.

Au point de départ de l’institution, la rente est l’honoraire de la propriété : c’est l’émolument payé au propriétaire pour la gestion que lui confère son nouveau droit. Je ne reviendrai pas sur ce que j’ai dit dans le premier numéro de ce paragraphe, touchant la nécessité où s’est trouvée la société, dans l’intérêt du travail et du crédit, de changer la condition du privilégié. Je me borne à rappeler qu’à la septième époque de l’évolution économique, la fiction ayant fait évanouir la réalité, l’activité humaine menaçant de se perdre dans le vide, il était devenu nécessaire de rattacher plus fortement l’homme à la nature : or, la rente a été le prix de ce nouveau contrat. Sans elle la propriété ne serait qu’un titre nominal, une distinction purement honorifique : or, la raison souveraine qui mène la civilisation ne fait point usage de ce ressort de l’amour-propre ; elle paye, acquitte ses promesses, non avec des mots, mais avec des réalités. Dans les prévisions du destin, le propriétaire remplit la plus importante fonction de l’organisme social : c’est un foyer d’action autour duquel gravitent, se groupent et s’abritent ceux qu’il appelle à faire valoir sa propriété, et qui, de salariés insolents et jaloux, doivent devenir ses enfants.

Du reste il faut le dire, dussions-nous déplaire, on se fait généralement de grandes illusions sur la félicité et la sécurité des rentiers, comparativement au bien-être dont jouissent les classes travailleuses. L’ouvrier à 30 sous par jour, qui voit passer la voiture du propriétaire riche à 100,000 livres de rente, ne peut s’empêcher de croire qu’un tel homme est cent fois plus heureux que lui. On n’aperçoit dans la rente qu’un moyen de vivre sans travail et de se procurer toutes les jouissances, et l’on applaudit à la morale des grands qui se font une espèce de devoir social de dépenser tous leurs revenus. De là, chez l’homme du peuple, un principe de jalousie et de haine aussi injuste qu’immoral, et une cause active de dépravation et de découragement.

Cependant, pour qui envisage les choses de haut et dans leur vérité inflexible, le rentier, dans une société en voie d’organisation, n’est pas autre chose que le gardien des économies sociales, le curateur des capitaux formés par la rente. D’après la théorie que tout travail doit laisser après lui un excédant, destiné, partie à augmenter le bien-être du producteur, partie à améliorer le fonds productif, le capital peut se définir une extension par le travail du domaine que nous a donné la nature. La terre exploitable est renfermée dans d’étroites limites ; le globe entier ne nous paraît déjà que comme une cage où nous sommes détenus, sans savoir pourquoi ; une certaine quantité de provisions et de matériaux nous sont donnés, au moyen desquels nous pouvons embellir, étendre, chauffer et assainir notre étroite habitation. Toute formation de capital équivaut donc pour nous à la conquête d’un terrain ; or, le propriétaire, comme chef d’expédition, est le premier qui profite de l’aventure. En résultat, et malgré les immenses déperditions de capitaux qui arrivent par l’imprévoyance, la lâcheté ou la débauche des détenteurs, c’est ainsi que les choses se passent dans la société : la grande majorité des rentes est employée à ne nouvelles exploitations. La France va dépenser deux milliards en canaux et chemins de fer : c’est comme si elle ajoutait à son territoire la moitié d’un département. D’où vient cette extension merveilleuse ? de l’épargne collective, de la rente.

Il ne sert à rien de citer quelques exemples de fortunes colossales dont les revenus sont consommés improductivement par les titulaires, et qui s’effacent d’ailleurs devant la masse des fortunes moyennes : ces exemples, dont le scandale révolte le travail et fait murmurer l’indigence, mais dont la punition se fait rarement attendre, confirment la théorie. Le propriétaire qui, méconnaissant sa mission, vit seulement pour détruire sans prendre aucune part à la gestion de ses biens, ne tarde pas à se repentir de son indolence ; comme il ne met rien à l’épargne, bientôt il emprunte, il s’endette, il perd la propriété, et tombe à son tour dans la misère. La Providence outragée se venge à la fin d’une manière cruelle. J’ai vu des fortunes se faire et d’autres se défaire : et j’ai toujours observé que c’est un travail presque aussi difficile de conserver la propriété que de l’acquérir ; que cette conservation implique abstinence et économie, et qu’en définitive le sort du propriétaire, bon administrateur et sage économe, n’est guère au-dessus de celui du travailleur qui, à égalité de revenu, joint le même esprit de prévoyance et d’ordre. Consommation intégrale de la rente et conservation de la propriété sont choses qui s’excluent : pour conserver, le propriétaire est forcé d’épargner, de capitaliser et de s’ëtendre, c’est-à-dire de fournir toujours plus d’espace et de latitude au travail, en autres termes, de lui rendre en capitaux ce qu’il en reçoit en produits. Dans les prévisions du législateur, le propriétaire n’est pas plus digne d’envie que de pitié ; et l’homme qui sait se rendre utile, qui comprend que le travail fait partie intégrante de notre bien-être et que toute consommation abusive et désordonnée traîne à sa suite douleur et remords, qui voit la propriété, passant de main en main, accomplir sa loi sans égard pour le propriétaire qu’elle tue aussitôt qu’il lui est infidèle ; cet homme, dis-je, s’il ne considère en soi que le consommateur et n’aspire qu’à la justice, ne désire ni ne regrette la propriété.

C’est le mauvais usage de la rente qui, bien plus que les barbares, a perdu la société romaine et dépeuplé l’Italie. C’est cet abus qui a préparé au moyen âge la dépossession de la noblesse, dont le crédit fut ensuite l’instrument. C’est encore la même inintelligence de la propriété qui opère tous les jours tant de ruines, et transporte incessamment de l’un à l’autre la propriété. Ainsi, dès le premier moment de son évolution, la théorie de la rente acquiert une certitude mathématique inéluctable : la loi est impérieuse, malheur à qui ne sait la reconnaître ! La rente comme l’hérédité est fondée en raison et en droit : ce n’est point un privilège qu’il faut songer à détruire, c’est une fonction qu’il s’agit de rendre universelle. Les abus de consommation qu’on lui reproche, et dont elle n’est que le moyen, ne peuvent lui être attribués : ils viennent du libre arbitre de l’homme, et tombent sous le blâme du moraliste ; l’économie sociale n’a point à s’en occuper. Le désordre ici accuse l’homme : l’institution est irréprochable.

Nous touchons la seconde face de la question.

Si la rente est l’honoraire de la propriété, elle est une exaction sur la culture ; car, en conférant une rétribution sans travail, elle déroge à tous les principes de l’économie sociale sur la production, la répartition et l’échange. L’origine de la rente, comme de la propriété, est, pour ainsi dire, extra-économique : elle réside dans des considérations de psycologie et de morale, qui ne tiennent que de fort loin à la production de la richesse ; qui même renversent la théorie de la richesse ; c’est un pont jeté sur un autre monde en faveur du propriétaire, et sur lequel il est défendu au colon de le suivre. Le propriétaire est un demi-dieu ; le colon n’est toujours qu’un homme.

C’est là, c’est dans cette opposition logique, ainsi que nous le démontrerons plus tard, qu’est le véritable abus, la contradiction inhérente à la propriété. Mais, comme nous l’avons appris, cette contradiction est l’annonce d’une conciliation prochaine ; et c’est ce que nous allons prouver en anticipant d’une période ou deux sur l’histoire, et faisant immédiatement connaître la destination ultérieure de la rente.

Puisque, dans l’adjudication faite au propriétaire par la société d’un revenu perpétuel, l’intérêt du maître est en sens inverse de celui du fermier, de même que la valeur en échange est en sens inverse de la valeur utile, il s’ensuit que la rente à payer au propriétaire s’étabit par une série d’oscillations, qui toutes doivent se résoudre en une formule d’équilibre. Qu’est-ce donc, au point de vue supérieur de l’institution, que le fermier doit au propriétaire ? quelle doit être la quotité de la rente ? Car il appert déjà que le problème de la rente n’est toujours, sous une forme nouvelle, que le problème de la valeur.

La théorie de Ricardo répond à cette question.

Au début de la société, lorsque l’homme, nouveau sur la terre, n’avait devant lui que l’immensité des forêts, que la terre était vaste, et que l’industrie commençait à naître, la rente dut être nulle. La terre, non encore façonnée par le travail, était objet d’utilité ; ce n’était pas une valeur d’échange. Elle était commune, non sociale. Peu à peu la multiplication des familles et le progrès de l’agriculture firent sentir le prix de la terre. Le travail vint donner au sol sa valeur : de là naquit la rente. Plus, avec la même quantité de services, un champ put rendre de fruits, plus il fut estimé : aussi la tendance des propriétaires fut-elle toujours de s’attribuer la totalité des produits du sol, moins le salaire du fermier, c’est-à-dire, moins les frais de production.

Ainsi la propriété vient à la suite du travail pour lui enlever tout ce qui, dans le produit, dépasse les frais réels. Le propriétaire remplissant un devoir mystique et représentant vis-à-vis du colon la communauté, le fermier n’est plus, dans les prévisions de la Providence, qu’un travailleur respon<able, qui doit rendre compte à la société de tout ce qu’il recueille en sus de son salaire légitime ; et les systèmes de fermage et métayage, baux à cheptel, baux emphytéotiques, etc., sont les formes oscillatoires du contrat qui se passe alors, au nom de la société, entre le propriétaire et le fermier. La rente, comme toutes les valeurs, est assujettie à l’offre et à la demande ; mais, comme toutes les valeurs aussi, la rente a sa mesure exacte, laquelle s’exprime, au bénéfice du propriétaire et au préjudice du laboureur, par la totalité du produit, déduction faite des frais de production.

Par essence et destination, la rente est donc un instrument de justice distributive, l’un des mille moyens que le génie économique met en œuvre pour arriver à l’égalité. C’est un immense cadastre exécuté contradictoirement par les propriétaires et fermiers, sans collusion possible, dans un intérêt supérieur, et dont le résultat définitif doit être d’égaler la possession de la terre entre les exploiteurs du sol et les industriels. La rente, en un mot, est cette loi agraire tant désirée, qui doit rendre tous les travailleurs, tous les hommes, possesseurs égaux de la terre et de ses fruits. Il ne fallait pas moins que cette magie de la propriété pour arracher au colon l’excédant de produit qu’il ne se peut empêcher de regarder comme sien, et dont il se croit exclusivement l’auteur. La rente, ou pour mieux dire la propriété, a brisé l’égoïsme agricole et créé une solidarité que nulle puissance, nul partage de la terre n’aurait fait naître. Par la propriété, l’égalité entre tous les hommes devient définitivement possible ; la rente opérant entre les individus comme la douane entre les nations, toutes les causes, tous les prétextes d’inégalité disparaissent, et la société n’attend plus que le levier qui doit donner l’impulsion à ce mouvement. Comment au propriétaire mythologique succédera le propriétaire authentique ? Comment, en détruisant la propriété, les hommes deviendront-ils tous propriétaires ? Telle est désormais la question à résoudre, mais question insoluble sans la rente.

Car le génie social ne procède point à la façon des idéologues et par des abstractions stériles ; il ne s’inquiète ni d’intérêts dynastiques, ni de raison d’état, ni de droits électoraux, ni de théories représentatives, ni de sentiments humanitaires ou patriotiques. Il personnifie ou réalise toujours. ses idées : son système se développe en une suite d’incarnations et de faits, et pour constituer la société, il s’adresse toujours à l’individu. Après la grande époque du crédit, il fallait rattacher l’homme à la terre : le génie social institue la propriété. Il s’agissait ensuite d’exécuter le cadastre du globe : au lieu de publier à son de trompe une opération collective, il met aux prises les intérêts individuels, et de la guerre du colon et du rentier résulte pour la société le plus impartial arbitrage. A présent, l’effet moral de la propriété obtenu, reste à faire la distribution de la rente. Gardez-vous de convoquer des assemblées primaires, d’appeler vos orateurs et vos tribuns, de renforcer votre police, et, par cet appareil dictatorial, d’effaroucher le monde. Une simple mutualité d’échange, aidée de quelques combinaisons de banque, suffira… Aux grands effets les plus simples moyens : c’est la loi suprême de la société et de la nature.

La propriété est le monopole élevé à sa deuxième puissance ; c’est, comme le monopole, un fait spontané, nécessaire, universel. Mais la propriété a la faveur de l’opinion, tandis que le monopole est regardé avec mépris : nous pouvons juger, par ce nouvel exemple, que comme la société s’établit par la lutte, de même la science ne marche que poussée par la controverse. C’est ainsi que la concurrence a été tour à tour exaltée et bafouée ; que l’impôt, reconnu nécessaire par les économistes, déplaît pourtant aux économistes ; que le prêt à intérêt a été successivement condamné et applaudi ; que la balance du commerce, les machines, la division du travail ont excité tour à tour l’approbation et la malédiction publique. La propriété est sacrée, le monopole est flétri : quand verrons-nous la fin de nos préjugés et de nos inconséquences ?


§ III. — Comment la propriété se déprave.


Par la propriété, la société a réalisé une pensée utile, louable, d’ailleurs fatale : je vais prouver qu’en obéissant à une nécessité invincible, elle s’est jetée dans une hypothèse impossible. Je crois n’avoir oublié ou affaibli aucun des motifs qui ont présidé à l’établissement de la propriété ; j’ose dire même que j’ai donné à ces motifs un ensemble et une évidence jusqu’à ce moment inconnus. Que le lecteur supplée, du reste, ce qu’involontairement j’aurais pu omettre : j’accepte d’avance toutes ses raisons, et ne me propose nullement d’y contredire. Mais qu’ensuite il me dise, la main sur la conscience, ce qu’il trouve à répliquer à la contre-épreuve que je vais faire.

Sans doute la raison collective, obéissant à l’ordre du destin qui lui prescrivait, par une série d’institutions providentielles, de consolider le monopole, a fait son devoir ; sa conduite est irréprochable, et je ne l’accuse pas. C’est le triomphe de l’humanité de savoir reconnaître ce qu’il y a en elle de fatal, comme le plus grand effort de sa vertu est de savoir s’y soumettre. Si donc la raison collective, en instituant la propriété, a suivi sa consigne, elle ne mérite point de blâme : sa responsabilité est à couvert.

Mais cette propriété, que la société, forcée et contrainte, si j’ose ainsi dire, a mise au jour, qui nous garantit qu’elle durera ? Ce n’est point la société, qui l’a conçue d’en-haut, et n’a pu y ajouter, retrancher ou modifier quoi que ce soit. En la conférant à l’homme, elle a laissé à la propriété ses qualités et ses défauts ; elle n’a pris aucune précaution ni contre ses vices constitutifs, ni contre les forces supérieures qui peuvent la détruire. Si la propriété en elle-même est corruptible, la société n’en sait rien, elle n’y peut rien. Si cette propriété est exposée aux attaques d’un principe plus puissant, la société n’y peut pas davantage. Comment, en effet, la société remédierait-elle au vice propre de la propriété, puisque la propriété est fille du destin ? et comment la protégerait-elle contre une idée plus haute, alors qu’elle-même ne subsiste que par la propriété, ne conçoit rien au-dessus de la propriété ?

Voici donc quelle est la théorie propriétaire.

La propriété est de nécessité providentielle ; la raison collective l’a reçue de Dieu et l’a donnée à l’homme. Que si maintenant la propriété est corruptible de sa nature, ou attaquable par force majeure, la société est irresponsable ; et quiconque, armé de cette force, se présentera pour combattre la propriété, la société lui doit soumission et obéissance.

Il s’agit donc de savoir, d’abord, si la propriété est en soi chose corruptible et qui donne prise à la destruction ; en second lieu, s’il existe quelque part, dans l’arsenal économique, un instrument qui la puisse vaincre.

Je traiterai la première question dans ce paragraphe ; nous chercherons ultérieurement quel est l’ennemi qui menace d’engloutir la propriété.

La propriété est le droit d’user et d’abuser, en un mot le despotisme. Non pas que le despote soit présumé avoir jamais l’intention de détruire la chose : ce n’est pas là ce qu’il faut entendre par droit d’user et d’abuser. La destruction pour la destruction ne se préjuge point de la part du propriétaire ; on suppose toujours, quelque usage qu’il fasse de son bien, qu’il y a pour lui motif de convenance et d’utilité. Par abus, le législateur a voulu dire que le propriétaire a le droit de se tromper dans l’usage de ses biens, sans qu’il puisse jamais être recherché pour ce mauvais usage, sans qu’il soit responsable devant personne de son erreur. Le propriétaire est toujours censé agir dans son plus grand intérêt ; et c’est afin de lui laisser plus de liberté dans la poursuite de cet intérêt, que la société lui a conféré le droit d’user et d’abuser de son monopole. Jusque-là donc le domaine de propriété est irrépréhensible.

Mais rappelons-nous que ce domaine n’a pas été concédé seulement au respect de l’individu : il existe, dans l’exposé des motifs de la concession, des considérations toutes sociales ; le contrat est synallagmatique entre la société et l’homme. Cela est tellement vrai, tellement avoué même des propriétaires, que toutes les fois qu’on vient attaquer leur privilège, c’est au nom et seulement au nom de la société qu’ils le défendent.

Or, le despotisme propriétaire donne-t-il satisfaction à la société ? Car s’il en était autrement, la réciprocité étant illusoire, le pacte serait nul, et tôt ou tard ou la propriété ou la société périrait. Je réitère donc ma demande. Le despotisme propriétaire remplit-il son obligation envers la société ? le despotisme propriétaire use-t-il en bon père de famille ? est-il, par son essence, juste, social, humain ? Voilà la question.

Et c’est à quoi je réponds sans craindre de démenti :

S’il est indubitable, au point de vue de la liberté individuelle, que la concession de la propriété ait été nécessaire ; au point de vue juridique, la concession de la propriété est radicalement nulle, parce qu’elle implique de la part du concessionnaire certaines obligations qu’il lui est facultatif de remplir ou de ne remplir pas. Or, en vertu du principe que toute convention fondée sur l’accomplissement d’une condition non obligatoire n’oblige pas, le contrat tacite de propriété, passé entre le privilégié et l’état, aux fins que nous avons précédemment établies, est manifestement illusoire ; il s’annulle par la non-réciprocité, par la lésion d’une des parties. Et comme, en fait de propriété, l’accomplissement de l’obligation ne peut être exigible sans que la concession elle-même soit par cela seul révoquée, il s’ensuit qu’il y a contradiction dans la définition et incohérence dans le pacte. Que les contractants, après cela, s’obstinent à maintenir leur traité, la force des choses se charge de leur prouver qu’ils font œuvre inutile : malgré qu’ils en aient, la fatalité de leur antagonisme ramène entre eux la discorde.

Tous les économistes signalent les inconvénients pour la production agricole du morcellement du territoire. D’accord en cela avec les socialistes, ils verraient avec joie une exploitation d’ensemble qui, opérant sur une large échelle, appliquant les procédés puissants de l’art et faisant d’importantes économies sur le matériel, doublerait, quadruplerait peut-être le produit. Mais le propriétaire, Veto, dit-il, je ne veux pas. Et comme il est dans son droit, connue personne au monde ne sait le moyen de changer ce droit autrement que par l’expropriation, et que l’expropriation c’est le néant, le législateur, l’économiste, le prolétaire, reculent avec effroi devant l’inconnu, et se contentent de saluer de loin les moissons promises. Le propriétaire est, par caractère, envieux du bien public : il ne pourrait se purger de ce vice, qu’en perdant la propriété.

La propriété fait donc obstacle au travail et à la richesse, obstacle à l’économie sociale : il n’y a plus guère que les économistes et les gens de loi que cela étonne. Je cherche comment je pourrais le leur faire entrer dans l’esprit d’un seul coup, sans phrases…

N’est-il pas vrai que nous sommes pauvres, n’ayant chacun que cinquante-six centimes et demi à dépenser par jour ?

— Oui, c’est la réponse de M. Chevalier. N’est-il pas vrai qu’un meilleur système agricole économiserait neuf dixièmes sur les frais de matériel, et donnerait quadruple produit ? — Oui, c’est la réponse de M. Arthur Young.

N’est-il pas vrai qu’il y a en France six millions de propriétaires, onze millions de cotes foncières, et cent vingt-trois millions de parcelles de terrain ? — Oui, c’est la réponse de M. Dunoyer.

Donc il s’en faut de six millions de propriétaires, onze millions de cotes foncières, et cent vingt-trois millions de parcelles, que l’ordre ne règne dans l’agriculture, et qu’au lieu de 56 centimes et demi par tête et par jour nous ayons 2 fr. 25 c, ce qui nous rendrait tous riches.

Et pourquoi ces cent quarante millions d’oppositions à la richesse publique ? Farce que le concert dans le travail détruirait le charme de la propriété ; parce que hors de la propriété notre œil n’a rien vu, notre oreille rien entendu, notre cœur rien compris ; parce qu’enfin nous sommes propriétaires.

Supposons que le propriétaire, par une libéralité chevaleresque, cède à l’invitation de la science, permette au travail d’améliorer et multiplier ses produits. Un bien immense en résultera pour les journaliers et campagnards, dont les fatigues, réduites de moitié, se trouveront encore, par l’abaissement du prix des denrées, payées double. Mais le propriétaire : Je serais bien sot, dit-il, d’abandonner un bénéfice si net ! Au lieu de cent journées de travail, je n’en payerai plus que cinquante : ce n’est pas le prolétaire qui profitera, c’est moi. — Mais alors, observez-vous, le prolétaire sera encore plus malheureux qu’auparavant, puisqu’il chômera une fois plus. — Cela ne me regarde pas, réplique le propriétaire. J’use de mon droit. Que les autres achètent du bien, s’ils peuvent, ou qu’ils aillent autre part chercher fortune, fussent-ils des milliers et des millions !

Tout propriétaire nourrit, au fond du cœur, cette pensée homicide. Et comme par la concurrence, le monopole et le crédit, l’invasion s’étend toujours, les travailleurs se trouvent incessamment éliminés du sol : la propriété est la dépopulation de la terre.

Ainsi donc la rente du propriétaire, combinée avec les progrès de l’industrie, change en abîme la fosse creusée sous les pieds du travailleur par le monopole ; le mal s’aggrave avec le privilège. La rente du propriétaire n’est plus le patrimoine des pauvres, je veux dire cette portion du produit agricole qui reste après que les frais de culture ont été acquittés, et qui devait servir toujours comme d’une nouvelle matière d’exploitation au travail, d’après cette belle théorie qui nous montre le capital accumulé comme une terre sans cesse offerte à la production, et qui, plus on la travaille, plus elle semble s’étendre. La rente est devenue pour le propriétaire le gage de sa lubricité, l’instrument de ses solitaires jouissances. Et notez que le propriétaire qui abuse, coupable devant la charité et la morale, demeure sans reproche devant la loi, inattaquable en économie politique. Manger son revenu ! quoi de plus beau, de plus noble, de plus légitime ? Dans l’opinion du peuple comme dans celle des grands, la consommation improductive est la vertu par excellence du propriétaire. Tous les embarras de la société proviennent de cet égoïsme indélébile.

Pour faciliter l’exploitation du sol, et mettre les différentes localités en rapport, une route, un canal est nécessaire. Déjà le tracé est fait ; on sacrifiera une lisière de ce côté, une languette de l’autre ; quelques hectares de mauvais terrain, et la voie est ouverte. Mais le propriétaire : Je ne veux pas, s’écrie-t-il de sa voix retentissante ; et devant ce formidable veto, le préteur autrefois n’osait passer outre. Pourtant, à la fin, l’état a osé répliquer, Je veux ! Mais que d’hésitations, que de frayeurs, quel trouble, avant de prendre cette résolution héroïque ! que d’arbitrages ! que de procès ! Le peuple a payé cher ce coup d’autorité, dont les promoteurs furent encore plus étourdis que les propriétaires. Car il venait de s’établir un précédent dont les conséquences paraissaient incalculables ! … On se promit qu’après avoir passé ce Rubicon les ponts seraient rompus, qu’on s’en tiendrait là. Faire violence à la propriété, quel présage ! L’ombre de Spartacus eût paru moins terrible.

Dans les profondeurs d’un sol naturellement peu fertile, le hasard, et puis la science, née du hasard, découvrent des trésors de combustible. C’est un présent gratuit de la nature, déposé sous le sol de l’habitation commune, et dont chacun a droit de réclamer sa part. Mais arrive le propriétaire, le propriétaire à qui la concession du sol a été faite seulement en vue de la culture. Vous ne passerez pas, dit-il ; vous ne violerez pas ma propriété ! À cette sommation inattendue, grand débat parmi les doctes. Les uns disent que la mine n’est pas la même chose que la terre arable, et doit appartenir à l’état ; les autres soutiennent que le propriétaire a la propriété du dessus et du dessous, Cujus est solum, ejus est usque ad inferos. Car si le propriétaire, nouveau cerbère préposé à la garde des sombres royaumes, peut mettre l’interdit sur l’entrée, le droit de l’état n’est qu’une fiction. Il faudrait revenir à l’expropriation : où cela mènerait-il ? L’état cède : « Affirmons-le hardiment, dit-il par la bouche de M. Dunoyer, appuyé de M. Troplong ; il n’est pas plus juste et plus raisonnable de dire que les mines sont la propriété de la nation, qu’il ne l’était autrefois de prétendre qu’elles étaient la propriété du roi. Les mines font essentiellement partie du sol. C’est avec uu parfait bon sens que la loi commune a dit que la propriété du dessus implique celle du dessous ? Où fetait-on cesser, en effet, la séparation ? »

M. Dunoyer est en peine pour peu de chose. Qui donc empêche de séparer la mine de la superficie, de même qu’on sépare quelquefois, dans une succession, le rez-de-chaussee du premier étage ? C’est ce que font très-bien les propriétaires des terrains houillers dans le département de la Loire, où la propriété des tréfonds a été presque partout séparée de la propriété superficiaire, et s’est transformée en une espèce de valeur circulante comme les actions d’une société anonyme. Qui empêche encore de regarder la mine comme une terre nouvelle pour laquelle il faut un chemin de défruitement ?… Mais quoi ! Napoléon, l’inventeur du juste-milieu, le prince des doctrinaires, l’a voulu autrement ; le conseil d’état, M. Troplong et M. Dunoyer applaudissent : il n’y a plus à revenir. Une transaction a eu lieu sous je ne sais quelles insignifiantes réserves ; les propriétaires ont été nantis par la munificence impériale : comment ont-ils reconnu cette faveur ?

J’ai eu plus d’une fois déjà l’occasion de parler de la coalition des mines de la Loire. J’y reviens pour la dernière fois. Dans ce département, le plus riche du royaume en gisements houillers, l’exploitation fut d’abord conduite de la manière la plus dispendieuse et la plus absurde. L’intérêt des mines, celui des consommateurs et des propriétaires, exigeait que l’extraction fût faite avec ensemble : Nous ne voulons pas, ont répété pendant je ne sais combien d’années les propriétaires. Et ils se sont fait une concurrence horrible, dont la dévastation des mines a payé les premiers frais. Étaient-ils dans leur droit ? si fort, qu’on va voir l’état trouver mauvais qu’ils en soient sortis.

Enfin les propriétaires, du moins la plupart, sont parvenus à s’entendre : ils s’associent. Sans doute ils ont cédé à la raison, à des motifs de conservation, de bon ordre, d’intérêt général autant que privé. Dorénavant, les consommateurs auront le combustible à bon marché, les mineurs un travail régulier et le salaire garanti. Quel tonnerre d’acclamations dans le public ! quels éloges dans les académies ! que de décorations pour ce beau dévouement ! On ne s’informera pas si la réunion est conforme au texte et à l’esprit de la loi, qui défend de réunir les concessions ; on ne verra que l’avantage de la réunion, et l’on saura bien prouver que le législateur n’a ni voulu, ni pu vouloir autre chose que le bien-être du peuple : Salus populi suprema lex esto.

Déception ! D’abord, ce n’est pas la raison que suivent les propriétaires en se coalisant : ils ne se soumettent qu’à la force. A mesure que la concurrence les abîme, ils se rangent du côté du vainqueur, et accélèrent par leur masse croissante la déroute des dissidents. Puis, l’association se constitue en un monopole collectif : le prix de la marchandise augmente, voilà pour la consommation ; le salaire est réduit, voilà pour le travail. Alors, le public se plaint ; le législateur songe à intervenir ; le ciel menace d’un coup de foudre ; le parquet invoque l’article 419 du Code pénal qui défend les coalitions, mais qui permet à tout monopoleur de s’associer, et ne prescrit aucune mesure pour le prix des marchandises ; l'admmistration fait appel à la loi de 1810 qui, voulant favoriser l’exploitation, tout en divisant les concessions, est plutôt favorable que contraire à l’unité ; et les avocats prouvent par mémoires, arrêts, arguments, ceux-ci que la coalition est dans son droit, ceux-là que la coalition n’est pas dans son droit. Cependant le consommateur se dit : Est-il juste que je paye les frais de l’agiotage et de la concurrence ? est-il juste que ce qui a été donné pour rien au propriétaire dans mon plus grand intérêt me revienne si cher ? Qu’on établisse un tarif ! Nous n’en voulons pas, répondent les propriétaires. Et je défie l’état de vaincre leur résistance autrement que par un coup d’autorité, ce qui est ne rien résoudre ; ou bien par une indemnité, ce qui est abandonner tout.

La propriété est insociale, non-seulement dans la possession, mais aussi dans la production. Maîtresse absolue des instruments de travail, elle ne rend que des produits imparfaits, frauduleux, détestables. Le consommateur n’est plus servi, il est volé pour son argent. — N’auriez-vous su, dit-on au propriétaire rural, attendre quelques jours de cueillir ces fruits, émonder ce blé, sécher ce foin, ne point mettre d’eau dans ce lait, rincer vos futailles, soigner davantage vos récoltes, embrasser moins et faire mieux ? Vous êtes surchargé : remettez une partie de vos héritages. — Quelque sot ! répond d’un air narquois le propriétaire. Vingt arpents mal façonnés rendent toujours plus que dix qui prendraient autant de temps, et doubleraient les frais. Avec votre système, la terre nourrirait une fois plus d’hommes : mais que me fait qu’il y ait plus d’hommes ? il s’agit de mon revenu. Quant à la qualité de mes produits, ils seront toujours assez bons pour ceux qui les mangent. Vous vous croyez habile, mon cher conseiller, et vous n’êtes qu’un enfant. A quoi servirait d’être propriétaire, si l’on ne vendait que ce qui mérite d’être porté à la vente, et à juste prix encore ?… Je ne veux pas.

Eh bien, direz-vous, que la police fasse son devoir !… La police ! vous oubliez que son action commence juste quand le mal est accompli. La police, au lieu de surveiller la production, inspecte le produit : après avoir permis au propriétaire de cultiver, récolter, fabriquer sans conscience, elle se présente pour faire main-basse sur les fruits verts, répandre les terrines de lait mélangé, les tonneaux de bière et de vin sophistiqués, jeter à la voirie les viandes prohibées : le tout aux applaudissements des économistes et de la populace, qui veulent qu’on respecte la propriété, mais ne souffrent pas que l’échange soit libre. Hé, barbares ! c’est la misère du consommateur qui provoque le débit de ces impuretés. Pourquoi, si vous ne pouvez empêcher le propriétaire de mal agir, empêchez-vous le pauvre de mal vivre ? Ne vaut-il pas mieux qu’il ait la colique que de mourir de faim ?

Dites à cet industriel que c’est une chose lâche, immorale, de spéculer sur la détresse du pauvre, sur l’inexpérience d’enfants et de jeunes filles : il ne vous comprendra seulement pas. Prouvez-lui que par une surproduction téméraire, par des entreprises mal calculées, il compromet, avec sa propre fortune, l’existence de ses ouvriers ; que si son intérêt ne le touche, celui de tant de familles, groupées autour de lui, mérite considération ; que par l’arbitraire de ses faveurs il crée autour de lui le découragement, la servilité, la haine. Le propriétaire s’offense : Ne suis-je pas le maître ? dit-il en parodiant la légende ; et parce que je suis bon pour quelques-uns, prétendez-vous faire de ma bonté un droit pour tous ? Faut-il que je rende compte à qui doit m’obéir ? Cette maison est la mienne ; ce qu’il convient que je fasse pour la direction de mes affaires, moi seul en suis juge. Est-ce que mes ouvriers sont mes esclaves ? Si mes conditions leur déplaisent, et qu’ils trouvent mieux, qu’ils aillent ! Je serai le premier à leur faire compliment. Très-excellents philanthropes, qui donc vous empêche d’ouvrir des ateliers ? Faites, donnez l’exemple ; au lieu de cette vie délicieuse que vous menez en prêchant la vertu, montez une fabrique, mettez-vous à l’œuvre. Qu’on voie enfin par vous l’association sur la terre ! Quant à moi je repousse de toutes mes forces une telle servitude. Des associés ! plutôt la banqueroute, plutôt la mort !

Ainsi la propriété sépare l’homme de l’homme cent fois plus que ne faisait le monopole. Le législateur, dans une vue éminemment sociale, avait cru devoir donner à la possession de plus fortes garanties : et il se trouve qu’il a enlevé au travailleur jusqu’à l’espérance, en garantissant au monopoleur, à perpétuité, le fruit quotidien de ses rapines. Quel grand propriétaire n’abuse de sa force pour contraindre le petit ? Quel savant, constitué en dignité, ne retire un lucre de son influence et de son patronage ? Quel philosophe, accrédité dans les conseils, ne trouve moyen, sous prétexte de traduction, révision ou commentaire, de lever impôt sur la philosophie ? Quel inspecteur d’écoles n’est marchand d’abécédaires ? L’économie politique est-elle pure de tout commerce d’actions, et la religion de toute simonie ? J’ai eu l’honneur d’être chef d’imprimerie, et je vendais la douzaine de catéchismes, cinq feuilles in-12, trente sous. Depuis, l’évêque du lieu s’est attribué le monopole des livres de religion, et le prix du catéchisme est monté de quinze centimes à quarante : monseigneur réalise chaque année, sur ce seul article, un bénéfice net de 50, 000 fr. Telle question n’a été mise au concours par l’académie que pour donner l’occasion d’un triomphe à monsieur tel ; telle composition n’a obtenu le prix que parce qu’elle venait de monsieur tel, professant les bonnes doctrines, c’est-à-dire exerçant l’art de la flagornerie auprès de messieurs tels, tels, tels. La science titrée barre le chemin à la science roturière ; le chêne oblige le roseau à lui faire la révérence ; la religion et la morale s’exploitent par privilège, comme le plâtre et la houille ; le privilège atteint jusqu’aux prix de vertu, et les couronnes décernées au théâtre Mazarin, pour l’encouragement de la jeunesse et le progrès de la science, ne sont plus que l’insigne de la féodalité académique.

Et tous ces abus d’autorité, ces concussions, ces vilenies, proviennent, non de l’abus illégal, mais de l’usage légal, très-légal de la propriété. Sans doute le fonctionnaire dont le contrôle est requis pour le libre écoulement d’une marchandise, ou l’acceptation d’une fourniture, n’a pas le droit de trafiquer de ce contrôle. Aussi n’est-ce point ainsi qu’ils s’y prennent. Un pareil acte répugnerait à la vertu des agents de l’autorité, tomberait sous la vindicte du Code pénal, et je ne m’en occuperais pas. Mais on conviendra que celui qui approuve, no peut rien approuver de mieux que ce qu’il sait faire, puisque son approbation est nécessairement en raison de ses moyens. Or, comme il n’est point interdit aux inspecteurs et contrôleurs de l’autorité de faire par eux-mêmes ce qu’ils sont chargés d’approuver chez les autres, et à plus forte raison de prendre part et de s’intéresser à ce qui doit être soumis à leur approbation, et comme en toute espèce de service, le salaire et le bénéfice sont légitimes, il s’ensuit que la mission attribuée, par exemple, à l’université et aux évêques, d’approuver ou désapprouver certains ouvrages, constitue au profit des évêques et des universitaires un monopole. Et si la loi, se contredisant elle-même, prétend l’empêcher, plus puissante que la loi, la force des choses le ramène sans cesse, et au lieu d’un gouvernement, nous n’avons plus que la vénalité et la fiction…

Un pauvre ouvrier ayant sa femme en mal d’enfant, la sage-femme, au désespoir, fut réclamer l’assistance d’un médecin. — Il faut 200 fr., dit le docteur, ou je ne bouge. — Mon Dieu ! repartit l’ouvrier, mon ménage ne vaut pas 200 fr. ; il faudra donc que ma femme meure, ou bien que nous allions tout nus, son enfant, elle et moi !

Cet accoucheur, que Dieu réjouisse ! était pourtant un digne homme, bienveillant, mélancolique et doux, membre de plusieurs sociétés savantes et charitables : sur sa cheminée un bronze d’Hippocrate, refusant les présents d’Artaxerce. Il était incapable de chagriner un enfant, et se serait sacrifié pour sont chat. Son refus ne venait pas de dureté : c’était tactique. Pour un médecin qui entend les affaires, le dévouement n’a qu’une saison : la clientèle acquise, la réputation une fois faite, on se réserve pour les riches payants, et, sauf les occasions d’apparat, on écarte les indiscrets. Où en serait-on, s’il fallait comme cela guérir les malades à tort et à travers ? Le talent, la réputation, sont des propriétés précieuses, qu’il faut exploiter, non gaspiller.

Le trait que je viens de citer est des plus bénins ; que d’horreurs, si je pénétrais à fond cette matière médicale ! Qu’on ne me dise pas qu’il est des exceptions : j’excepte tout le monde. Je fais la critique de la propriété, non des hommes. La propriété, dans Vincent de Paul comme dans Harpagon, est toujours atroce ; et jusqu’à ce que le service de la médecine soit organisé, il en sera du médecin comme du savant, comme de l’avocat, comme de l’artiste : ce sera un être dégradé par son propre titre, par le titre de propriétaire.

C’est ce que ne comprit pas ce juge, trop homme de bien pour son temps, qui, cédant à l’indignation de sa conscience, s’avisa un jour d’exprimer un blâme public sur la corporation des avocats. C’était une chose immorale, suivant lui, scandaleuse, que la facilité avec laquelle ces messieurs accueillent toutes sortes de causes. Si ce blâme, parti de haut, avait été soutenu et commenté par la presse, c’était fait peut-être du métier d’avocat. Mais l’honorable compagnie ne pouvait périr par un blâme, pas plus que la propriété ne peut mourir d’une diatribe, pas plus que la presse ne peut crever de son propre venin. D’ailleurs, la magistrature n’est-elle pas solidaire de la corporation des avocats ? n’est-elle pas, comme celle-ci, instituée par et pour la propriété ? Que deviendrait Perrin-Dandin, s’il lui était interdit de juger ? et sur quoi plaiderait-on, sans la propriété ? L’ordre des avocats s’est donc soulevé ; le journalisme, l’avocasserie de plume, est venu au secours de l’avocasserie de paroles ; l’émeute est allée grondant et grossissant jusqu’à ce que l’imprudent magistrat, organe involontaire de la conscience publique, eût fait amende honorable au sophisme, et rétracté a vérité qui par lui s’était fait jour spontanément.

Un jour, un ministre annonce qu’il va réformer le notariat. — Nous ne voulons pas qu’on nous réforme, s’écrient les tabellions. Nous ne sommes pas les hommes de la chicane ; parlez aux avocats. Le notaire est, par excellence, l’homme probe et sans reproche. Étranger à l’usure, gardien des dépôts, interprète fidèle de la volonté des mourants, arbitre impartial dans tous les contrats, son étude est le sanctuaire de la propriété. Et c’est en lui que la propriété serait violée ! Non, non… — Et le gouvernement, dans la personne de son ministre, en eut le démenti.

Je voudrais, dit timidement un autre, rembourser les créanciers auxquels je paye 5 p. 100 d’intérêts, et les remplacer par d’autres à qui je ne payerais que 4. — Y pensez-vous, hurlent avec effroi les rentiers ? Les intérêts dont vous parlez sont des rentes ; ils ont été constitués comme rentes ; et quand vous proposez de les réduire, c’est comme si vous proposiez une expropriation sans indemnité. Expropriez, si cela vous plaît ; mais il faut une loi, plus l’indemnité préalable. Quoi donc ! quand il est notoire que l’argent perd continuellement de sa valeur ; quand 10,000 francs de rente aujourd’hui ne valent pas plus que 8,000 au temps de l’inscription ; quand, par une conséquence irréfutable, ce serait au rentier, dont la propriété diminue tous les jours, à demander une augmentation de revenu, afin de conserver sa rente, puisque cette rente ne représente pas un capital métallique, mais un immeuble, c’est alors qu’on parle de conversion ! La conversion, c’est la banqueroute ! Et le gouvernement, convaincu, d’une part, qu’il avait le droit, ainsi que tout débiteur, de se libérer par le remboursement, mais incertain, d’un autre côté, sur la nature de sa dette et intimidé par la clameur propriétaire, ne sut que résoudre.

Ainsi la propriété devient plus insociale à mesure qu’elle se distribue sur un plus grand nombre de têtes. Ce qui semble devoir adoucir, humaniser la propriété, le privilège collectif, est précisément ce qui montre la propriété dans sa hideur : la propriété divisée, la propriété impersonnelle, est la pire des propriétés. Qui ne s’en aperçoit aujourd’hui que la France se couvre de grandes compagnies, plus redoutables, plus avides du butin, que les bandes fameuses dont le brave Duguesclin délivra la France !…

Gardons-nous de prendre pour association la communauté de propriété. Le propriétaire-individu peut encore se montrer accessible à la pitié, à la justice, à la honte ; le propriétaire-corporation est sans entrailles, sans remords. C’est un être fantastique, inflexible, dégagé de toute passion et de tout amour, qui agit dans le cercle de son idée comme la meule dans sa révolution écrase le grain. Ce n’est point en devenant commune que la propriété peut devenir sociale : on ne remédie point à la rage, en faisant mordre tout le monde. La propriété finira par la transformation de son principe, non par une co-participation indéfinie. Et c’est pourquoi la démocratie, que quelques hommes, aussi intraitables qu’aveugles, s’obstinent à prêcher au peuple, système de la propriété universelle, est impuissante à créer la société.

De toutes les propriétés la plus détestable est celle qui a pour prétexte le talent.

Prouvez à un artiste, par la comparaison des temps et des hommes, que l’inégalité des œuvres d’art, aux différents siècles, provient surtout des mouvements oscillatoires de la société, du changement des croyances et de l’état des esprits ; que tant vaut la société, tant vaut l’artiste ; qu’entre lui et ses contemporains il existe une communauté de besoins et d’idées, de laquelle résulte le système de leurs obligations et de leurs rapports, tellement que le mérite comme le salaire peut être toujours rigoureusement défini ; qu’un temps viendra où les règles du goût, les lois de l’invention, de la composition et de l’exécution étant découvertes, l’art perdra son caractère divinatoire et cessera d’être le privilège de quelques natures exceptionnelles : toutes ces idées vont paraître à l’artiste excessivement ridicules.

Dites-lui : Vous avez fait une statue, et vous me proposez de l’acheter. Je le veux bien. Mais cette statue, pour être vraiment statue et pour que j’en donne le prix, doit réunir certaines conditions de poésie et de plastique qu’au seul aspect je saurai découvrir, bien que je n’aie jamais vu de statue, et que je sois du tout incapable d’en faire une. Si ces conditions ne sont pas remplies, quelque difficulté que vous ayez vaincue, quelque supérieur à ma profession que paraisse votre art, vous avez fait une œuvre inutile. Votre travail ne vaut rien : il ne remplit pas le but, et ne sert qu’à exciter mes regrets en manifestant votre impuissance. Car ce n’est point une comparaison de vous à moi qu’il s’agit d’établir ; c’est une comparaison entre votre travail et votre idéal. Me demanderez-vous, après cela, à quel prix vous devez prétendre en cas de réussite ? Je vous réponds que ce prix est nécessairement proportionné à mes facultés, et déterminé comme partie aliquote de mes dépenses. Or, quelle est cette proportion ? juste l’équivalent de ce que vous aura coûté la statue.

S’il était possible que l’artiste à qui l’on tiendrait un pareil langage en sentît la force et la justesse, c’est qu’alors la raison remplacerait en lui l’imagination ; il commencerait à n’être plus artiste.

Ce qui choque particulièrement cette classe d’hommes est qu’on ose mettre à prix leurs talents. A les entendre, le poids et la mesure sont incompatibles avec la dignité de l’art : cette manie de tout marchander est le signe d’une société en décadence, dans laquelle il ne se produira plus de chefs-d’œuvre, parce qu’on ne sait pas les reconnaître. Et c’est sur quoi je voudrais éclairer l’esprit des hommes d’art, non par des raisonnements et des théories qu’ils ne pourraient suivre, mais par un fait.

A la dernière exposition, 4,200 objets d’art ont été envoyés par environ 1,800 artistes. En portant à 300 fr., en moyenne, la valeur commerciale de chacun de ces objets (statues, tableaux, portraits, gravures, etc.), on est certain de ne pas rester fort au-dessous de la vérité. Soit donc une valeur totale de 1,260,000 fr., produit de 1,800 artistes. Supposez le déboursé pour marbre, toile, dorure, cadre, modèles, études, exercices, méditations, etc., à 100 fr. en moyenne, et le travail à trois mois, reste net 840,000 fr., soit 466 fr. 63 cent, par tête pour 90 jours.

Mais si l’on réfléchit que les 4,200 articles envoyés à l’exposition, et dont-près de moitié ont été éliminés par le jury, forment, au jugement des auteurs mêmes, le meilleur et le plus beau de la production artistique pendant l’année ; qu’une grande partie de ces produits consiste en portraits, dont la récompense toute gracieuse surpasse de beaucoup le prix courant des objets d’art ; qu’une quantité considérable des valeurs exposées est restée invendue ; qu’en dehors de cette foire une foule de fabricants travaillent à des prix fort inférieurs à la mercuriale de l’exposition ; que des observations analogues s’appliquent à la musique, à la danse, et à toutes les catégories de l’art : on trouvera que le salaire moyen de l’artiste n’atteint pas 1,200 fr., et que, pour la population artistique comme pour l’industrielle, le bien-être s’exprime par la formule écrasante de M. Chevalier, cinquante-six centimes par jour et par tête.

Et comme la misère ressort davantage par le contraste, et que la fonction de l’artiste est toute de luxe, il a passé en proverbe que nulle misère n’est égale à la sienne : Si est dolor, sicut dolor meus !

Et pourquoi cette égalité devant l’économie sociale des travaux d’art et d’industrie ? C’est que hors de la proportionnalité des produits il n’est pas de richesse, et que l’art, expression souveraine de la richesse qui est essentiellement égalité et proportion, est par cela même le symbole de l’égalité et de la fraternité humaine. En vain, l’orgueil se révolte, et crée partout ses distinctions et ses privilèges : la proportion reste inflexible. Les travailleurs demeurent entre eux solidaires, et la nature se charge de punir leurs infractions. Si la société consomme en choses de luxe 5 p. 100 de son produit, elle occupera à cette production le vingtième de ses travailleurs. La part des artistes, dans la société, sera donc nécessairement égale à celle des industrieux. Quant à la répartition individuelle, la société l’abandonne aux corporations : car la société qui réalise tout par l’individu, ne fait rien pour l’individu sans son consentement. Lors donc qu’un artiste prélève pour lui seul cent parts sur la rétribution générale, il y a quatre-vingt-dix-neuf de ses confrères qui se prostituent pour lui ou qui meurent sur la paille : ce calcul est aussi certain, aussi avéré, qu’une liquidation de la bourse.

Que les artistes le sachent donc : ce n’est pas, comme ils disent, l’épicier qui marchande, c’est la nécessité même qui a fixé le prix des choses. Si, à quelques époques, les produits de l’art ont été à la hausse, comme aux siècles de Léon X, des empereurs romains et de Périclès, cela tenait à des causes spéciales de favoritisme qui ont cessé d’exister. C’était l’or de la chrétienté, le tribut des indulgences, qui payait les artistes italiens ; c’était l’or des nations vaincues, qui, sous les empereurs, payait les artistes grecs ; c’était le travail des esclaves qui les payait sous Périclès. L’égalité est venue : est-ce que les arts libéraux veulent ramener l’esclavage, et abdiquer leur nom ?

Le talent est d’ordinaire l’attribut d’une nature disgraciée, en qui l’inharmonie des aptitudes produit une spécialité extraordinaire, monstrueuse. Un homme n’ayant point de mains écrit avec son ventre, voilà l’image du talent. Aussi nous naissons tous artistes : notre âme, comme notre visage, s’éloigne toujours plus ou moins de son idéal ; nos écoles sont des établissements orthopédiques où, en dirigeant la croissance, on corrige les difformités de la nature. Voilà pourquoi l’enseignement tend de plus en plus à l’universalité, c’est-à-dire à l’équilibre des talents et des connaissances ; pourquoi aussi l’artiste n’est possible qu’entouré d’une société en communauté de luxe avec lui. En matière d’art, la société fait presque tout : l’artiste est bien plus dans le cerveau de l’amateur que dans l’être mutilé qui excite son admiration.

Sous l’influence de la propriété, l’artiste, dépravé dans sa raison, dissolu dans ses mœurs, plein de mépris pour ses confrères dont la propagande le fait seule valoir, vénal et sans dignité, est l’image impure de l’égoïsme. Chez lui le beau moral n’est qu’affaire de convention, matière à figures. L’idée du juste et de l’honnête glisse sur son cœur sans prendre racine ; et de toutes les classes de la société, celle des artistes est la plus pauvre en âmes fortes et en nobles caractères. Si l’on rangeait les professions sociales selon l’influence qu’elles ont exercée sur la civilisation par l’énergie de la volonté, la grandeur des sentiments, la puissance des passions, l’enthousiasme de la vérité et de la justice, et abstraction faite de la valeur des doctrines : les prêtres et les philosophes paraîtraient au premier rang ; viendraient après les hommes d’état et les capitaines ; puis les commerçants, les industriels, les laboureurs ; finalement, les savants et les artistes. Tandis que le prêtre, dans sa langue poétique, se regarde comme le temple vivant de Dieu ; tandis que le philosophe se dit à lui-même. Agis de telle sorte que chacune de tes actions puisse servir de modèle et de règle : l’artiste demeure indifférent à la signification de son œuvre ; il ne cherche point à personnifier en lui le type qu’il veut rendre, il s’en abstrait ; il exploite le beau et le sublime, il ne l’adore pas ; il met le Christ sur la toile, il ne le porte pas, comme saint Ignace, dans sa poitrine.

Le peuple, dont l’instinct est toujours si sûr, conserve la mémoire des législateurs et des héros ; il s’inquiète peu du nom des artistes. Longtemps même, dans sa rude innocence, il ne sent pour eux que répulsion et mépris, comme s’il avait reconnu dans ces enlumineurs de la vie humaine les instigateurs de ses vices, les complices de son oppression. Le philosophe a consigné dans ses livres cette méfiance du peuple pour les arts de luxe ; le législateur les a dénoncés au magistrat ; la religion, obéissant au même sentiment, les a frappés de ses anathèmes. L’art, c’est-à-dire le luxe, le plaisir, la volupté, ce sont les œuvres et les pompes de Satan, qui livrent le chrétien à la damnation éternelle. Et sans vouloir incriminer une classe d’hommes que la corruption générale a rendue aussi estimable qu’aucune autre, et qui après tout use de ses droits, j’ose dire que le mythe chrétien est justifié. Plus que jamais l’art est un outrage perpétuel à la misère publique, un masque à la débauche. Par la propriété ce qu’il y a de meilleur en l’homme devient incessamment ce que l’homme a de pire, corruptio optimi pessima.

Travaillez, répètent sans cesse au peuple les économistes ; travaillez, épargnez, capitalisez, devenez à votre tour propriétaires. Comme s’ils disaient : Ouvriers, vous êtes les recrues de la propriété. Chacun de vous porte dans son sac la verge qui sert à le corriger, et qui peut lui servir un jour à corriger les autres. Élevez-vous par le travail jusqu’à la propriété ; et quand vous aurez goûté de la chair humaine, vous ne voudrez plus d’autre viande, et vous réparerez vos longues abstinences.

Tomber du prolétariat dans la propriété ! de l’esclavage dans la tyrannie, c’est-à-dire, suivant Platon, toujours dans l’esclavage ! quelle perspective ! Et pourtant il le faut, la condition de l’esclave n’est plus tenable. Il faut marcher, s’affranchir du salariat, devenir capitaliste, devenir tyran ! Il le faut, entendez-vous, prolétaires ? La propriété n’est point chose d’élection dans l’humanité, c’est l’ordre absolu du destin. Vous ne serez libres qu’après vous être rachetés, par l’asservissement de vos maîtres, de la servitude qu’ils font peser sur vous.

Par un beau dimanche d’été, le peuple des grandes villes quitte sa sombre et humide demeure, et va chercher l’air vigoureux et pur de la campagne. Mais quoi ! il n’y a plus de campagne ! La terre, divisée en mille cellules closes, traversée de longues galeries, la terre ne se trouve plus ; l’aspect des champs n’existe pour le peuple des villes qu’au théâtre et au musée : les oiseaux seuls contemplent du haut des airs le paysage réel. Le propriétaire qui paye bien cher une loge sur cette terre écharpée, jouit, égoïste et solitaire, du lambeau de gazon qu’il nomme sa campagne : hormis ce coin, il est expatrié du sol comme le pauvre. Que de gens peuvent se vanter de n’avoir jamais vu leur terre natale ! Il faut aller loin, dans le désert, pour retrouver cette pauvre nature, que nous violons d’une manière brutale, au lieu de jouir, chastes époux, de ses divins embrassements.

La propriété qui devait nous rendre libres, la propriété nous fait donc prisonniers. Que dis-je ? elle nous dégrade, en nous rendant valets et tyrans les uns des autres.

Sait-on bien ce que c’est que le salariat ? Travailler sous un maître, jaloux de ses préjugés autant et plus que de son commandement ; dont la dignité consiste surtout à vouloir, sic volo, sic jubeo, et à ne s’expliquer jamais ; que souvent on mésestime, et dont on se raille ! n’avoir à soi aucune pensée, étudier sans cesse la pensée des autres, ne connaître de stimulant que le pain quotidien, et la crainte de perdre un emploi ?

Le salarié est un homme à qui le propriétaire qui loue ses services tient ce discours : Ce que vous aurez à faire ne vous touche en rien : vous n’avez point à le contrôler, vous n’en répondez pas. Toute observation vous est interdite ; nul profit pour vous à espérer hormis votre salaire, nulle chance à courir, nul blâme à craindre.

Ainsi l’on dit au journaliste : Prêtez-nous vos colonnes, et même, si cela vous convient, votre ministère. Voici ce que vous avez à dire, et voici ce que vous avez à taire. Quoi que vous pensiez de nos idées, de nos fins et de nos moyens, défendez toujours notre parti, faites valoir nos opinions. Cela ne peut vous compromettre, ne doit point vous inquiéter : le caractère du journaliste, c’est l’anonyme. Voici, pour vos honoraires, dix mille francs et cent abonnements. Cela vous va-t-il ? Et le journaliste, comme le jésuite calomniateur, répond en soupirant : Il faut que je vive !

On dit à l’avocat : Cette affaire présente du pour et du contre ; c’est une partie dont je suis décidé à courir la chance, et pour laquelle j’ai besoin d’un homme de votre profession. Si ce n’est vous, ce sera votre confrère, votre rival ; et il y a mille écus pour l’avocat si je gagne mon procès, cinq cents francs si je le perds. Et l’avocat de s’incliner avec respect, disant à sa conscience qui murmure : Il faut que je vive !

On dit au prêtre : Voici de l’argent pour trois cents messes. Vous n’avez point à vous inquiéter de la moralité du défunt : il est probable qu’il ne verra jamais Dieu, étant mort dans l’hypocrisie, les mains pleines du bien d’autrui, et chargé de la malédiction du peuple. Ce ne sont pas vos affaires : nous payons, dites toujours. Et le prêtre, levant les yeux aux ciel, Amen, dit-il, il faut que je vive.

On dit au fournisseur : Il nous faut trente mille fusils, dix mille sabres, mille quintaux de plomb, cent barils de poudre. Ce que l’on en peut faire ne vous regarde point ; il est possible que tout cela passe à l’ennemi : mais il y aura deux cent mille francs de bénéfice. C’est bien, répond le fournisseur : chacun son métier, il faut que tout le monde vive !… Faites le tour de la société ; et après avoir constaté l’absolutisme universel, vous aurez reconnu l’indignité universelle. Quelle immoralité dans ce système de valetage ! quelle flétrissure dans ce machinisme !

Plus l’homme approche de la tombe, plus le propriétaire se montre irréconciliable. C’est ce que le christianisme a figuré dans son mythe effrayant de l’impénitence finale.

Représentez à ce vieillard libidineux ou dévot que la gouvernante qu’il se propose d’avantager au préjudice de ses proches est indigne de ses soins ; que l’église est assez riche, et qu’un honnête homme n’a pas besoin de prières ; que sa parenté est pauvre, laborieuse, honnête ; qu’il y a là de braves garçons à établir, des jeunes filles à doter ; qu’en leur laissant sa fortune, il s’assure leur reconnaissance, et fait le bien de plusieurs générations ; que c’est l’esprit de la loi que les testaments servent à l’union et à la prospérité des familles. Je ne veux pas ! répond sèchement le propriétaire, et le scandale des testaments surpasse l’immoralité des fortunes. Or, essayez de modifier ce droit d’apanager et de transmettre, qui est un démembrement de l’autorité souveraine, et vous retombez à l’instant dans le monopole. Vous changez la propriété en usufruit, la rente en pension viagère ; vous remplacez le despotisme propriétaire par l’absolutisme de l’état, et alors de deux choses l’une : ou bien revenant à la propriété féodale et inaliénable, vous arrêtez la circulation des capitaux et faites rétrograder la société ; ou vous tombez dans la communauté, dans le néant.......

La contradiction propriétaire ne finit pas pour l’homme au testament, elle passe à la succession. La mort saisit le vif, dit la loi ; ainsi la funeste influence de la propriété passe du testateur à l’héritier.

Un père de famille laisse en mourant sept fils, élevés par lui dans l’antique manoir. Comment s’opérera la transmission de ses biens ? Deux systèmes se présentent, essayés tour à tour, corrigés, modifiés, mais toujours sans succès. La redoutable énigme est encore à résoudre.

Sous le droit d’aînesse, la propriété est dévolue à l’aîné : les six autres frères reçoivent un trousseau, et sont expulsés du domaine paternel. Le père mort, ils sont étrangers sur la terre, sans avoir et sans crédit. De l’aisance ils passent sans transition à la pauvreté : enfants, ils avaient dans leur père un nourricier ; frères, ils ne peuvent voir dans leur aîné qu’un ennemi… Tout a été dit contre le droit d’aînesse : voyons le revers du système.

Avec l’égalité de partage, tous les enfants sont appelés à la conservation du patrimoine, à la perpétuité de la famille. Mais comment posséder à sept ce qui ne suffit que pour un ? La licitation a lieu, la famille héritière est dépossédée. C’est un étranger qui, moyennant espèces, se trouve héritier. Au lieu de patrimoine, chacun des enfants reçoit de l’argent, quatre-vingt-dix-neuf chances contre une de n’avoir bientôt plus rien. Tant que le père vécut, il y avait une famille ; à présent, il n’y a plus que des aventuriers. Le droit d’aînesse assurait du moins la perpétuité du nom : c’était pour le vieillard une garantie que le monument fondé par ses pères et conservé par ses mains resterait dans sa race. L’égalité de partage a détruit le temple de la famille ; il n’y a plus de dieux pénates. Avec la propriété sédentaire, les civilisés ont trouvé le secret de vivre en nomades : à quoi donc a servi l’hérédité ?

Supposons qu’au lieu de vendre la succession, les héritiers la divisent. La terre est morcelée, tronquée, échancrée. On plante des bornes, on creuse des fossés, on se barricade, on fait un semis de procès et de haines. La propriété coupée par morceaux, l’unité est rompue : quelque part que l’on regarde, la propriété aboutit à la négation de la société, à la négation de sa fin.

Ainsi la propriété, qui devait consommer l’union sainte de l’homme et de la nature, n’aboutit qu’à une infâme prostitution. Le sultan use et abuse de son esclave : la terre est pour lui un instrument de luxure… Je trouve ici plus qu’une métaphore, je découvre une profonde analogie.

Qu’est-ce qui, dans les rapports des sexes, distingue le mariage du concubinage ? Tout le monde sent la différence de ces deux choses ; peu de gens seraient en état d’en rendre compte, tant la question est devenue obscure par la licence des mœurs et l’effronterie des romans.

Est-ce la progéniture ? On voit des commerces illicites produire autant et aussi bien que les unions légitimes les plus fécondes. — Est-ce la durée ? Nombre de célibataires gardent dix et vingt ans une maîtresse, qui, d’abord humiliée et avilie, subjugue à son tour et avilit son indigne amant. D’ailleurs, la perpétuité du mariage peut très-bien d’obligatoire devenir facultative au moyen du divorce, sans que le mariage perde rien de son caractère. La perpétuité est le vœu de l’amour et l’espoir de la famille, sans doute : mais elle n’est point essentielle au mariage ; elle peut toujours, sans offenser le sacrement, être, pour certaines causes, interrompue. — Est-ce, enfin, la cérémonie nuptiale, quatre mots prononcés devant un adjoint et un prêtre ? Quelle vertu peut avoir une pareille formalité pour l’amour, la constance, le dévouement ? Marat, comme Jean-Jacques, avait épousé sa gouvernante au bois, à la face du soleil. Le saint homme avait contracté de très-bonne foi, et ne se doutait pas que son alliance ne fût aussi décente et respectable que si elle avait été contre-signée du municipal. Marat, dans l’acte le plus important de la vie, avait jugé à propos de se passer de l’intervention de la république : il mettait, suivant les idées de M. Louis Blanc, le fait naturel au-dessus de la convention. Qui donc empêche que nous n’en usions tous comme Marat ? et que signifie ce mot de mariage ?

Ce qui constitue le mariage, c’est que la société y est présente, non pas seulement à l’instant des promesses, mais tant que dure la cohabitation des époux. La société, dis-je, reçoit seule pour chacun des époux le serment de l’autre ; seule elle leur donne des droits, puisque seule elle peut rendre ces droits authentiques ; et tout en semblant n’imposer aux contractants que des devoirs mutuels, elle stipule en réalité pour elle-même. « Nous sommes unis en Dieu, dit Tobie à Sara, avant que nous le soyons entre nous ; les enfants des saints ne se peuvent joindre à la façon des bêtes et des barbares. » Dans cette union consacrée par le magistrat, organe visible de la société, et en présence de témoins qui la représentent, l’amour est supposé libre et réciproque et la postérité prévue comme dans les unions fortuites ; la perpétuité de l’amour est souhaitée, provoquée, mais non garantie ; la volupté même est permise : toute la différence, mais cette différence est un abîme, est que dans le concubinage l’égoïsme seul préside à l’union, tandis que dans le mariage l’intervention de la société purifie cet égoïsme.

Et voyez les conséquences. La société, qui venge l’adultère et punit le parjure, ne reçoit pas la plainte du concubinaire contre sa concubine : de telles amours ne la regardent non plus que les accouplements des chiens, foris canes et impudici ! elle s’en détourne avec dégoût. La société rejette la veuve et l’orphelin du concubinaire, et ne les admet point à la succession ; à ses yeux la mère est prostituée, l’enfant, bâtard. Comme si elle disait à l’une : Vous vous êtes livrée sans moi ; vous pouvez vous défendre et vous pourvoir sans moi. À l’autre : Votre père vous a engendré pour son plaisir ; il ne me plaît pas de vous adopter. Celui qui fait injure au mariage ne peut réclamer la garantie du mariage : telle est la loi sociale, loi rigoureuse, mais juste, qu’il n’appartenait qu’à l’hypocrisie socialiste, à ceux qui veulent à la fois l’amour chaste et l’amour obscène, de calomnier.

Ce sentiment de l’intervention sociale dans l’acte le plus personnel et le plus volontaire de l’homme, ce respect indéfinissable d’un Dieu présent, qui augmente l’amour en le rendant chaste, est pour les époux une source d’affections mystérieuses, hors de là inconnues. Dans le mariage, l’homme est amant de toutes les femmes, parce que dans le mariage seul il ressent le véritable amour, qui l’unit sympathiquement à tout le sexe ; mais il ne connaît que son épouse, et en ne connaissant qu’elle il l’aime davantage, parce que sans cette exclusion charnelle le mariage disparaîtrait, et l’amour avec lui. La communauté platonique, redemandée avec un surcroît de facilités par les réformateurs contemporains, ne donne pas l’amour, elle n’en présente que le caput mortuum ; parce que, dans ce communisme des corps et des âmes, l’amour, ne se déterminant pas, reste à l’état d’abstraction et de rêve.

Le mariage est la vraie communauté des amours et le type de toute possession individuelle. Dans tous ses rapports avec les personnes et les choses, l’homme ne contracte véritablement qu’avec la société, c’est-à-dire, en définitive, avec luimême, avec l’être idéal et saint qui vit en lui. Détruisez ce respect du moi, de la société, cette crainte de Dieu, comme dit la Bible, qui est présent à toutes nos actions, à toutes nos pensées ; et l’homme, abusant de son âme, de son esprit, de ses facultés, abusant de la nature, l’homme souillé et pollu, devient, par une dégradation irrésistible, libertin, tyran, misérable.

Or, de même que par l’intervention mystique de la société l’amour impur devient amour chaste, et que la fornication désordonnée se transforme en un mariage paisible et saint ; de même, dans l’ordre économique et dans les prévisions de la société, la propriété, la prostitution du capital, n’est que le premier moment d’une possession sociale et légitime. Jusque-là le propriétaire abuse plutôt qu’il ne jouit ; sa félicité est un songe lubrique ; il étreint, il ne possède pas. La propriété est toujours cet abominable droit du seigneur qui souleva jadis le serf outragé, et que la révolution française n’a pu abolir. Sous l’empire de ce droit, tous les produits du travail sont immondes : la concurrence est une excitation mutuelle à la débauche ; les privilèges accordés au talent, le salaire de la prostitution. En vain par sa police l’état voudrait obliger les pères à reconnaître leurs enfants, et à signer les fruits honteux de leurs œuvres : la tache est indélébile ; le bâtard, conçu dans l’iniquité, annonce la turpitude de son auteur. Le commerce n’est plus qu’un trafic d’esclaves destinées, celles-ci aux plaisirs des riches, celles-là au culte de la Vénus populaire ; et la société un vaste système de proxénétisme où chacun découragé de l’amour, l’honnête homme parce que son amour est trahi, l’homme à bonnes fortunes parce que la variété des intrigues lui est un supplément de l’amour, se précipite et se roule dans l’orgie.

Abus ! s’écrient les légistes, perversité de l’homme ! Ce n’est pas la propriété qui nous rend envieux et cupides, qui fait bondir nos passions, et arme de ses sophismes notre mauvaise foi. Ce sont nos passions, ce sont nos vices, au contraire, qui souillent et corrompent la propriété.

J’aimerais autant qu’on me dit que ce n’est pas le concubinage qui souille l’homme, mais que c’est l’homme qui, par ses passions et ses vices, souille et corrompt le concubinage. Mais, docteurs, les faits que je dénonce sont-ils, ou non, de l’essence de la propriété ? ne sont-ils pas, au point de vue légal, irrépréhensibles, placés à l’abri de toute action judiciaire ? Pm&-je déférer au juge, faire assigner devant les tribunaux, ce journaliste qui prostitue sa plume pour de l’argent ? cet avocat, ce prêtre, qui vendent à l’iniquité, l’un sa parole, l’autre ses prières ? ce médecin qui laisse périr le pauvre, si le pauvre ne dépose à l’avance l’honoraire exigé ? ce vieux satyre qui frustre ses enfants pour une courtisane ? Puis-je empêcher une licitation qui abolira la mémoire de mes pères, et rendra leur postérité sans aïeux, comme si elle était de souche incestueuse ou adultérine ? Puis-je contraindre le propriétaire, sans le dédommager au delà de ce qu’il possède, c’est-à-dire sans ruiner la société, de se prêter aux besoins de la société ?…

La propriété, dites-vous, est innocente du crime du propriétaire ; la propriété est en soi bonne et utile : ce sont nos passions et nos vices qui la dépravent.

Ainsi, pour sauver la propriété, vous la distinguez de la morale ! Pourquoi ne pas la distinguer tout de suite de la société ? C’est tout à fait le raisonnement des économistes. L’économie politique, dit M. Rossi, est en soi bonne et utile ; mais elle n’est pas la morale ; elle procède abstraction faite de toute moralité ; c’est à nous à ne pas abuser de ses théories, à profiler de ses enseignements, selon les lois supérieures de la morale. Comme s’il disait : L’économie politique, l’économie de la société n’est pas la société ; l’économie de la société procède abstraction faite de toute société ; c’est à nous à ne pas abuser de ses théories, à profiter de ses enseignements, selon les lois supérieures de la société ! Quel chaos !

Je soutiens non-seulement avec les économistes que la propriété n’est ni la morale ni la société ; mais encore qu’elle est par son principe directement contraire à la morale et à la société, de même que l’économie politique est antisociale, parce que ses théories sont diamétralement opposées à l’intérêt social.

D’après la définition, la propriété est le droit d’user et d’abuser, c’est-à-dire le domaine absolu, irresponsable, de l’homme sur sa personne et sur ses biens. Si la propriété cessait d’être le droit d’abuser, elle cesserait d’être la propriété. J’ai pris mes exemples dans la catégorie des actes abusifs permis au propriétaire : que s’y passe-t-il qui ne soit d’une légalité, d’une propriété irréprochable ? Le propriétaire n’a-t-il pas le droit de donner son bien à qui bon lui semble, de laisser brûler son voisin sans crier à l’incendie, de faire opposition au bien public, de gaspiller son patrimoine, d’exploiter et rançonner l’ouvrier, de mal produire et de mal vendre ? Le propriétaire peut-il être judiciairement contraint à bien user de sa propriété ? peut-il être troublé dans l’abus ? Que dis-je ? La propriété, précisément parce qu’elle est abusive, n’est-elle pas pour le législateur tout ce qu’il y a de plus sacré ? conçoit-on une propriété dont la police déterminerait l’usage, réprimerait l’abus ? Et n’est-il pas évident, enfin, que si l’on voulait introduire la justice dans la propriété, on détruirait la propriété ; comme la loi, en introduisant l’honnêteté dans le concubinage, a détruit le concubinage ?

La propriété, par principe et par essence, est donc immorale : cette proposition est désormais acquise à la critique. Conséquemment le code, qui, en déterminant les droits du propriétaire, n’a pas réservé ceux de la morale, est un code d’immoralité ; la jurisprudence, cette prétendue science du droit, qui n’est autre que la collection des rubriques propriétaires, est immorale. Et la justice, instituée pour protéger le libre et paisible abus de la propriété ; la justice, qui ordonne de prêter main-forte contre ceux qui voudraient s’opposer à cet abus ; qui afflige et marque d’infamie quiconque est assez osé que de prétendre réparer les outrages de la propriété, la justice est infâme. Qu’un fils, supplanté dans l’affection paternelle par une indigne maîtresse, détruise l’acte qui le déshérite et le déshonore, il répondra devant la justice. Accusé, convaincu, condamné, il ira au bagne faire amende honorable à la propriété, pendant que la prostituée sera envoyée en possession. Où donc est ici l’immoralité ? où est l’infamie ? n’est-ce pas du côté de la justice ? Continuons à dérouler cette chaîne, et nous saurons bientôt toute la vérité que nous cherchons. Non-seulement la justice instituée pour protéger la propriété, même abusive, même immorale, est infâme ; mais la sanction pénale est infâme, la police infâme, le bourreau et le gibet, infâmes. Et la propriété, qui embrasse toute cette série, la propriété, de qui est sortie cette odieuse lignée, la propriété est infâme.

Juges armés pour la défendre, magistrats dont le zèle est une menace permanente à ceux qui l’accusent, je vous interpelle. Qu’avez-vous vu dans la propriété, qui ait pu de la sorte subjuguer votre conscience et corrompre votre jugement ? Quel principe, supérieur sans doute à la propriété, plus digne de votre respect que la propriété, vous la rend si précieuse ? Alors que ses œuvres la déclarent infâme, comment la proclamez-vous sainte et sacrée ? Quelle considération, quel préjugé vous touche ?

Est-ce l’ordre majestueux des sociétés humaines, que vous ne connaissez pas, mais dont vous supposez que la propriété est l’inébranlable fondement ? — Non, puisque la propriété, telle quelle, est pour vous l’ordre même ; puisque d’ailleurs il est prouvé que la propriété est de sa nature abusive, c’est-à-dire désordonnée, antisociale.

Est-ce la Nécessité, ou la Providence, dont vous ne comprenez pas les lois, mais dont vous adorez les desseins ? — Non, puisque d’après l’analyse la propriété étant contradictoire et corruptible, est par cela même une négation de la Nécessité, une injure à la Providence.

Est-ce une philosophie supérieure, considérant de haut les misères humaines, et cherchant par le mal à procurer le bien ? — Non, puisque la philosophie est l’accord de la raison et de l’expérience, et qu’au jugement de la raison comme à celui de l’expérience, la propriété est condamnée. Serait-ce point la religion ? — Peut-être !...


§ IV. — Démonstration de l’hypothèse de Dieu par la propriété.


Si Dieu n’existait pas, il n’y aurait point de propriétaires : c’est la conclusion de l’économie politique.

Et la conclusion de la science sociale est celle-ci : La propriété est le crime de l’Être suprême. Il n’y a pour l’homme qu’un seul devoir, une seule religion, c’est de renier Dieu. Hoc est primum et maximum mandatum.

Il est prouvé que l’établissement de la propriété parmi les hommes n’a point été chose d’élection et de philosophie : son origine, comme celle de la royauté, comme celle des langues et des cultes, est toute spontanée, mystique, en un mot, divine. La propriété appartient à la grande famille des croyances instinctives, qui, sous le manteau de la religion et de l’autorité, règnent partout encore sur notre orgueilleuse espèce. La propriété, en un mot, est elle-même une religion : elle a sa théologie, l’économie politique ; sa casuistique, la jurisprudence ; sa mythologie et ses symboles, dans les formes extérieures de la justice et des contrats. L’origine historique de la propriété, comme de toute religion, se cache dans les ténèbres : interrogée sur elle-même, elle répond par le fait de son existence ; elle s’explique par des légendes, et donne des allégories pour des preuves. Enfin la propriété, comme toute religion encore, est soumise à la loi de développement. Ainsi on la voit tour à tour simple droit d’usage et d’habitation, comme chez les Germains et les Arabes ; possession patrimoniale, inaliénable à perpétuité, comme chez les Juifs ; féodale et emphytéotique, comme au moyen âge ; absolue et circulable à la volonté du propriétaire, telle à peu près que la connurent les Romains, et que nous l’avons aujourd’hui. Mais déjà la propriété, parvenue à son apogée, tourne vers son déclin : attaquée par la commandite, par les nouvelles lois d’hypothèque, par l’expropriation pour y cause d’utilité publique, par les innovations du crédit agricole, par les nouvelles théories sur le louage[4], etc., le moment approche où elle ne sera bientôt plus que l’ombre d’elle-même.

À ces traits généraux, on ne peut méconnaître le caractère religieux de la propriété.

Ce caractère mystique et progressif se montre surtout dans l’illusion singulière que la propriété cause à ses propres théoriciens, et qui consiste en ce que plus on développe, réforme et améliore la propriété, plus on en avance la ruine, et qu’on s’imagine toujours y croire davantage alors qu’en réalité l’on y croit moins : illusion qui, du reste, est commune à toutes les religions.

C’est ainsi que le christianisme de saint Paul, le plus philosophe des apôtres, n’est déjà plus le christianisme de saint Jean ; la théologie de Thomas d’Aquin n’est pas la même que celle d’Augustin et d’Athanase ; et le catholicisme de MM. Bautain, Buchez et Lacordaire n’est point le catholicisme de Bourdaloue et de Bossuet. La religion, pour les mystiques modernes, qui s’imaginent agrandir les vieilles idées alors qu’ils les étranglent, n’est presque plus que la fraternité humaine, l’unité des peuples, la solidarité et l’harmonie dans la gestion du globe. La religion, c’est surtout l’amour, toujours l’amour. Pascal se fût scandalisé des aspirations érotiques des dévots de notre temps. Dieu, au dix-neuvième siècle, c’est l'amour le plus pur ; la religion, c’est l’amour ; la morale, encore l’amour. Tandis que pour Bossuet le dogme était tout, parce que du dogme devaient découler la charité et les œuvres de charité ; la charité est mise par les modernes au premier rang, et le dogme se réduit à une formule par elle-même insignifiante et qui tire toute sa valeur de son contenu, savoir l’amour, ou plus décemment, la morale.

C’est pourquoi les vrais ennemis de la religion, ceux qui dans tous les temps travaillèrent le mieux à sa ruine, furent toujours ceux qui l’interprétaient avec le plus de zèle, lui cherchant un sens philosophique, et s’efforçant de la rendre raisonnable selon le vœu de saint Paul, l’un des premiers qui se livrèrent à cette œuvre impossible de l’accord de la raison avec la foi. Les vrais ennemis de la religion, dis-je, sont ces quasi-rationalistes qui prétendent la ramener à ce qu’ils nomment ses principes, sans s’apercevoir qu’ils la poussent à la tombe, et qui, sous prétexte d’affranchir la religion de la lettre qui tue, c’est-à-dire du symbolisme qui est son essence, et de l’enseigner selon l’esprit qui vivifie, en autres termes selon la raison qui doute et la science qui démontre, remaniant sans cesse la tradition, travestissant la foi, tordant le sens des écritures, arrivent, par une dégradation insensible du dogme, à la négation formelle du dogme. La religion, disent ces faux logiciens sur la foi d’une étymologie de Cicéron, la religion est le lien de l’humanité ; tandis qu’ils devraient dire, la religion est le signe, l’emblème de la loi sociale. Or, cet emblème s’effaçant tous les jours par les frottements de la critique, il ne reste que l’expectative d’une réalité, que la science positive seule peut déterminer et atteindre.

De même la propriété, une fois qu’on a cessé de la défendre dans sa brutalité originelle, et qu’on parle de la discipliner, de la soumettre à la morale, de la subordonner à l’état, en un mot de la socialiser, la propriété périclite, elle périt. Elle périt, dis-je, parce qu’elle est progressive ; parce que son idée est incomplète et que sa nature n’a rien de définitif, parce qu’elle est le moment principal d’une série dont l’ensemble seul peut donner une idée vraie, en un mot parce qu’elle est une religion. Ce qu’on a l’air de conserver, et qu’en réalité l’on poursuit sous le nom de propriété, n’est plus la propriété ; c’est une forme nouvelle de possession, sans exemple dans le passé, et que l’on s’efforce de déduire des principes ou motifs présumés de la propriété, en suite de cette illusion de logique qui nous fait toujours supposer à l’origine ou à la fin d’une chose ce qu’il faut chercher dans la chose même, savoir, sa signification et sa portée.

Mais si la propriété est une religion, et si, comme toute religion, elle est progressive, elle a, comme toute religion aussi, son objet propre et spécifique. Le christianisme et Je bouddhisnie sont les religions de la pénitence, ou de l’éducation de l’humanité ; le mahométisme est la religion de la fatalité ; la monarchie et la démocratie sont une seule et même religion, la religion de l’autorité ; la philosophie elle-même est la religion de la raison. Quelle est donc cette religion particulière, la plus tenace des religions, qui doit entraîner toutes les autres dans sa chute et toutefois ne périra que la dernière, à laquelle déjà ses spectateurs ne croient plus, la propriété ?

Puisque la propriété se manifeste par l’occupation et l’exploitation, qu’elle a pour but de fortifier et d’agrandir le monopole par le domaine et l’hérédité, qu’au moyen de la rente elle recueille sans travail, et par l’hypothèque compromet sans caution, qu’elle est réfractaire à la société, que sa règle est le bon plaisir, et qu’elle doit périr par la justice, la propriété est la religion de la force.

Les fables religieuses en portent témoignage. Caïn, le propriétaire, selon la Genèse, conquiert la terre par sa lance, l’entoure de pieux, s’en fait une propriété, et tue Habel, le pauvre, le prolétaire, fils comme lui d’Adam, l’homme, mais de caste inférieure, de condition servile. Ces étymologies sont instructives : elles en disent plus par leur naïveté que tous les commantaires[5]. Les hommes ont toujours parlé la même langue ; le problème de l’unité du langage est démontre par l’identité des idées qu’il exprime : il est ridicule de disputer sur des variantes de sons et de caractères.

Ainsi d’après la grammaire, comme d’après la fable et d’après l’analyse, la propriété, religion de la force, est en même temps religion de la servitude. Suivant qu’elle s’empare à main-armée, ou qu’elle procède par exclusion et monopole, elle engendre deux sortes de servages : l’un, le prolétariat antique, résultat du fait primitif de la conquête ou de la division violente d’Adam, l’humanité, en Caïn et Habel, patriciens et plébéiens ; l’autre, le prolétariat moderne, la classe ouvrière des économistes, amené par le développement des phases économiques, qui toutes se résument, comme on a vu, dans le fait capital de la consécration du monopole par le domaine, l’hérédité et la rente.

Or la propriété, c’est-à-dire dans son expression la plus simple, le droit de la force, ne pouvait longtemps garder sa grossièreté originelle ; dès le premier jour, elle commença de composer sa physionomie, de se contrefaire, de se dissimuler sous une multitude de déguisements. Ce fut au point que le nom de propriétaire, synonyme, dans le principe, de brigand et voleur, est devenu à la longue, par la transformation insensible de la propriété, et par une de ces anticipations de l’avenir si fréquentes dans le style religieux, précisément le contraire de voleur et de brigand. J’ai raconté dans un autre ouvrage cette dégradation de la propriété : je vais la reproduire avec quelques développements.

Le rapt du bien d’autrui s’exerce par une infinité de moyens, que les législateurs ont soigneusement distingués et classés, selon leur degré de brutalité ou de finesse, comme s’ils eussent voulu tantôt punir, tantôt encourager le larcin. Ainsi l’on vole en assassinant sur la voie publique, isolément ou en bande, par effraction, escalade, etc. ; par soustraction simple, par faux en écriture publique ou privée, par fabrication de fausse monnaie.

Cette espèce comprend tous les voleurs qui exercent sans autre moyen que la force ou la fraude ouverte : bandits, brigands, pirates, écumeurs de terre et de mer. Les anciens héros se glorifiaient de ces noms honorables, et regardaient leur profession comme aussi noble que lucrative. Nemrod, Thésée, Jason et ses argonautes, Jephthé, David, Cacus, Romulus, Clovis et ses successeurs mérovingiens, Robert Guiscard, Tancrède de Hauteville, Bohémond et la plupart des aventuriers normands, furent brigands et voleurs. Le brigandage fut toute l’occupation, le seul moyen d’existence des nobles au moyen âge ; c’est à lui que l’Angleterre doit toutes ses colonies. On connaît la haine des peuples sauvages pour le travail ; l’honneur, à leurs yeux, n’est pas de produire, c’est de prendre. Puisses-tu cultiver un champ ! se disent-ils entre eux par forme de malédiction. Le caractère héroïque du voleur est exprimé dans ce vers d’Horace, parlant d’Achille : Jura neget sibi nata, nihil nmi arroget armis, et par ces mots du testament de Jacob, que les Juifs appliquent à David, et les Chrétiens mystiquement au Christ : Manus ejus contra omnes. Cette disposition à la rapine a été de tout temps inhérente au métier des armes, et si Napoléon a succombé à Waterloo, on peuJ dire que justice était faite en lui des brigandages de ses héros. J’ai de l’or, du vin et des femmes, avec ma lance et mon bouclier, disait naguère encore le général de Brossard.

Aujourd’hui le voleur, le fort armé de la Bible, est poursuivi comme les loups et les hyènes ; la police a tué sa noble industrie ; aux termes du code il est passible, selon sa spécialité et qualité, de peines afflictives et infamantes, depuis la réclusion jusqu’à l’échafaud. Le droit de conquête, chanté par Voltaire, n’est plus toléré : les nations sont devenues les unes vis-à-vis des autres, à cet égard, d’une susceptibilité extrême. Quant à l’occupation individuelle, faite en dehors d’une concession ou du concours de l’état, l’on n’en voit plus d’exemple.

On vole par escroquerie, abus de confiance, loterie et jeux.

Cette deuxième espèce de vol fut estimée à Sparte et approuvée de Lycurgue, en vue d’aiguiser la finesse d’esprit, et d’exciter le génie de l’invention chez les jeunes gens. C’est la catégorie des Dolon, des Sinon, des Ulysse, des Juifs anciens et modernes, depuis Jacob jusqu’à Deutz, des Bohémiens, des Arabes et de tous les sauvages. Le sauvage vole sans honte et sans remords, non parce qu’il est dépravé, mais parce qu’il est ingénu. Sous Louis XIII et Louis XIV on n’était pas déshonoré pour tricher au jeu : cela faisait partie des règles ; les honnêtes gens ne se faisant point scrupule de corriger, par un adroit artifice, les outrages de la fortune. Aujourd’hui encore, et par tout pays, c’est un genre de mérite fort considéré chez les paysans dans le haut et le petit commerce, de savoir faire un marché, ce qui veut dire duper son monde. La première vertu de la mère de famille est de savoir voler ceux qui lui vendent ou qu’elle occupe, en retenant sans cesse sur le salaire et sur le prix ; et si nous ne sommes tous fils de coquettes, comme disait Paul-Louis, nous sommes du moins tous fils de coquines. On sait avec quelle peine le gouvernement s’est résigné à l’abolition des loteries : il venait de perdre une de ses propriétés les plus chères. Il n’y a pas encore soixante ans que la confiscation a cessé de déshonorer nos lois : de tout temps la première pensée du magistrat qui punit, comme celle du brigand qui assassine, fut de dépouiller sa victime. Tous nos impôts, toutes nos lois de douane, ont pour point de départ le vol.

Le filou, l’escroc, le charlatan, celui qui parle au nom de Dieu oa qui représente la société, comme celui qui vend des amulettes, fait surtout usage de la dextérité de sa main, de la subtilité de son esprit, du prestige de l’éloquence et d’une grande fécondité d’imagination. Son talent consiste à savoir à propos exciter la cupidité. Aussi le législateur, voulant montrer son estime pour le talent et la gentillesse, a créé au-dessous de la catégorie des crimes, où l’on ne fait usage que de vive force et de guet-apens, et qui entraîne les peines les plus terribles, la catégorie des délits, passibles seulement de peines correctionnelles, non infamantes. Quel drôle de spiritualisme !

On vole par usure.

Cette espèce, si odieuse autrefois dans l’Église et punie si sévèrement encore de notre temps, ne se distingue point du prêt à intérêt, l’un des ressorts les plus énergiques de la production, et forme la transition entre les vols défendus et les vols autorisés. Aussi donne-t-elle lieu, par sa nature équivoque, à une foule de contradictions dans les lois et dans la morale, contradictions fort habilement exploitées par les gens de palais, de finance et de commerce. Ainsi l’usurier qui prête à 10 pour 100 sur hypothèque encourt une amende énorme, s’il est surpris ; le banquier qui perçoit le même intérêt, non, il est vrai, à titre de prêt, mais à titre de commission, est protégé par privilège royal, il serait trop long d’énumérer toutes les sortes de vols qui se commettent par la finance : qu’il suffise de dire que chez tous les peuples anciens la profession de changeur, banquier, publicain ou traitant était réputée peu honorable. Aujourd’hui les capitalistes qui placent leurs fonds soit sur l’état, soit dans le commerce, à intérêt perpétuel de 3, 4, 5 pour 100, c’est-à-dire qui perçoivent en sus du prix légitime du prêt un intérêt moins fort que les banquiers et usuriers, sont la fleur de la société. C’est toujours le même système : la modération dans le vol fait notre vertu.

On vole par constitution de rente, fermage, loyer, amodiation.

La rente, considérée dans son principe et sa destination, est la loi agraire par laquelle tous les hommes doivent devenir propriétaires garantis et inamovibles du sol ; quant à son importance, elle représente la portion de fruits qui excède le salaire du producteur, et qui appartient à la communauté. Durant la période d’organisation cette rente est payée, au nom de la société qui se manifeste toujours par l’individualisation comme elle s’explique par des faits, au propriétaire. Mais le propriétaire fait plus que toucher la rente, il en jouit seul ; il ne rend rien à la communauté, il ne partage point avec ses comparsonniers, il dévore, sans y mettre du sien, le produit du travail collectif Il y a donc vol, vol légal, si l’on veut, mais vol réel.

Il y a vol, dans le commerce et l’industrie, toutes les fois que l’entrepreneur retient à l’ouvrier quelque chose sur le salaire, ou perçoit une bonification en sus de ce qui lui revient.

J’ai prouvé, en traitant de la valeur, que tout travail doit laisser un excédant ; de sorte qu’en suposant la consommation du travailleur toujours la même, son travail devrait créer, en sus de sa subsistance, un capital toujours plus grand. Sous le régime de propriété l’excédant du travail, essentiellement collectif, passe tout entier, comme la rente, au propriétaire : or, entre cette appropriation déguisée et l’usurpation frauduleuse d’un bien communal, où est la différence ?

La conséquence de cette usurpation est que le travailleur, dont la part dans le produit collectif est sans cesse confisquée par l’entrepreneur, est toujours en débine, tandis que le capitaliste est toujours en bénéfice ; que le commerce, l’échange de valeurs essentiellement égales, n’est plus que l’art d’acheter 3 fr. ce qui en vaut 6, et de vendre 6 fr. ce qui en vaut 3 ; et que l’économie politique, qui soutient et prône ce régime, est la théorie du vol, comme la propriété, dont le respect entretient un pareil état de choses, est la religion de la force. Il est juste, disait récemment M. Blanqui à l’Académie des sciences morales dans un discours sur les coalitions, que le travail participe aux richesses qu’il produit. Si donc il n’y participe pas, c’est injuste ; et si c’est injuste, c’est volerie, et les propriétaires sont des voleurs. Parlez donc clairs, économistes !…

La justice, au sortir de la communauté négative, appelée par les anciens poètes âge d’or, est donc le droit de la force. Dans une société qui naît à l’organisation, l’inégalité des facultés réveille l’idée de valeur ; celle-ci conduit à l’idée de proportion entre le mérite et la fortune ; et comme le premier et le seul mérite alors reconnu est la force, c’est le plus fort, aristos (superlatif d’ares, fort, nom propre du dieu Mars), qui étant le plus méritant, le meilleur, aristos, a droit à la plus grosse part ; et si cette part lui est refusée, tout naturellement il s’en empare. De là à s’arroger le droit de propriété sur toutes choses il n’y a qu’un pas.

Tel fut le droit héroïque, conservé, du moins en souvenir, chez les Grecs et les Romains, jusqu’aux derniers temps de leurs républiques. Platon, dans le Gorgias, introduit un nommé Calliclès qui, par des raisons spécieuses, soutient le droit de la force, et que Socrate, défenseur de l’égalité, tou isou, réfute avec plus d’éloquence que de logique. On raconte du grand Pompée qu’il rougissait volontiers, et que cependant il lui échappa de dire un jour : Que je respecte les lois, quand je porte des armes ! Ce trait peint l’homme en qui l’ambition et la conscience sont en lutte, et qui cherche à justifier sa passion par une maxime héroïque, un proverbe de voleur.

Au droit de la force succéda le droit de la ruse, qui n’était qu’une dégradation du premier, et une nouvelle manifestation de la justice : droit détesté des héros qui n’y brillaient pas et y perdaient trop. L’histoire si connue d’Œdipe et du Sphinx est une allusion à ce droit de la subtilité, d’après lequel le vainqueur était maître, comme à la guerre, de la vie du vaincu. L’adresse à tromper un rival par des propositions insidieuses parut mériter aussi sa récompense ; mais, par une réaction qui décelait déjà le vrai sentiment du juste, et qui n’était cependant qu’une inconséquence, les forts vantèrent toujours la bonne foi et la simplesse, pendant que les habiles méprisaient les forts, les appelant brutaux et barbares.

En ce temps-là, le respect de la parole et l’observation du serment étaient d’une rigueur littérale plutôt que logique : Uti lingua nunoupâssit, ita jus esto, comme la langue aura parlé, ainsi sera le droit, dit la loi des douze tables. La raison naissante s’attache moins au fond qu’à la forme ; elle sent d’instinct que c’est la forme, la méthode, qui fait toute sa certitude. La ruse, disons mieux, la perfidie, fit presque toute la politique de l’ancienne Rome. Entre autres exemples Vico cite celui-ci, rapporté aussi par Montesquieu : Les Romains avaient assuré aux Carthaginois la conservation de leurs biens et de leur ville, employant à dessein le mot civitas, qui signifie la société, l’état. Les Carthaginois, au contraire, qui avaient entendu la ville matérielle, urbs, s’étant mis à relever leurs remparts, furent attaqués pour cause d’infraction au traité par les Romains, qui, suivant en cela le droit héroïque, ne crurent pas, après avoir trompé leurs ennemis par une équivoque, soutenir une guerre injuste. La diplomatie moderne n’a rien changé à ces antiques habitudes.

Dans le vol, tel que la loi l’interdit, la force et la ruse sont employées seules et sans accessoires. Dans le vol autorisé elles se déguisent sous une utilité quelconque, dont elles se servent comme d’un engin pour dépouiller leur victime.

Le recours direct à la violence et à la fourberie a été de bonne heure, et d’une voix unanime, repoussé ; c’est cet accord des peuples à renoncer à la force qui constitue et qui distingue la civilisation. Aucune nation n’est parvenue encore à se délivrer du vol déguisé en travail, talent et possession.

Le droit de la force et le droit de la ruse, célébrés par les rapsodes dans les poèmes de l’Iliade et de l’Odyssée, inspirèrent les républiques grecques et remplirent de leur esprit les lois romaines, desquelles ils ont passé dans nos mœurs et dans nos codes. Le christianisme n’y a rien changé : le christianisme s’étant posé en religion, hostile dès le début à la philosophie et contempteur de la science, ne pouvait manquer d’accueillir tout ce qui serait d’essence religieuse. C’est ainsi qu’après avoir fait profession d’égalité et de sens commun dans saint Mathieu et dans saint Paul, il rallia peu à peu autour de lui les superstitions qu’il avait d’abord proscrites : le polythéisme, le dualisme, le trinitarisme, la magie, la nécromancie, la hiérarchie, la monarchie, la propriété, toutes les religions et abominations de la terre.

L’ignorance des pontifes et des conciles, sur tout ce qui regarde la morale, a égalé celle du forum et des préteurs ; et cette ignorance profonde de la société et du droit est ce qui a perdu l’Église et qui déshonore à jamais son enseignement. Du reste, l’infidélité a été générale ; toutes les sectes chrétiennes ont méconnu le précepte du Christ ; toutes ont erré dans la morale, parce qu’elles erraient dans la doctrine : toutes sont coupables de propositions fausses, pleines d’iniquité et d’homicide. Qu’elle demande pardon à la société, cette Église qui s’est dite infaillible, et qui n’a pas su conserver le dépôt ; que ses sœurs prétendues réformées s’humilient… et le peuple, désabusé mais clément, avisera.

Ainsi la propriété, le droit conventionnel, aussi différent de la justice que l’éclectisme diffère de la vérité, et la valeur de la mercuriale, se constitue par une suite d’oscillations entre les deux extrêmes de l’injustice, la force brutale et la ruse perfide, entre lesquelles les contendants s’arrêtent toujours à une convention. Mais la justice vient à la suite du compromis ; la convention exprimera tôt ou tard la réalité ; le droit vrai se dégage incessamment du droit sophistique et arbitraire ; la réforme s’opère par la lutte de l’intelligence et de la force ; et c’est à ce vaste mouvement, dont le point de départ est dans les ténèbres de la sauvagerie, et qui expire le jour où la société s’élève à l’idée synthétique de la possession et de la valeur ; c’est cet ensemble de transformations et de révolutions instinctivement accomplies et qui cherche sa solution scientifique et définitive, que j’appelle la religion de la propriété.

Mais si la propriété, spontanée et progressive, est une religion, elle est comme la monarchie et le sacerdoce, de droit divin. Pareillement l’inégalité des conditions et des fortunes, la misère, est de droit divin ; le parjure et le vol sont d’institution divine ; l’exploitation de l’homme par l’homme est affirmation, que dis-je ? manifestation de Dieu. Les vrais théistes sont les propriétaires ; les défenseurs de la propriété sont tous les hommes craignant Dieu ; les condamnations à la mort et à la gêne, qu’ils exécutent les uns sur les autres par suite de leurs malentendus sur la propriété, sont des sacrifices humains offerts au dieu de la force. Ceux-là, au contraire, qui annoncent la fin prochaine de la propriété, qui provoquent avec Jésus-Christ et saint Paul l’abolition de la propriété ; qui raisonnent sur la production, la consommation et la distribution des richesses, sont les anarchistes et les athées ; et la société, qui marche visiblement à l’égalité et à la science, la société est la négation incessante de Dieu.

Démonstration de l’hypothèse de Dieu par la propriété, et nécessité de l’athéisme pour le perfectionnement physique, moral et intellectuel de l’homme, tel est l’étrange problème qui nous reste à résoudre. Peu de mots suffiront : les faits sont connus, notre preuve est faite.

L’idée dominante du siècle, l’idée aujourd’hui la plus vulgaire et la plus authentique est l’idée de progrès. Depuis Lessing, le progrès, devenu la base des croyances sociales, joue dans les esprits le même rôle qu’autrefois la révélation, qu’on dirait qu’il nie, tandis qu’il ne fait en réalité que la traduire. Le latin revelatio, de même que le grec apokalupsis, signifie mot à mot déroulement, progrès : mais l’antiquité religieuse voyait ce déroulement dans une histoire racontée, avant l’événement, par Dieu même, tandis que le raison philosophique des modernes le voit dans la succession des faits accomplis. La prophétie n’est pas l’opposé, elle est le mythe de la philosophie de l’histoire.

Le développement de l’humanité, telle est donc, mais avec une conscience de plus en plus large, notre idée la plus profonde et la plus compréhensive : développement du laugage et des lois ; développement des religions et des philosophies ; développement économique et industriel ; développement de la justice, par la force, la ruse et les conventions ; développement des sciences et des arts. Et le christianisme, qui embrasse toute religion, qui s’oppose à toute philosophie, qui s’appuie d’un côté sur la révélation, de l’autre sur la pénitence, c’est-à-dire qui croit à l’éducation de l’homme par la raison et l’expérience, le christianisme, dans son entier, est la symbolisation du progrès.

En face de cette idée sublime, féconde et hautement rationnelle du progrès, persiste et semble se raviver encore une autre idée, gigantesque, énigmatique, impénétrable à nos instruments dialectiques comme sont au télescope les profondeurs du firmament : c’est l’idée de Dieu.

Qu’est-ce que Dieu ?

Dieu est, hypothétiquement, l’éternel, le tout-puissant, l’infaillible, l’immuable, le spontané, en un mot, l’infini en toutes facultés, propriétés et manifestations. Dieu est l’être en qui l’intelligence et l’activité, élevées à une puissance infinie, deviennent adéquates et identiques à la fatalité même : Summa lex, summa libertas, summa necessitas. Dieu donc est par essence antiprogressif et antiprovidentiel : Dictum factum, voilà sa devise, sa seule et unique loi. Et comme en lui l’éternité exclut la providence, de même l’infaillibilité exclut l’aperception de l’erreur, et par conséquent l’aperception du mal : Sanctus in omnibus operibus suis. Mais Dieu, par sa qualité d’infini en tout sens, acquiert une spécification propre, par conséquent une possibilité d’existence résultant de son opposition à l’être fini, progressif et providentiel, qui le conçoit comme son antagoniste. Dieu, en un mot, n’ayant dans son concept rien de contradictoire, est possible, et il y a lieu de vérifier cette hypothèse involontaire de notre raison.

Toutes ces notions nous ont été fournies par l’analyse de l’être humain, considéré dans sa constitution morale et intellectuelle ; elles se sont présentées, à la suite d’une dialectique irréfutable, comme le postulat nécessaire de notre nature contingente et de notre fonction sur le globe.

Plus tard, ce que nous n’avions d’abord conçu que comme simple possibilité d’existence, s’est élevé par la théorie du dualisme irréductible et de la progression des êtres, à l’importance d’une probabilité. Nous avons constaté que le fait désormais acquis à la science d’une création progressive, qui se déroule sur une substance dualiste, et dont la raison et le dernier terme nous sont déjà donnés, impliquait à son origine un autre fait, celui d’une essence infinie en spontanéité, efficacité et certitude, dont les attributs, par conséquent, seraient inverses de ceux de l’homme.

Reste donc à mettre au jour ce fait probable, cette existence sine quâ non que la raison exige, que l’observation suggère, mais que rien encore ne démontre, et que, dans tous les cas, son infinité et sa solitude nous ôtent l’espoir de comprendre. Reste à démontrer l’indémontrable, à pénétrer l’inaccessible, à mettre, eh un mot, sous le regard de l’homme mortel, l’infini.

Ce problème, insoluble au premier coup d’œil, contradictoire dans les termes, se réduit, si l’on prend la peine d’y réfléchir, au théorème suivant, dans lequel toute contradiction disparaît : Faire équation entre la fatalité et le progrès, de telle manière que l’existence infinie et l’existence progressive, adéquates l’une à l’autre, mais non pas identiques, et tout au contraire inverses, se pénétrant mais ne se confondant pas, se servant mutuellement d’expression et de loi, nous apparaissent à leur tour, ainsi que l’esprit et la matière qui les constituent, mais sur une autre dimension, comme les deux faces inséparables et irréductibles de l’être.

On a vu, et nous avons eu soin d’en faire plus d’une fois la remarque, que dans la science sociale les idées sont toutes également éternelles et évolutives, simples et complexes, aphoristiques et subordonnées. Pour une intelligence transcendante, il n’y a dans le système économique ni principe, ni conséquence, ni démonstration, ni déduction : la vérité est une et identique, sans condition d’enchaînement, parce qu’elle est vérité partout, sous une infinité d’aspects, et dans une infinité de théories et de systèmes. C’est seulement par l’exposition didactique que la série des propositions se manifeste. La société est comme un savant qui, ayant la science logée dans son cerveau, l’embrasse dans son ensemble, la conçoit sans commencement ni fin, la saisit simultanément et distinctement dans toutes ses parties, et leur trouve à chacune évidence et priorité égales. Mais ce même homme veut-il produire la science ? il est forcé de la dérouler en paroles, propositions et discours successifs, c’est-à-dire de présenter comme une progression ce qui lui apparaît comme un tout indivisible.

Ainsi, les idées de liberté, d’égalité, de tien et de mien, de mérite et démérite, de crédit et débit, de serviteur et maître, de proportion, de valeur, de concurrence, de monopole, d’impôt, d’échange, de division du travail, de machines, de douanes, de rente, d’hérédité, etc., etc., toutes les catégories, toutes les oppositions, toutes les synthèses nommées dès l’origine du monde dans le vocabulaire économique, sont contemporaines dans la raison. Et cependant, pour constituer une science qui nous soit accessible, ces idées ont besoin d’être échelonnées selon une théorie qui nous les montre s’engendrant l’une l’autre, et qui ait son commencement, son milieu et sa fin. Pour entrer dans la pratique humaine et se réaliser d’une manière efficace, ces mêmes idées doivent se poser en une série d’institutions oscillantes, accompagnées de mille accidents imprévus et de longs tâtonnements. En un mot, comme dans la science il y a la vérité absolue et trancendentale et la vérité théorique, de même dans la société il y a tout à la fois fatalité et providence, spontanéité et réflexion, la seconde de ces deux puissances travaillant constamment à supplanter la première, mais ne faisant toujours en réalité que la même besogne.

La fatalité est donc une forme de l’être et de l’idée ; la déduction, le progrès, une autre forme.

Mais fatalité, progrès, ce sont des abstractions de langage que ne connaît point la nature, en qui tout est réalisé ou n’est pas. Il y a donc, dans l’humanité, l’être fatal et l’être progressif, inséparables, mais distincts ; opposés, antagonistes, mais à jamais irréductibles.

En tant que créatures douées d’une spontanéité irréfléchie et involontaire, soumises aux lois d’un organisme physique et social, ordonné de toute éternité, immuable dans ses termes, irrésistible dans son ensemble, et qui s’accomplit et se réalise par développement et croissance ; en tant que nous vivons, grandissons et mourons, que nous travaillons, échangeons, aimons, etc., nous sommes l’être fatal, in quo vivimus, movemur et sumus. Nous sommes sa substance, son âme, son corps, sa figure, au même titre et ni moins ni plus que les animaux, les plantes et les pierres.

Mais en tant que nous observons, réfléchissons, apprenons et agissons en conséquence ; que nous nous soumettons la nature et devenons maîtres de nous-mêmes, nous sommes l’être progressif, nous sommes hommes. Dieu, natura naturans, est la base, la substance éternelle de la société ; et la société, natura naturata, est l’être fatal en perpétuelle émission de lui-même. La physiologie représente, quoique imparfaitement, cette dualité, dans sa distinction si connue de la vie organique et de la vie de relation. Dieu n’existe pas seulement dans la société, il est dans toute la nature : mais c’est seulement dans la société que Dieu est aperçu, par son opposition avec l’être progressif ; c’est la société, c’est l’homme qui par son évolution fait cesser le panthéisme originel, et c’est pourquoi le naturaliste qui se plonge et s’absorbe dans la physiologie et la matière, sans étudier jamais ni la société ni l’homme, perd peu à peu le sentiment de la divinité. Tout est Dieu pour lui, c’est-à-dire, il n’y a point de Dieu.

Dieu et l’homme, divers de nature, se distinguent donc par leurs idées et leurs actes, en un mot, par leur langage.

Le monde est la conscience de Dieu. Les idées ou faits de conscience, en Dieu, sont l’attraction, le mouvement, la vie, le nombre, la mesure, l’unité, l’opposition, la progression, la série, l’équilibre : toutes ces idées conçues et produites éternellement, par conséquent sans succession, prévoyance ni erreur. Le langage de Dieu, les signes de ses idées, sont tous les êtres et leurs phénomènes.

Les idées ou faits de conscience, chez l’homme, sont l’attention, la comparaison, la mémoire, le jugement, le raisonnement, l’imagination, le temps, l’espace, la causalité, le beau et le sublime, l’amour et la haine, la douleur et la volupté. Ces idées, l’homme les produit au dehors par des signes spécifiques : langues, industrie, agriculture, sciences et arts, religions, philosophies, lois, gouvernements, guerres, conquêtes, cérémonies joyeuses et funèbres, révolutions, progrès.

Les idées de Dieu sont communes à l’homme, qui vient de Dieu comme la nature ; qui n’est même que la conscience de la nature ; qui prend les idées de Dieu pour principes et matériaux de toutes les siennes, et convertit en son être et s’assimile incessamment la substance divine. Mais les idées de l’homme sont étrangères à Dieu, qui ne comprend pas notre progrès, et pour qui tous les produits de notre imagination sont des monstres, des néants. C’est pourquoi l’homme parle la langue de Dieu comme la sienne propre, tandis que Dieu est impuissant à parler la langue de l’homme ; et nulle conversation, nul pacte entre eux, n’est possible. C’est pourquoi tout ce qui dans l’humanité vient de Dieu, s’arrête à Dieu ou retourne à Dieu, est hostile à l’homme, nuisible à son développement et à sa perfection.

Dieu crée le monde, chasse, pour ainsi dire, l’homme de son sein, parce qu’il est puissance infinie, et que son essence est d’engendrer éternellement le progrès : Pater ob œvo se videns parem sibi gignit natum, dit la théologie catholique. Dieu et l’homme sont donc nécessaires l’un à l’autre, et l’un des deux ne peut être nié sans que l’autre disparaisse en même temps. Que serait le progrès sans une loi absolue et immuable ? Que serait la fatalité, si elle ne se déroulait au dehors ? Supposons, par impossible, que l’activité en Dieu cesse tout à coup : la création rentre dans l’existence chaotique ; elle revient à l’état de matière sans formes, d’esprit sans idées, de fatalité inintelligible. Dieu cesse d’agir, Dieu n’est plus.

Mais Dieu et l’homme, malgré la nécessité qui les enchaîne, sont irréductibles ; ce que les moralistes ont appelé, par une pieuse calomnie, la guerre de l’homme avec lui-même, et qui n’est au fond que la guerre de l’homme contre Dieu, la guerre de la réflexion contre l’instinct, la guerre de la raison qui prépare, choisit et temporise, contre la passion impétueuse et fatale, en est la preuve irrécusable. L’existence de Dieu et de l’homme est prouvée par leur antagonisme éteinel : voilà ce qui explique la contradiction des cultes, qui tantôt supplient Dieu d’épargner l’homme, de ne le point livrer à la tentation, comme Phèdre conjurant Vénus d’arracher de son cœur l’amour d’Hippolyte ; tantôt demandent à Dieu la sagesse et l’intelligence, comme le fils de David en montant sur le trône, comme nous faisons encore dans nos messes du Saint-Esprit. Voilà ce qui explique, enfin, la plupart des guerres civiles et de religion, la persécution faite aux idées, le fanatisme des coutumes, la haine de la science, l’horreur du progrès, causes premières de tous les maux qui affligent notre espèce.

L’homme, en tant qu’homme, ne peut jamais se trouver en contradiction avec lui-même ; il ne sent de trouble et de déchirement que par la résistence de Dieu qui est en lui. En l’homme se réunissent toutes les spontanéités de la nature, toutes les instigations de l’Être fatal, tous les dieux et les démons de l’univers. Pour soumettre ces puissances, pour discipliner cette anarchie, l’homme n’a que sa raison, sa pensée progressive : et voilà ce qui constitue le drame sublime dont les péripéties forment, par leur ensemble, la raison dernière de toutes les existences. La destinée de la nature et de l’homme est la métamorphose de Dieu : mais Dieu est inépuisable, et notre lutte éternelle.

Ne soyons donc pas surpris si tout ce qui fait profession de mysticité et de religion, tout ce qui relève ou se réclame de Dieu, tout ce qui s’efforce de rétrograder vers l’ignorance primitive, tout ce qui préconise la satisfaction de la chair et le culte des passions, se montre partisan de la propriété, ennemi de l’égalité et de la justice. Nous sommes à la veille d’une bataille où tous les ennemis de l’homme seront conjurés contre lui, les sens, le cœur, l’imagination, l’orgueil, la paresse, le doute : Astiterunt reges terræ adversus Christum ! … La cause de la propriété est la cause des dynasties et des sacerdoces, de la démagogie et du sophisme, des improductifs et des parasites. Nulle hypocrisie, nulle séduction ne sera épargnée pour la défendre. Pour entraîner le peuple, on commencera par s’apitoyer sur sa misère ; on excitera en lui l’amour et la tendresse, tout ce qui peut relâcher le courage et fléchir la volonté ; on élèvera au-dessus de la réflexion philosophique et de la science son heureux instinct. Puis on lui prêchera les gloires nationales ; on échauffera son patriotisme ; on lui parlera de ses grands hommes, et peu à peu, au culte de la Raison toujours proscrite, on substituera le culte des exploiteurs, l’idolâtrie des aristocrates.

Car le peuple, comme la nature, aime à réaliser ses idées : aux questions théoriques, il préfère les questions de personnes. S’il se révolte contre Ferdinand, c’est pour obéir à Mazaniello. Il lui faut un Lafayette, un Mirabeau, un Napoléon, un demi-dieu. Il n’acceptera pas son salut des mains d’un commis, à moins qu’il ne l’habille en général. Aussi voyez comme le culte des idoles prospère ! Voyez les fanatiques de Fourier et du bon Icar, grands hommes qui veulent organiser la société, et n’ont jamais pu établir une cuisine ; voyez les démocrates, faisant consister la grandeur et la vertu dans un succès de tribune, toujours prêts à courir sur le Rhin, comme les Athéniens à Chéronée, à la voix de quelque Démosthène qui la veille aura reçu l’or de Philippe, et jettera son bouclier dans la bataille.

Des idées, des principes, de l’intelligence des faits accomplis, personne ne s’occupe : il semble que nous ayons déjà de la sagesse antique. La démocratie en est à Rousseau ; les dynastiques et les légitimistes rêvent de Louis XIV ; les bourgeois remontent jusqu’à Louis le Gros ; les prêtres ne s’arrêtent qu’à Grégoire VII, et les socialistes à Jésus : c’est à qui reculera le plus loin. Dans cet affaissement universel, l’étude n’est plus, comme le travail parcellaire, qu’une manière de s’abrutir ; la critique se réduit à d’insipides pantalonades ; toute philosophie expire.

N’est-ce point là ce que nous avons vu, il y a quelques mois, quand, pour n’en citer que ce seul exemple, un savant, ami du peuple, faisant profession d’enseigner l’histoire et le progrès, à travers un déluge de phrases élégiaques et dithyrambiques, n’a su exprimer sur la question sociale que ce pitoyable jugement :

« Quant au communisme, un mot suffit. Le dernier pays où la propriété sera abolie, c’est justement la France. Si, comme disait quelqu’un de cette école, La propriété c’est le vol, il y a ici vingt-cinq millions de propriétaires qui ne se dessaisiront pas demain. »

L’auteur de ce persiflage est M. Michelet, professeur au collège de France, membre de l’Académie des sciences morales et politiques ; et le Quelqu’un auquel il fait allusion, c’est moi. M. Michelet pouvait me nommer sans que je rougisse : la définition de la propriété est mienne, et toute mon ambition est de prouver que j’en ai compris le sens et l’étendue. La propriété c’est le vol ! il ne se dit pas, en mille ans, deux mots comme celui-là. Je n’ai d’autre bien sur la terre que cette définition de la propriété : mais je la tiens plus précieuse que les millions des Rothschild, et j’ose dire qu’elle sera l’événement le plus considérable du gouvernement de Louis-Philippe.

Mais qui donc a dit à M. Michelet que la négation de la propriété impliquât nécessairement le communisme ? Comment sait-il que la France est le dernier pays du monde où la propriété sera abolie ? Pourquoi, au lieu de vingt-cinq millions de propriétaires, n’a-t-il pas dit trente-quatre ? a-t-il vu que nous accusions les personnes, comme nous accusons les institutions ? Et lorsqu’il ajoute que les vingt-cinq millions de propriétaires qui possèdent la France ne se dessaisiront pas demain, qui lui donne le droit de supposer qu’on ait besoin pour cela de leur consentement ? En cinq lignes M. Michelet a eu le talent d’être cinq fois absurde : il tenait sans doute à réaliser la prédiction que j’ai faite autrefois contre quiconque essaierait à l’avenir de défendre la propriété. Mais que répondre à un homme qui, après quarante ans d’études sur l’histoire, en est venu, pour toute science, à prêcher au dix-neuvième siècle l’affranchissement par l’Instinct ?… Qu’un autre discute avec M. Michelet : quant à moi, je le renvoie à la chronologie.

  1. La dialectique est proprement la marche de l’esprit d’une idée à l’autre, à travers une idée supérieure, une série.
  2. Création de l’ordre dans l’humanité, 1 vol. in-12. Paris, Prévôt, rue Bourbon-Villeneuve, 65 ; Guillauniin, rue Richelieu, 14.
  3. Principes métaphysiques du droit, Iraduction de Tissot.
  4. Voir Troplong, Contrat de louage, tome Ier, où il soutient, seul contre tous les jurisconsultes sus devanciers et contemporains, et avec raison, selon nous, que dans le louage le preneur acquiert un droit dans la chose, et que le bail donne lieu à une action réelle et personnelle en même temps.
  5. Qain, pieux, lance, javelot ; qaneh, lat. canah, canne, roseau, matière du javelot ; qanah, entourer de pieux, acquérir ; qiné, être jaloux, comme le propriétaire qui se clot. — Bal, adv. de négation ; bélimah, rien du tout, néant ; bula, s’user, vieillir, venir à rien ; habal, s'évanouir ; habel, homme de rien, de néant.